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Wednesday, April 30, 2008

Dynamisme diplomatique turc

Depuis longtemps, la Turquie a toujours été le pays le mieux placé pour jouer les intermédiaires dans les crises qui secouent la région, et en particulier la crise inextricable qui oppose Arabes et Israéliens. Bien qu'elle soit elle-même pleinement impliquée dans la crise engendrée par la non résolution de la question kurde, et bien que ses rapports avec les Kurdes irakiens soient très tendus, la Turquie s'est montrée ces derniers temps particulièrement active sur le plan diplomatique en intensifiant ses contacts entre les ennemis de la région pour les convaincre de s'asseoir à la même table et discuter de leurs problèmes.
Au cours de sa récente visite à Damas, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a affirmé que les efforts que déploie la Turquie dans sa médiation entre la Syrie et Israel font partie d'un effort global déployé par Ankara pour jouer le rôle de faiseur de paix régional:«Je crois que notre diplomatie de paix fera, si Dieu le veut, des contributions positives (à la paix) en Irak, entre la Syrie et Israe et entre les Palestiniens et Israel», a-t-il affirmé à la presse avant de quitter Damas.
La Turquie peut-elle jouer le rôle de «faiseur de paix» en Irak ? Sa réputation parmi les Kurdes irakiens n'est pas particulièrement brillante. Récemment, lors de l'offensive d'Ankara contre les rebelles du PKK au nord de l'Irak, elle s'est détériorée si gravement que responsables turcs et kurdes irakiens en étaient venus à proférer menaces et contre-menaces avant que la tension ne retombe après que Massoud Barzani s'est résolu à faire profil bas face à une puissance régionale contre laquelle il ne peut grand- chose.
La réputation de la Turquie est tout autre parmi les Arabes irakiens, surtout les sunnites, qui regardent leur grand voisin du nord plutôt avec sympathie. Les rancoeurs engendrées par les vicissitudes de l'Histoire semblent dissipées avec le temps, et les Arabes irakiens gardent en mémoire la position honorable d'Ankara qui avait refusé net en mars 2003 de permettre à l'armée américaine d'utiliser son territoire, ce qui avait frustré énormément l'armée américaine obligée alors de changer à la dernière minute son plan d'attaque qui consistait à prendre en tenailles les forces armées irakiennes dans le cadre d'une invasion simultanée par le Nord (Turquie) et par le Sud (Koweït).
L'influence de la Turquie en Irak, comparée à celle de l'Iran, est minime, compte tenu de la taille minuscule de la communauté turkmène par rapport à la majorité chiite. Cela dit, le fait qu'Ankara entretienne de bonnes relations avec tous les acteurs majeurs de la crise irakienne lui permet effectivement de jouer un rôle apaisant en Irak et contribuer à la stabilité dès l'épuisement des forces qui alimentent la violence.
En attendant de jouer un rôle en Irak, la diplomatie turque s'efforce de régler l'une des crises majeures de la région: la tension permanente entre Israël et la Syrie. Il est vrai que les deux pays ne se sont pas affrontés directement depuis 1973, mais ils étaient à plusieurs reprises au bord de la guerre, la dernière fois étant lors du bombardement par Israel d'un site indéterminé en Syrie en septembre dernier.
Depuis l'occupation du Golan en 1967, la Syrie n'a jamais eu pour politique de récupérer son territoire par la force. Plusieurs tentatives diplomatiques de récupérer le Golan par la négociation n'ont pas abouti. La plus sérieuse étant celle menée en 1995, quelques mois avant l'assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin, mais elle fut enterrée avec lui.
Une autre tentative eut lieu quand Benyamin Netanyahu, alors Premier ministre, envoya un émissaire (un homme d'affaires américain) chez l'ancien Président Hafez Al Assad pour négocier un éventuel accord de paix en échange du Golan. Pour des raisons de politique politicienne, le même Netanyahu, chef du Likud, s'en prend aujourd'hui avec virulence à la médiation turque, jurant qu'il n'y aura pas de retrait du Golan car, soutient-il le plus sérieusement du monde, «si nous quittons les hauteurs du Golan, c'est l'Iran qui nous remplacera»
Cette trouvaille de l'«épouvantailiranien» n'est pas le produit du génie de Netanyahu, mais c'est le cheval de bataille des colons juifs du Golan qui l'utilisent, chaque fois qu'il est question de négociation, pour effaroucher l'opinion publique israélienne et l'amener à les soutenir dans leur refus de quitter le plateau syrien. Et il semble que ça marche puisque d'après des sondages menés en Israel, «la majorité des Israéliens refusent le retrait du Golan par peur que l'Iran n'y installe ses forces».
Un autre obstacle se dresse sur le chemin de la médiation turque: la faiblesse politique du Premier ministre israélien, Ehud Olmert. Celui-ci, outre son absence totale de charisme, traîne une réputation d'incompétence suite à sa décision désastreuse d'entrer en guerre contre le Liban en 2006. La plupart des observateurs estiment qu'il n'a pas les moyens d'imposer un accord de retrait du Golan syrien, ce qui réduit les chances d'aboutissement de la médiation turque.
Mais ces difficultés n'ont pas l'air de décourager le dynamisme diplomatique dont fait preuve Ankara. Il est légitime qu'un pays de l'importance de la Turquie dans la région veuille traduire ses progrès économiques et politiques remarquables en influence diplomatique.
En proposant sa médiation, la Turquie est sans doute consciente des rancoeurs et des méfiances qui continuent d'alimenter la tension et de faire planer le spectre de la guerre. Elle sait également que le retrait israélien du Golan est un processus ardu et qui nécessite beaucoup d'efforts. Le but immédiat de la diplomatie turque est de faire asseoir à la même table Israéliens et Syriens. S'ils y arrivent, ce sera déjà un bon succès.

Thursday, April 24, 2008

Kissinger et les "trois révolutions"

Il semble que l’ancien secrétaire d’Etat, Henry Kissinger, a encore des choses à dire et il n’hésite pas à les dire. Sa firme de consultation, « Kissinger & Associates », ne chôme pas, et quiconque s’avise à rencontrer le patron Kissinger pour un entretien d’une heure par exemple, il se voit remettre une facture de quelques milliers de dollars.
Mais il arrive que la chance nous sourit et que la « Kissinger & Associates » nous gratifie de l’un de ses produits intellectuels que l’on consomme gratuitement ou juste pour le prix d’un journal. C’est le cas d’un article publié récemment par le New York Times et signé par Henry Kissinger lui-même. L’ancien secrétaire d’Etat de Richard Nixon se propose de lancer le débat sur « la politique de sécurité nationale » américaine en titrant son article « The debate we need to have » (Le débat que nous devons avoir).
La question qu’il pose au départ est, néanmoins, intéressante. Elle a trait au défi lancé au monde en général et à l’Amérique en particulier et relatif à l’émergence d’un nouvel ordre international qui est en train d’être enfanté par « les trois révolutions simultanées qui se déroulent actuellement sur la planète et qui sont a) la transformation du système étatique traditionnel en Europe ; b) le défi que pose le radicalisme islamique aux notions historiques de souveraineté ; et c) le déplacement du centre de gravité des affaires internationales de l’Atlantique vers le Pacifique et l’océan indien ».
L’analyse kissingerienne des première et troisième « révolutions » n’apporte rien de nouveau. Tout le monde sait que les Etats européens, fatigués des guerres dévastatrices qui les ont saignés à blanc, ont décidé de renoncer à une partie de leur souveraineté au profit d’une Union qui s’est révélée extrêmement bienfaisante sur les plans économique (une prospérité durable pour les citoyens) et politique (une paix qui dure depuis plus de soixante ans). Cet état de choses, regrette Kissinger, a fait que « la capacité de la plupart des Etats européens à demander des sacrifices à leurs citoyens a grandement diminué ». Et il avance l’exemple de l’Afghanistan comme preuve de cette incapacité des Etats européens à imposer des sacrifices à leurs citoyens et à les forcer à aller combattre les talibans. Evidemment la question de savoir pourquoi les citoyens européens devraient-ils aller sacrifier leur vie pour un problème créé par les Américains n’effleure même pas l’esprit de M. Kissinger.
La troisième révolution inquiète aussi Kissinger dans la mesure où il ne voit pas de gaîté de cœur le déplacement du centre de gravité des affaires du monde de l’Atlantique vers le Pacifique et l’Océan indien. Mais au moins a-t-il la consolation qu’une telle révolution est en train de se dérouler pacifiquement. Il a raison de souligner qu’une telle transformation majeure dans les structures du pouvoir mondial menait dans le passé nécessairement à la guerre, comme ce fut le cas avec la montée en puissance de l’Allemagne à la fin du XIX eme siècle. Il a peut-être raison aussi de souligner que le XXI eme siècle sera défini dans une large mesure par « les relations qu’entretiendront entre eux les grands pouvoirs asiatiques, la Chine, l’Inde, le Japon et probablement l’Indonésie » d’une part, et, d’autre part, par « les attitudes que l’Amérique et la Chine adopteront l’une vis-à-vis de l’autre ».
Mais là où l’analyse de M. Kissinger déraille est quand il aborde ce qu’il appelle « le défi que pose le radicalisme islamique aux notions historiques de souveraineté ». Pour lui, « aujourd’hui c’est l’islam radical qui menace la structure étatique à travers une interprétation fondamentaliste du Coran comme base d’une organisation politique universelle. L’islam radical rejette toute notion de souveraineté nationale basée sur le modèle de l’Etat laïque et prétend représenter toutes les populations se réclamant de la foi musulmane. »
Henry Kissinger gonfle démesurément la menace que représente l’islam radical pour les Etats souverains. Il élude délibérément l’idée centrale que, en dehors du fait qu’il a été essentiellement nourri par les politiques malavisées des Etats-Unis et de son allié « stratégique », Israël, l’islam radical a fait ses plus grands ravages en Afghanistan et en Irak. Or tout le monde sait qu’en Afghanistan c’est Washington qui a financé généreusement et armé imprudemment l’islam radical depuis 1980, et qu’en Irak, personne n’a entendu parler d’islam radical avant la destruction de l’Etat laïque irakien au printemps 2003 par l’armée américaine qui a ouvert la voie à une anarchie propice au développement de tous les extrémismes.
Aujourd’hui, Kissinger, après avoir contribué lui-même au développement de cet islamisme radical par son soutien absolu à la politique d’occupation israélienne du temps où il était secrétaire d’Etat, s’alarme, s’inquiète et donne des recettes pour la victoire. Il conseille implicitement les autorités américaines de ne pas se retirer d’Irak : « Ce combat est endémique. Nous ne pouvons pas l’esquiver. Nous pouvons nous retirer d’Irak, mais seulement pour nous retrouver en train de résister (au radicalisme islamiste) à partir d’autres positions probablement plus désavantageuses ».
Donc pour Kissinger, le retrait d’Irak est dangereux, mais il ne pose pas la question essentielle : que font les cent cinquante mille soldats américains en Irak depuis cinq ans à part tuer et se faire tuer ? Vieux routier de la politique américaine et internationale, l’ancien secrétaire d’Etat ne semble pas avoir appris grand-chose de sa longue carrière. Au crépuscule de sa vie, il se trouve dans la position de ce médecin spécialiste qui fait chèrement payer ses consultations à ses clients à qui il donne de faux diagnostics et des médicaments inappropriés. Le vrai diagnostic que Kissinger n’a pas fait est que l’Amérique s’est fait piéger elle-même en Irak pour l’amour du pétrole et pour les beaux yeux d’Israël. Et les vrais remèdes contre le radicalisme islamiste que Kissinger n’a pas proposés sont le traitement de la soif maladive de pétrole dont souffrent les Etats-Unis depuis des décennies et la révision de leur désastreuse alliance stratégique avec Israël qui, non seulement continue d’alimenter le radicalisme islamiste, mais met en danger leurs propres intérêts et bloque toute perspective de paix au Moyen-Orient.

Saturday, April 19, 2008

Crise alimentaire mondiale

Il y a juste quelques mois, on pensait que les plus grands dangers qui menacent la planète étaient le terrorisme et les politiques malavisées qui, tout en prétendant le combattre, le nourrissaient. Mais tout d’un coup, ces dangers ont commencé à faire pâle figure face au spectre de la famine à grande échelle que la flambée des prix des denrées alimentaires dans le monde rendent chaque jour un peu plus probable.
Des centaines de millions de personnes en Afrique, en Asie et en Amérique Latine qui, jusqu’à une date très récente, survivaient tant bien que mal, sont en train de basculer de l’autre côté de la barrière et risquent fort de devenir une charge pour les organisations humanitaires et les agences spécialisées de l’ONU qui sont déjà débordées et ne savent plus trop que faire.
Ce qu’on appelle désormais « les émeutes de la faim », remplissent déjà les écrans de télévision et l’ONU recense quelque 35 pays menacés de déchirement pour cause de hausse brutale des produits alimentaires de base. Si rien n’est fait pour renverser la tendance, ce ne sont pas seulement les pays pauvres qui seront déstabilisés, mais la planète entière. L’ancien président français Jacques Chirac a bien raison de mettre en garde dans une récente tribune publiée par le journal Le Monde que « sans mesures d’urgence et de fond, nous assisterons à des émeutes de plus en plus violentes, à des mouvements migratoires de plus en plus incontrôlables, à des conflits de plus en plus meurtriers, à une instabilité politique croissante ».
Pour prendre la mesure du problème qui prend des proportions de fléau, il suffit de suivre l’évolution, en termes de prix, de l’un des aliments de base les plus importants dans le monde : le riz. Des centaines de millions de personnes, notamment en Asie, tirent jusqu’à 70% de leurs calories quotidiennes de cet aliment. Or, rien que pendant les six dernières semaines (début mars à mi-avril), le prix du riz est passé de 460 dollars à 780 dollars la tonne. Les autres céréales suivent évidemment provoquant une hausse en cascade des prix de la farine, de la semoule, du pain, des pâtes, de l’huile végétale etc.
Les raisons de cette flambée des prix sont diverses et complexes. Le changement climatique souvent invoqué est une raison encore controversée, mais la fréquence des excès de sècheresse et d’inondations que l’on ne connaissait pas avant a sans aucun doute un effet négatif sur la production agricole mondiale. L’Australie, par exemple, l’un des réservoirs de riz dans le monde souffre d’une sècheresse dévastatrice depuis six ans consécutifs. Résultats : baisse de 98% de la production de riz et transformation des pâturages en terres brûlées et poussiéreuses au grand malheur des éleveurs de moutons et de bétail.
Une autre raison invoquée est l’amélioration substantielle du niveau de vie de centaines de millions de Chinois et d’Indiens, ce qui a engendré une forte augmentation de la consommation de la viande au niveau mondial. Or, pour produire 100 calories de viande, il faut 700 calories d’origine végétale, c’est dire la pression sur la production des céréales auxquels recourent les éleveurs pour engraisser les bovins, les ovins et les volailles pour faire face à la forte montée de la demande. Cette raison n’est pas en soi négative, car l’on ne peut que se réjouir de l’élévation du niveau de vie de centaines de millions d’Asiatiques du fait des performances stupéfiantes des économies chinoise et indienne.
En revanche, la raison liée à la forte augmentation des superficies réservées à la culture des biocarburants est, elle, tout à fait négative, désastreuse même. L’intellectuel suisse Jean Ziegler n’a pas hésité à la qualifier carrément de « crime contre l’humanité ». S’il est légitime que l’on cherche à s’affranchir de la dépendance d’un pétrole dont le prix est de plus en plus inabordable, s’il est souhaitable que l’on découvre des sources d’énergie renouvelable, cela ne devrait pas se faire aux dépens de la nourriture des plus pauvres. La place naturelle du maïs et des autres céréales est dans les ventres des êtres vivants et non dans les réservoirs des voitures et des avions.
En ces temps difficiles, la tentation du chacun pour soi est très forte. Chaque pays, et c’est légitime, tente de préserver ses réserves de riz et de blé pour se donner les moyens d’agir sur les prix. Cette tendance, en réduisant l’offre sur le marché mondial des céréales, nourrit si l’on peut dire la flambée des prix.
Que faire face à cette crise que tout le monde s’accorde à qualifier de « structurelle » ? Jusqu’à présent, les mesures prises par les grandes puissances et les organisations internationales sont celles que l’on prendrait face à une crise conjoncturelle qui disparaîtrait dès que la conjoncture change. En effet, face à l’ampleur de la crise alimentaire qui se dessine, augmenter de quelques centaines de millions de dollars l’aide aux affamés d’Afrique et d’Asie, reviendrait à vouloir soigner le cancer avec l’aspirine. Ce qu’il faudrait, c’est une révolution agricole dans les campagnes africaines là où le problème se pose avec ue grande intensité. Mettre fin aux cultures exportatrices, telle que le coton, imposées par le FMI et la Banque mondiale qui, soit dit en passant, se mordent maintenant les doigts d’avoir donné de si mauvais conseils, et commencer aussitôt à mettre tout en œuvre pour investir massivement dans les cultures vivrières. C’est dans ce sens que l’on pourrait transformer la hausse des prix des produits alimentaires en « une chance pour l’Afrique », comme l’a suggéré jacques Diouf, le directeur général de la FAO.
Les solutions existent et la terre peut nourrir ses habitants si l’on fait preuve de bonne volonté et si les politiques appropriées sont mises en œuvre. Une idée à méditer : dans le monde arabe, des milliards de dollars s’accumulent dans les caisses des pays pétroliers du fait de l’augmentation extraordinaire du prix du baril. Dans le même temps, des centaines de millions d’hectares de terres fertiles sont inexploités au Soudan. Une infime partie de l’argent du pétrole suffirait à verdir le Soudan dont les terres sont capables de nourrir tout le monde arabe et une partie de l’Afrique. En attendant, le Soudan, du fait des guerres incessantes et de l’absence d’investissements n’arrive même pas à nourrir sa propre population. Il continue à importer une bonne partie de sa nourriture et, en confortant la demande, contribue à la flambée des prix.

Tuesday, April 15, 2008

Le Tibet, la Palestine et les JO de Pékin

Les médias américains en particulier et occidentaux en général nous ont habitués à leur extraordinaire capacité à se saisir d'une question, à en faire un problème d'envergure internationale, jetant en pâture le régime ou le pays visé à l'opinion publique internationale. La vérité, la morale ou la loi internationale ne sont pas les premiers soucis de cette presse prompte à se déchaîner sur quiconque, homme politique, régime ou pays qu'elle considère "anti-occidentaux" ou "menaces pour l'Occident".
Les conséquences pourraient être désastreuses non seulement pour le pays visé mais aussi pour le pays que la presse occidentale entend servir. Le cas le plus significatif est l'Irak. Le régime de Saddam a fait l'objet en 2002-2003 d'une campagne basée sur une série de mensonges que la presse occidentale présentait comme autant de vérités irréfutables dans le but de justifier une agression contre un pays souverain, membre de la famille internationale. Même si, à l'instar du New York Times et du Washington Post, plusieurs médias occidentaux ont fait leur mea culpa pour le rôle qu'ils ont joué dans la manipulation à dessein de la vérité, ils n'en assument pas moins une responsabilité dans la destruction de l'Irak. Il faut noter ici que certains parmi ces médias continuent à tordre le cou à la réalité en présentant l'agression de l'armée américaine comme une action héroïque ayant "libéré" le peuple irakien de la dictature…
Le fait qu'aujourd'hui la guerre d'agression contre l'Irak soit considérée par tous comme une erreur mortelle non seulement pour le pays agressé mais aussi pour le pays agresseur, n'a pas incité la presse occidentale à tirer les leçons de ses erreurs passées et à changer de comportement en collant à la vérité et en respectant les principes de base de la morale consistant à appeler un chat un chat, c'est-à-dire à pointer le doigt vers l'injustice indépendamment de la nature du pays qui la commet et à défendre les droits des victimes indépendamment de leurs origines ethniques ou culturelles.
Le tohu-bohu déclenché depuis quelques semaines autour de la question du Tibet aurait sans doute quelque crédibilité si les médias occidentaux avaient eu la même réaction vis-à-vis de la question palestinienne par exemple. Il y a quelque chose d'indécent dans l'exploitation d'un grand événement sportif pour soulever à ce moment précis un problème qui, s'il est bien réel, n'a, en revanche, ni l'importance, ni l'urgence, ni l'intensité d'autres problèmes que ces médias ignorent superbement.
Les appels au boycottage des jeux olympiques de cet été en Chine ne sont pas une nouveauté. Chaque fois qu'un pays que ces médias n'aiment pas s'emploie à organiser des jeux, c'est le même cinéma qui est servi à l'opinion mondiale. Rappelons-nous les derniers jeux olympiques organisés par l'Union Soviétique, une décennie avant son effondrement. Nous avions eu droit à un tapage international extraordinaire mené tambour battant par les médias de l’Amérique de Jimmy Carter et relayé par les médias européens pour convaincre les pays participant aux jeux de Moscou de contraindre leurs athlètes à s’inscrire aux abonnés absents.
La question qui se pose aujourd’hui en toute objectivité et en toute honnêteté est la suivante : si les médias internationaux veulent réellement jouer le rôle et assumer la responsabilité qu’imposent la déontologie et les principes élémentaires de la morale, devraient-ils en ce moment précis faire campagne en faveur des Tibétains ou des Palestiniens ? Ceux-là vivent depuis de longues décennies en paix et n’ont pratiquement jamais fait la « Une » de l’actualité. Ceux-ci vivent depuis plus de quarante ans sous occupation, subissent quotidiennement les pires exactions et sont soumis à un blocus étouffant de la part de la puissance occupante.
Est-il plus urgent d’exiger le desserrement de l’étau qui enserre Gaza ou d’exiger la liberté pour les Tibétains ? Les Palestiniens de Gaza se meurent et appellent tous les jours au secours, mais l’on n’a jamais entendu le moindre appel de détresse en provenance du Tibet. Même le Dalai Lama, en exil en Inde, n’a jamais dit que son peuple est en danger ni demandé une telle mobilisation médiatique qui a mis subitement la province chinoise sous les feux de la rampe sans raison. Ou plutôt si, il y a une raison : perturber l’organisation des jeux olympiques de Pékin cet été, comme l’avaient été les jeux de Moscou de l’été 1980.
Mais s’il y’avait une raison de perturber les jeux de Moscou (l’URSS avait envahi l’Afghanistan en décembre 1979), si personne n’avait trouvé à redire qu’une cinquantaine de pays, dont les Etats-Unis, boycottassent alors ces jeux, aucune raison sérieuse ne peut être avancée aujourd’hui pour justifier cette campagne douteuse contre les jeux de Pékin.
Il aurait été plus judicieux, plus moral et plus bénéfique pour la paix du monde que les médias occidentaux se mobilisent pour faire cesser le calvaire des Palestiniens plutôt que de faire flèche de tout bois en vue de créer un problème au Tibet et sortir les Tibétains de la discrétion tranquille qui caractérise leur vie depuis des décennies.
La plaie qui mine la sécurité du monde n’est pas au Tibet mais en Palestine, et la puissance qui devra être mise à l’index n’est pas la Chine mais Israël. Celui-ci passe son temps à guerroyer pour garder des territoires qu’il occupe par la force depuis quarante ans au mépris de la loi internationale. Celle-là passe son temps à travailler dur chez elle et à aider des dizaines de millions d’Africains et d’Asiatiques à mieux vivre en investissant des milliards de dollars dans la construction de chemins de fer, de routes, d’hôpitaux etc…
Juste un mot sur le Tibet. La Chine n’étouffe pas ce territoire et ne lui a jamais imposé de blocus. Bien au contraire, il y a un an ou deux, elle a désenclavé cette province perchée là haut sur les plateaux himalayens en la rattachant aux autres provinces chinoises par un millier de kilomètres de voix ferrées dont certains tronçons atteignent 5000 mètres d’altitude. Un véritable exploit technique qui, à l’époque, n’avait pas pris plus de place qu’un simple fait divers dans les médias occidentaux…


Wednesday, April 09, 2008

La violence au nom de Dieu entre hier et aujourd'hui

Voici le texte de la conférence donnée par Hmida Ben Romdhane à Beit El Hikma le 9 avril dans le cadre du séminaire sur "La Violence" organisé du 9 au 11 avril 2008.



« Frère, si tu diffères de moi, tu m’enrichis », avait écrit Antoine de Saint-Exupéry. Si la sagesse et le bon sens contenus dans ces huit mots étaient suivis par les hommes, notre histoire et notre présent auraient eu un tout autre aspect. Mais ce n’est pas le cas. La différence, au lieu d’enrichir les hommes, elle les a divisés et dressés les uns contre les autres. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire et jusqu’à ce jour, le constat le plus frappant qui s’impose est que la caractéristique principale qui marque les rapports humains est la violence.

En termes d’intensité de la violence, de l’ampleur des dégâts humains et matériels, de l’étendue géographique des conflits et de la variété de leurs causes, le XXeme tient sans doute tous les records. En une seule journée, le 22 août 1914, pas moins de 27 000 soldats français étaient morts et pour la seule journée du 1er juillet 1916, 20 000 soldats britanniques étaient tombés sur le champ de bataille dans une orgie de violence aggravée par le perfectionnement technique de l’armement et par l’entrée, pour la première fois dans l’histoire, des avions dans les combats. La guerre de 1939-1945 a déchaîné la violence à une échelle planétaire. Engendrant plus de 60 millions de victimes, le second conflit mondial s’est terminée par une forme de violence inédite et terrifiante : deux bombes nucléaires ont été lancées le 6 août 1945 sur Hiroshima et le 9 août 1945 sur Nagasaki, provoquant l’agonie et la mort de centaines de milliers de Japonais dans des conditions atroces.

Entamé dans la violence avec le conflit de 14-18, le XXeme siècle s’est terminé dans la violence avec les guerres impitoyables qui ont suivi l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. La réputation violente du XXeme siècle ne s’est pas démentie en Afrique où les guerres fratricides ont connu leur apogée avec le génocide rwandais qui a fait près d’un million de victimes, tuées pour la plupart à la machette, au milieu des années 1990.

Mais la violence la plus impitoyable, la plus soutenue et la plus aveugle reste celle déclenchée au nom de Dieu. La violence religieuse est sans doute antérieure aux trois religions monothéistes. Le sacrifice humain était une forme brutale et terrifiante de la violence religieuse, même si René Girard le considérait comme « un progrès » par lequel l’humanité avait tenté de canaliser cette violence en la transformant « d’une violence de tous contre tous en une violence de tous contre un », balisant ainsi la voie à l’émergence des conditions nécessaires à la vie sociale.

Les guerres de religion qui ont marqué l’histoire chrétienne et la violence de grande ampleur qui les a accompagnées marquent une régression par rapport au sacrifice humain. En inaugurant une ère de violence de tous contre tous, des catholiques contre les protestants, les guerres de religion ont incontestablement représenté une grande régression par rapport au sacrifice humain par lequel les sociétés antérieures aux religions monothéistes absorbaient l’excès d’agressivité du groupe. Le bouc émissaire était une institution indispensable. Il remplissait une fonction de régulation de la vie du groupe en faisant office d’exutoire.

Dans les guerres de religion, c’est la violence de tous contre tous. Deux groupes avec des conceptions irréconciliables du même Dieu se livrent à une lutte à mort marquée par l’éclipse de la raison et le règne de la passion aveugle.

Cette violence n’est pas le monopole d’une religion particulière, mais elle a marqué à un moment ou un autre toute religion qui se réclame d’un Dieu créateur. L’intensité de la violence et les formes multiples qu’elle revêt sont pratiquement les mêmes qu’il s’agisse d’une guerre inter-religieuse, comme dans le cas des Croisades, ou d’une guerre au sein d’une même religion, comme celles qui ont opposé durant des siècles les Chrétiens entre eux ou les Musulmans entre eux.

La violence religieuse se déclenche donc quand deux interprétations différentes du texte sacré entrent en collision. Les guerres de religion qui ont ravagé l’Europe aux XVIeme et XVIIeme siècles ont pour cause deux conceptions différentes du christianisme : la catholique et la protestante.

L’absence de l’idée même de dialogue entre les tenants des différents courants religieux s’explique par le fait que chaque courant se considère comme le dépositaire de la vérité sacrée dont la discussion est un sacrilège, un crime à l’encontre de Dieu. Le courant religieux dominant évolue en dogme et entreprend de combattre les autres en tant que courants hérétiques, « ennemis de Dieu », et donc à éliminer de la scène par tous les moyens.

La violence religieuse infligée aux « ennemis de Dieu » prend souvent le caractère d’une cruauté extraordinaire. L’inquisiteur, le croisé et le Djihadiste islamiste qui s’autoproclament serviteurs de Dieu se lancent dans une guerre totale contre ceux qu’ils considèrent comme ennemis de leur foi. Tout sens de la mesure et tout sentiment de pitié ou de modération sont absents de la guerre religieuse. Ses acteurs deviennent des illuminés dont l’intensité de la foi est proportionnelle à l’intensité de la cruauté avec laquelle ils traitent leurs ennemis. En d’autres termes, plus l’inquisiteur, le croisé ou le Djihadiste islamiste se montrent impitoyables avec ceux qu’ils considèrent hérétiques, ennemis de Dieu ou infidèles, mieux, pensent-ils, ils servent leur Dieu.

Pour prendre l’exemple de l’inquisition, la passion religieuse bouillonnante qui caractérise l’inquisiteur fait que celui-ci redouble d’imagination pour infliger à l’hérétique la souffrance la plus intense possible. André Lorulot a consacré un chapitre de son livre : « Barbarie Allemande et Barbarie Universelle » à la violence exercée par l’inquisition en Europe. Il rapporte quelques unes des formes de violences inquisitoriales les plus terrifiantes. Lorulot écrit notament : «Ainsi la victime avait la plante des pieds exposée sur un bûcher ardent ; ou bien on introduisait à l'aide d'un entonnoir dans la bouche de 6 à 12 litres d'eau ; on la montait au plafond à l'aide d'une poulie et on la laissait retomber brusquement pour lui disloquer les membres ; on lui versait du plomb fondu dans la bouche ; on lui donnait des lavement d'huile bouillante ; on lui arrachait les yeux de leurs orbites et on versait du sel à leur place ; on arrachait les seins avec des tenailles rougies au feu ; on gonflait le condamné à l'aide d'un soufflet jusqu'à la faire crever ; on lui arrachait la langue, le nez, les oreilles, les ongles ; on l'épilait lentement ; on lui coupait les membres un à un, ou on le dépeçait tout vivant ; on le couchait sur une planche garnie de clous ; on l'empalait ; on l'écartelait ; on le privait d'air, de sommeil, de nourriture, d'eau ; on le flagellait ; on le rouait ; on lui faisait éclater les os des pouces, des bras, des jambes, en les serrant dans divers instruments à l'aide de vis ; on lui mettait sur la tête des cercles de fer rougis au feu ; on lui versait de la poudre à canon dans la bouche et on l'enflammait...»

Les guerres de religion, si elles ne comportaient pas de violence aussi recherchée et aussi terrifiante, n’en avaient pas moins été génératrices de violence à grande échelle dont étaient victimes au nom de Dieu des millions de personnes. Rien qu’en France, il y avait eu pas moins de neuf guerres de religion qui avaient endeuillé le pays, le rendant ingouvernable pendant des décennies.

Pendant près de deux siècles, de 1095, date de la première croisade, à 1274, date de la neuvième et dernière croisade, les guerres au nom de Dieu avaient déchaîné un torrent de violence horrible entre Chrétiens et Musulmans dont les conséquences, neuf siècles et demi après, n’ont toujours pas disparu. Dans son livre « Les Croisades selon les Arabe », Amin Maalouf rapportait des scènes de cannibalisme. A court de nourriture, les Croisés avaient mangé leurs victimes musulmanes dans la ville syrienne de Ma’arra.

Evidemment, la violence au nom de Dieu n’est pas le monopole de la religion chrétienne. La religion musulmane a une histoire tout aussi sanglante et les violences infligées par les Musulmans à leurs coreligionnaires n’ont rien à envier, en termes de cruauté, aux violences que s’infligeaient les Chrétiens entre eux. Sur les quatre successeurs du prophète Mohammed, trois étaient morts violemment. Même les descendants directs du prophète n’ont pas échappé à la violence religieuse. Son petit fils Hussein était sauvagement assassiné, sa tête coupée et son corps mutilé. Son assassin Yazid Ibn Mouawya était sans doute convaincu qu’il servait Dieu et les intérêts de l’Islam en commettant son forfait. C’est sans doute aussi au nom de Dieu qu’Al Hajjaj Ibn Youssef avait massacré un bon nombre des habitants de la Mecque, décapité le plus célèbre d’entre eux, Abdullah Ibn Zoubeir, et offert sa tête en « cadeau » au Calife omeyyade Abdelmalek Ibn Marwane.

Ce sont là quelques exemples parmi les morts les plus violentes et les plus célèbres de l’histoire tumultueuse de l’Islam. Même si l’islam n’a pas connu des guerres de religion aussi ravageuses et aussi violentes que celles qui ont marqué l’histoire de la chrétienté, les Musulmans n’en ont pas moins souffert des « fiten » (pluriel de fitna), ces conflit religieux que se sont livrés hier et que continuent de se livrer aujourd’hui les deux principaux courants qui forment l’Islam : le sunnisme et le chiisme. Un nombre incalculable de musulmans sunnites et chiites sont morts dans des guerres absurdes menée au nom du même Dieu, celui des Sunnites et des Chiites.

L’extraordinaire violence générée durant un siècle et demi par les guerres de religion avait désorienté de nombreux penseurs et philosophes européens qui s’étaient penché sur la question pour tenter de trouver une issue à ce fléau qui rendait la vie des Européens infernale. Le plus célèbre d’entre eux à l’époque était l’Anglais Thomas Hobbes dont l’œuvre maîtresse, « Le Léviathan », écrite en 1651, est toujours enseignée dans les universités en tant qu’œuvre politique majeure.

La préoccupation majeure de Hobbes était de savoir comment apaiser les passions dogmatiques et sortir l’Europe du labyrinthe infernal des guerres de religion. A l’époque, le rôle des théologiens était d'enseigner les commandements de Dieu et de mettre tout en œuvre pour que ceux-ci fussent traduits en règles morales, sociales et politiques.

Hobbes tourna le dos à la substance des commandements de Dieu et concentra son attention sur la double question pourquoi et comment les êtres humains étaient-ils arrivés à croire que c’est Dieu qui avait révélé ces commandements ? En posant cette double question et en tentant d’y répondre, Hobbes jeta les bases d’une révolution dans la pensée européenne. Le défi majeur pour lui était de détourner l’attention et les préoccupations des gens de Dieu et ses commandements vers l’homme et ses croyances. C’est seulement à cette condition, pensait-il, que l’on arrivera à comprendre pourquoi les convictions religieuses menaient souvent aux conflits politiques, et c’est seulement alors que l’on pourra mettre un terme à la violence.

Pour Hobbes, l’homme est si faible et son esprit est si dominé par la passion que quand il parle de Dieu et de ses commandements, il ne peut le faire qu’à partir de sa propre expérience. Et qu’est ce qui caractérise le plus cette expérience ? Pour Hobbes, c’est incontestablement la peur. Pour le penseur anglais les choses sont assez simples. Quand il a pris conscience de son existence, l’homme a pris en même temps conscience de sa condition précaire sur une planète aussi étrange que dangereuse. Certes cette planète fonctionne avec une régularité de métronome et lui offre les conditions de vie biologique. Mais elle ne lui offre ni sécurité ni capacité de percer les mystères qui l’entourent.

Ne sachant ni d’où il vient ni où il va, l’homme, selon les propres termes de Hobbes, vit « à longueur de journée le cœur rongé par la peur de la mort, la pauvreté et autres calamités. Il ne se repose de cette angoisse que pendant le sommeil. » Vivant constamment dans la peur et l’angoisse, l’homme n’avait d’autre choix que de se confectionner des idoles, de leur attribuer des pouvoirs divins et de croire que ces pouvoirs peuvent le protéger. Dans son désarroi, l’homme s’est choisi des divinités aussi variées que déroutantes. C’est ainsi qu’il a attribué des pouvoirs divins, nous dit Hobbes, à « des hommes, des femmes, un oiseau, un crocodile, un veau, un chien, un serpent, un oignon, un poireau. »

A un certain moment de leur évolution, les hommes ont commencé à croire en un Dieu tout puissant. Pour Hobbes, cette croyance générait une peur et une angoisse : Qu’adviendrait-il si ce Dieu se mettait en colère ? Que feraient-ils pour échapper à l’ire divine. Cette peur et cette angoisse étaient, selon Hobbes, un fonds de commerce pour les prophètes et les prêtres qui s’étaient imposés comme les interprètes de la volonté divine auprès des hommes, leur expliquant ce que Dieu leur commande de faire et de ne pas faire et leur enjoignant de suivre à la lettre ces commandements s’ils ne veulent pas risquer sa colère.

Hobbes n’était pas un croyant, mais il savait que l’homme avait besoin de foi et de croyance en Dieu. Pour lui, il était donc hors de question de se livrer à un travail de réfutation de la foi et de la croyance pour rendre possible son projet d’une nouvelle pensée politique qui prendrait l’homme et non Dieu comme centre de sa préoccupation. En revanche, ce qui était possible de faire, c’est de tenter de jeter le discrédit et la suspicion sur ceux qui font de la politique au nom de Dieu. Ce qui était possible de faire, c’est de baliser la voie à une nouvelle pensée politique qui s’occuperait des affaires des hommes en tant que croyants et qui, en même temps les empêcherait de s’entretuer.

Le grand mérite de Hobbes est d’avoir jeté les bases d’un changement majeur : la théologie politique centré sur Dieu allait progressivement être remplacée par la philosophie politique centré sur l’homme. Son grand mérite est d’avoir ouvert la voie à la « Grande Séparation ». Séparation entre la politique et la religion, entre l’église et l’Etat.

Hobbes n’était ni un libéral ni un partisan de la démocratie participative. Son but ultime était de voir la paix civile assurée entre les hommes qu’il qualifiait, soit dit en passant, de « loups les uns pour les autres ». Et cette paix, toujours selon lui, ne pourrait être assurée que si le pouvoir politique, libéré de l’influence de la religion, était détenu par un gouvernant fort en mesure de forcer les hommes de se libérer de leurs peurs mutuelles et de leurs pulsions agressives.

Plus tard, le concitoyen de Hobbes, John Locke, et les penseurs français, principalement Voltaire, Montesquieu et Rousseau, tout en soutenant le principe de la « Grande Séparation », introduiront le concept de l’assujettissement du pouvoir à la loi, ouvrant la voie à la revendication démocratique.
Les changements désirés par Hobbes et par les philosophes des Lumières s’avèreront lents et ardus. Ils prendront non pas des années ou des décennies pour se concrétiser, mais des siècles. L’on peut dire que le pouvoir politique, dans sa forme purement laïque, tel que préconisé par Hobbes, et démocratique, tel que préconisé par les philosophes des Lumières, ne s’est concrétisé en Europe et en Amérique du nord qu’au cours du XXeme siècle.

Les terribles violences qu’a connues le XXeme siècle (première guerre mondiale, révolution russe, guerre civile espagnole, deuxième guerre mondiale, révolution chinoise, guerre de Corée, guerres d’Indochine, guerre d’Algérie, guerres israélo-arabe, guerres civiles et génocides en Afrique etc…) étaient engendrées par des conflits déclenchés pour des motifs nationalistes, identitaires, idéologiques ou tribaux.

L’année 1979 sera retenue par l’histoire comme étant l’année qui a vu le réveil brusque de la violence au nom de Dieu après un long sommeil. En février de cette année, un grand soulèvement secoua l’Iran. Initiée par l’Imam Khomeiny, la révolution islamique iranienne était déclenchée au nom de Dieu contre le régime du Chah, considéré comme impie par les mollahs iraniens. C’était le plus grand déferlement de violence au nom de Dieu auquel on assistait au XXeme siècle.

En décembre de la même année, les troupes soviétiques envahirent l’Afghanistan. Peu de temps après, une résistance se réclamant de l’Islam s’organisa contre l’occupant athée. Après la défaite des l’Union soviétique, la résistance, toujours au nom de Dieu, s’entredéchira dans une orgie de violence qui se poursuit jusqu’à ce jour.

En 1991, l’Algérie sombra à son tour dans un cycle infernal de violence déclenchée au nom de Dieu contre le régime politique algérien. Le groupe islamique armé (GIA), ne pouvant affronter l’armée algérienne, se déchaîna contre la population civile dont des centaines de milliers tombèrent victimes des tueurs islamistes, y compris les femmes, les vieillards et les enfants égorgés impitoyablement. Les idéologues du GIA iront même jusqu’à décréter une fatwa rendant licite l’égorgement des enfants au nom de Dieu. Les enfants n’ont pas de place dans ce monde corrompu, nous expliquaient ces idéologues, et il était donc de leur intérêt qu’ils fussent égorgés.

C’est dire le degré de folie qui s’était emparé des terroristes algériens qui croyaient servir Dieu en faisant régner la terreur pendant une longue décennie. En égorgeant leurs concitoyens, les terroristes algériens étaient si convaincus qu’ils menaient une guerre sainte au service de Dieu que pendant le mois de ramadan, considéré par eux comme le mois du Djihad, ils redoublaient d’ardeur meurtrière. Les statistiques montrent que pendant tous les mois de ramadan de la décennie sanglante en Algérie, le nombre des morts était nettement plus élevé que dans les autres mois.

Dix sept ans après, la violence au nom de Dieu en Algérie n’est pas totalement contenue. Des convulsions violentes se manifestent encore de temps à autre à travers des attentats-suicide à la voiture piégée ou à travers des guets-apens tendus par les terroristes à des membres de l’armée ou de la police algérienne.

Le XXIeme siècle a commencé avec une violence terrifiante d’une ampleur inédite. C’est au nom de Dieu que 19 terroristes arabes ont transformé des avions de ligne occupés par des passagers innocents en missiles lancés contre les deux tours jumelles, à New York, et contre le Pentagone, dans la banlieue de Washington. Les conséquences sont terribles : quelque 3000 personnes sont mortes sous les décombres et dans les avions qui n’avaient pas atteint leurs cibles. La plus grande puissance du monde entreprit aussitôt de mobilier son armée et de la lancer dans des guerres aux motivations d’une grande complexité où s’enchevêtrent les motivations psychologiques liées au désir brûlant de vengeance, des motivations politico-stratégiques que tentaient de concrétiser certains cercles intellectuels et politiques américains plusieurs années avant les attaques du 11 septembre, et des motivations religieuses liées la singularité du président américain George Walker Bush, qui, se considère comme un « born gain » (né de nouveau), et à l’extraordinaire influence des dizaines de millions d’évangélistes qui l’ont porté au pouvoir.

Le développement extraordinaire de la violence en ce début du XXIeme siècle est dû, dans une large mesure, à la présence concomitante sur la scène mondiale d’Ousama Ben Laden, chef de la nébuleuse d’Al Qaida, et de George Bush, l’un et l’autre se réclamant de Dieu et l’un et l’autre croyant dur comme fer que c’est Dieu qui les a choisis pour combattre « le mal ». Chacun de ces deux personnages croient sans l’ombre d’un doute que l’autre, et les forces qui se trouvent derrière, représentent le « mal » à détruire.

Il faut avoir présent à l’esprit que jusqu’à la fin des années 1980, Ben Laden et son organisation étaient les alliés fidèles des Etats-Unis qui les ont financés généreusement et armés méthodiquement durant la guerre qu’ils menaient, à côté des combattants afghans, contre les troupes soviétiques. Dans un livre publié en 2006, intitulé « Ghost wars », que l’on peut traduire par « Les guerres de l’ombre », le journaliste américain, Steve Coll, avait parlé de ces valises bourrées de billets de cent dollars distribuées généreusement par la CIA aux organisations des combattants afghans et à l’organisation de Ben Laden. La rupture entre celui-ci et les Etats-Unis était intervenue au début des années 1990, quand l’armée américaine avait débarqué un demi million de ses soldats en Arabie Saoudite, quelques mois après l’invasion du Koweït, pour expulser les troupes irakiennes. C’était le début du retournement de Ben Laden contre ses anciens alliés et de sa conviction que Dieu, après lui avoir ordonné de combattre la puissance soviétique et de la battre, il lui ordonne cette fois de faire de même avec la puissance américaine.

Les interventions enflammées d’Ousama Ben Laden et de son adjoint Aymen Dhawahri sur Al Jazira, exhortant au nom de Dieu les Musulmans à recourir à « la violence libératrice contre les puissances impies », sont trop connues pour qu’on s’y étende ici.

En revanche, il est peut-être utile de s’attarder un peu sur les convictions religieuses de Georges Bush qui ont indéniablement joué un rôle dans le déclenchement à grande échelle de la violence en ce début du XXIeme siècle. Au lendemain des attaques du 11 septembre, Bush a affirmé que l’Amérique doit se préparer à mener « une croisade contre le terrorisme ». Trois jours après, il a parlé de la responsabilité des Etats-Unis consistant à « débarrasser le monde du mal ». Aussitôt après il informa le Congrès que « Dieu n’est pas neutre dans la guerre contre le terrorisme ».

En juin 2003, un journal israélien, qui s’était procuré une copie des minutes de la rencontre entre Bush et une délégation palestinienne dirigée par Mahmoud Abbas, a publié l’extrait suivant d’une confidence faite par le président américain à ses hôtes palestiniens : « Dieu m’a dit d’aller frapper Al Qaida, et je l’ai fait. Ensuite Dieu m’a ordonné d’aller frapper Saddam Hussein, et je l’ai fait ». Cette confidence qui a fait beaucoup de bruit à l’époque et que la Maison blanche a refusé de commenter, a été confirmée à la BBC avec plus de détails par Nabil Chaath, qui faisait partie de la délégation : « Bush nous dit à tous, je suis chargé d’une mission par Dieu. Dieu m’a dit George, va combattre les terroristes en Afghanistan, et je l’ai fait. Ensuite Dieu m’a dit George va mettre fin à la Tyrannie en Irak, et je l’ai fait. Maintenant Dieu m’a dit va donner aux palestiniens leur Etat. »

En juillet 2004, alors qu’il était en campagne pour sa réélection, Bush parlait en ces termes à une foule de la secte Amish dans la ville de Smoketown, en Pennsylvanie : « Je crois que Dieu parle à travers moi. Sans cela, je ne pourrais pas faire mon travail. » Ces propos étranges ont été rapportés par le journaliste Jack Brubaker dans l’hebdomadaire américain, « Mennonite Weekly Review ».

D’après Stephen Mansfield, auteur du livre « La foi de George W. Bush », la décision de celui-ci de se présenter à l’élection présidentielle de 2000, est intervenue après qu’il eût assisté à un prêche dans une église au Texas conduit par le révérend Mark Craig qui expliquait à l’assistance les circonstances dans lesquelles Moïse fut appelé au service de Dieu. A la fin du prêche, la mère de George Bush se tourna vers son fils et lui dit : « C’est à toi qu’il était en train de parler ». Toujours d’après Stephen Mansfield, « peu de temps après, Bush appela James Robison (une haute autorité religieuse au Texas) et lui dit : « j’ai entendu l’appel. Je crois que Dieu veut que je me présente à l’élection présidentielle ». Ce choix de George Bush par Dieu est confirmé par une autre source. Le révérend Richard Land, de la Convention baptiste du Sud a affirmé : « entre autres choses que Bush nous a dites : je crois que Dieu veut que je sois président ».

Après les attaques du 11 septembre, les fervents partisans de George Bush se trouvèrent renforcés dans leur croyance que « c’est bien Dieu qui l’a choisi pour protéger l’Amérique et le monde contre le mal ». Une présentatrice célèbre d’une radio chrétienne, Janet Parshall, n’hésita pas à s’adresser aux millions d’évangélistes en ces termes : « Dieu a choisi l’homme qu’il faut au moment qu’il faut pour l’objectif qu’il faut ». Le général William Boykin, l'un des responsables des violences indicibles infligées aux prisonniers d’Abu Ghraib et de Guantanamo notamment, est allé plus loin encore : « Pourquoi, s’est-il demandé, cet homme est à la Maison blanche alors que la majorité des Américains n’a pas voté pour lui ? Il est à la Maison blanche parce que Dieu l’y a mis à ce moment précis ». Rappelons ici que George Bush a eu 500.000 voix de moins que son rival Al Gore pendant l'élection présidentielle de novembre 2000. La spécificité complexe du système électoral américain fait les électeurs élisent un collège de grands électeurs qui eux élisent le président. Après un long imbroglio politico-judiciaire, la Cour suprême dut intervenir. Elle désigna finalement George Bush comme président en décembre 2000 par cinq voix contre quatre. Il n'est donc pas étonnant le général Boykin et les millions d'évangélistes y voient un signe de Dieu.

Le Magazine Time rapporta qu’ « en privé, Bush estime avoir été choisi par la grâce de Dieu pour diriger en ce moment. » Tim Goeglein, un haut responsable de la Maison blanche, cité par une publication des Chrétiens conservateurs a affirmé : « Je crois que le président Bush est l’home de Dieu à cette heure-ci, et je le dit avec un grand sens de l’humilité ». Même le vieux Bush est entré dans la danse en spéculant que peut-être était-il écrit quelque part qu’il devait perdre l’élection de 1992 face à Bill Clinton, afin que son fils puisse devenir président : « Si j’avais gagné cette élection de 1992, mon fils aîné n’aurait pas été président des Etats-Unis, a-t-il dit. Je crois que le Seigneur œuvre d’une manière mystérieuse », a affirmé George Herbert Bush, cité par Steven Waldmann, dans un article intitulé « Does God endorse George Bush ? » (Dieu endosse-t-Il George Bush ?), publié sur Internet le 13 septembre 2004. Notons enfin que, dans son livre « Bush at war » (Bush en guerre), Bob Woodward rapporta le dialogue suivant avec le président américain : « - Demandez-vous des conseils à votre père avant de prendre une décision ? – Non, j’ai un Père Supérieur à qui me je me réfère », lui a répondu Bush sans la moindre hésitation.

La violence qui déchire depuis plus de cinq ans maintenant l’Irak, et qui a atteint une intensité hallucinante, est dû essentiellement au fait que, d’un côté, Ben Laden, fort de ses hordes de kamikazes, croit que Dieu lui ordonne de terrasser le mal symbolisé par Bush, et de l’autre, le président américain, au commandement de l’armée la plus puissante du monde croit que c’est Dieu qui lui ordonne de terrasser le mal symbolisé par Ben Laden.

La violence en Irak a commencé avec la guerre d'agression imposée au peuple irakien par l'administration américaine dominée par ce qui est communément appelé les néoconservateurs. Cette violence illégitime déclenchée par l'armée américaine contre un pays souverain, membre de la l'ONU, de la Ligue arabe et l'Organisation de la Conférence islamique, a été au départ combattue par une violence tout à fait légitime, elle, puisqu'elle s'opposait à l'occupation de l'Irak et oeuvrait à mettre l'occupant dehors.

Deux raisons fondamentales expliquent l'évolution désastreuse de l'Irak vers une violence anarchique, nihiliste même, et dont les protagonistes, tout en se réclamant de Dieu, se livrent jusqu'à ce jour à des massacres d'une violence et d'une cruauté rarement vues dans l'histoire. La première est la décision désastreuse du premier représentant de Bush à Bagdad, Paul Bremer, de dissoudre l'armée irakienne et de renvoyer chez eux les centaines de milliers d'employés de l'administration baathiste. La deuxième raison est la détermination de l'organisation de Ben Laden à empêcher toute stabilisation de l'Irak en recourant au massacre massif des civils irakiens à coups de voitures piégées et de kamikazes ceinturés d'explosifs qui se font exploser au milieu de la foule.

Non contente des ravages qu'elle cause elle-même parmi les civils dans les marchés, les écoles, les administrations et même les hôpitaux, Al Qaida a tout fait pour réveiller les démons de la guerre confessionnelle. Elle a réussi au-delà de ses espérances en faisant sauter en février 2006 la mosquée au dôme doré de Samarraa, un haut lieu du culte chiite. Depuis, les sunnites et les chiites, qui ont coexisté depuis des siècles en Irak et qui se réclament du même Dieu et du même livre saint, se livrent une bataille d'une rare violence qui détruit tout sur son passage: la vie des simples citoyens dans la rue, celle des fidèles priant dans les mosquées, celle des pèlerins dans les hauts lieux de pèlerinage des villes saintes de Najaf et Karbala, les propriétés publiques et privées. Même les mosquées et les lieux de culte ne sont pas épargnés et subissent les ravages des illuminés de tous bords qui tuent et détruisent en criant hystériquement "Allahou Akbar" (Dieu est grand).

Dans les années 2005 et 2006, quand la violence atteignait son apogée, on dénombrait plus de cent morts ramassés quotidiennement dans les rues irakiennes. La plupart d'entre eux portaient de terribles traces de torture, témoignant de leur agonie atroce.

La nouvelle forme de violence introduite au nom de Dieu par les illuminés d'Al Qaida en Irak est inédite dans ses méthodes, sa cruauté et son nihilisme. Les jeunes utilisés par Al Qaida dans ses attaques-suicide se caractérisent par deux trait principaux: l'ignorance et la simplicité d'esprit puisqu'ils se laissent facilement convaincre que les vierges les attendent impatiemment là haut et que pour les retrouver, il faut se sacrifier pour Dieu en se faisant exploser au milieu de la foule. Peu importe que cette foule se regroupe pour se faire embaucher par un employeur privé, par l'armée ou la police ou qu'elle se regroupe dans un marché pour faire ses courses. L'essentiel pour les nihilistes d'Al Qaida est qu'il y ait le plus grand nombre de morts.

Le candidat à l'attentat-suicide est "convaincu" au préalable par les démagogues d'Al Qaida que toute cette foule qui vaque à ses occupations dans les lieux publics, de par son indifférence, de par son manque d'engagement dans l'œuvre djihadiste d'Al Qaida, constitue un obstacle à l'édification de l'Etat islamique, donc coupable. Ainsi, débarrassé de tout scrupule moral, le kamikaze au volant d'une voiture bourrée d'explosifs peut foncer avec une conscience tranquille sur une foule sur un marché et faire, en l'espace de quelques secondes, des dizaines de morts et des centaines de blessés.

L'obsession des illuminés d'Al Qaida de verser quotidiennement le maximum de sang possible, peut importe que ce sang soit celui de l'occupant, des forces de l'ordre locales ou celui de simples passants, est visible dans les stratagèmes effroyables auxquels ils recourent. L'un de ces stratagèmes consiste à envoyer un premier kamikaze se faire exploser au milieu d'une foule. Au moment où les secouristes et les sauveteurs commencent à évacuer les blessés en priorité, le second kamikaze en attente fonce sur les sauveteurs, les secouristes et les blessés du premier attentat. Un autre stratagème non moins effroyable consiste à envoyer un kamikaze se faire exploser dans un enterrement au milieu de la foule qui accompagne un mort vers sa dernière demeure.

Il serait instructif de rappeler ici un événement tiré de l'histoire tumultueuse de la Russie du début du XXeme siècle, événement qui avait marqué Albert Camus à un point tel qu'il en avait fait le thème central de son œuvre intitulée "Les Justes". En 1905 un jeune terroriste nommé Yanek Kaliayev, membre d'une organization révolutionnaire russe, a refusé de lancer une bombe contre le grand-duc Serge, oncle du tsar Nicholas II, quand il a vu qu'il était accompagné de deux enfants. Quelques jours plus tard Kaliayev a lancé la bombe quand le grand-duc était seul.

Camus était à la fois séduit et horrifié par le geste de Kaliayev. Séduit parce que le jeune terroriste qui cherchait à servir sa cause révolutionnaire, était en même temps soucieux de faire le minimum de victimes possible. Horrifié parce que même la mort d'un seul être humain sacrifié pour un idéal était pour lui inacceptable, car pour Camus le terrorisme est indéfendable quels qu'en soient les buts proclamés. "La vie d'un innocent a plus de poids et de valeur qu'un idéal qui se révèle le plus souvent un mirage", telle est l'idée centrale autour de laquelle est construite la pièce de Camus inspirée de l'attentat perpétré en 1905 contre l'oncle du tsar.

Si Camus était horrifié par la mort d'un seul homme tué pour un but politique bien précis, quelle aurait été sa réaction s'il avait assisté aux massacres massifs d'innocents, perpétrés au nom de Dieu par l'organisation terroriste d'Al Qaida ? Si Camus était horrifié par la mort d’un seul homme tué pour un but politique bien précis, quelle aurait été sa réaction s’il avait assisté à la destruction d’un pays de 25 millions d’habitants pour des motifs qui se sont révélés tous plus mensongers les uns que les autres? On pourrait supposer que de telles actions extrêmes étaient présentes dans l'esprit de Camus dans la mesure où il s'est posé la question des limites de l'action. Y-a-t-il une limite à ne pas dépasser?

Moins de trois décennies avant l'action terroriste de Yanek Kaliayev, Fiodor Dostoïevski, dans "Les frères Karamazov", défendait bec et ongles l'idée que "si Dieu n'existait pas, tout serait permis". Cette idée centrale de la pensée politico-religieuse du grand écrivain russe ne résiste pas aux attitudes extrêmes de Kaliyaev d'une part et des terroristes d'Al Qaida et des évangélistes et néoconservateurs américains d'autre part. Kaliayev, le révolutionnaire athée, a ajourné le lancement de sa bombe sur le grand-duc Serge parce qu'il était accompagné de deux enfants. Les terroristes d'Al Qaida, qui ne prononcent pas une seule phrase sans la faire précéder de la formule :"au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux", recourent aux stratagèmes les plus sataniques pour massacrer le maximum d'innocents possible au nom de ce Dieu qu'ils invoquent à tout bout de champ. Kaliyaev, le révolutionnaire athée, a ajourné le lancement de sa bombe sur le grand-duc Serge parce qu’il était accompagné de deux enfants. George Bush qui se croit l’élu de Dieu à la Maison blanche a détruit un pays, provoqué la mort d’un million d’Irakiens et le déplacement de quatre millions à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Irak.

La différence entre Yanek Kaliayev d’une part et Oussama Ben Laden et George Bush d’autre part est que, à l'une des questions fondamentales que l'humanité s'est toujours posée :"Y-a-t-il une limite à ne pas dépasser?", le premier a répondu "oui" et les deux derniers ont répondu "non". C'est parce que Ben Laden et ses partisans et Bush et ses néoconservateurs pensent qu'il n'y a aucune limite qui soit infranchissable que le monde arabe est entré de plain pied dans l'une des périodes les plus sombres et les plus dangereuses de son histoire.

Sunday, April 06, 2008

L'OTAN, la Russie et les autres

Le Britannique Lord Hastings Lionel Ismay, premier secrétaire général de l'Organisation de l'Atlantique nord, créée en 1949, aimait répéter que le but de l'Otan consistait à "garder les Américains dedans, les Russes dehors et les Allemands en bas" (To keep the Americans in, the Russians out and the Germans down). Les Américains dedans, c'est-à-dire en Europe, les Russes dehors, c'est-à-dire loin de l'Europe et les Allemands en bas, c'est-à-dire sous tutelle pour les empêcher de provoquer d'autres guerres.
L'année prochaine l'Otan aura soixante ans, l'âge de la retraite qu'elle aurait dû prendre au moins depuis 1991 puisque, à cette date, l'Organisation militaire atlantique a atteint les objectifs que lui fixaient son premier secrétaire général, Lord Ismay. Les Américains étaient toujours en Europe (Allemagne, Espagne, Italie etc.), les Russes, avec l'effondrement de l'Union soviétique et la perte concomitante de leur influence dans l'est du continent, s'étaient retrouvés totalement en dehors de l'Europe. Quant à l'Allemagne, elle a eu largement le temps de mûrir, se reconstruire, se développer, s'unir avec sa partie orientale, s'assurer l'une des meilleures réputations du monde et, par conséquent, n'a plus besoin d'être surveillée ni tenue sous tutelle.
Alors à quoi sert l'Otan? Au début de la décennie 1990, la disparition de l'Union soviétique n'était pas un désastre seulement pour les amis des Soviets à travers le monde. Leurs ennemis aussi étaient désorientés et ne savaient pas trop quoi faire sans cet ennemi auquel ils étaient si habitués et en fonction duquel ils avaient imaginé tant de stratégies. L'Otan, plus que tout autre ennemi des Soviets, était dans un état d'angoisse existentielle. Son ennemi intime avait subitement disparu et avait emporté avec lui la raison d'être de l'Organisation militaire atlantique.
Mais c'était une angoisse tout à fait passagère puisque l'Otan, en retrouvant de nouveaux ennemis potentiels, s'est refaite une nouvelle raison de vivre. Non seulement elle a réussi à vivre comme avant l'effondrement soviétique, mais elle a entrepris d'avaler les pays l'un après l'autre, notamment ceux qui composaient le défunt Pacte de Varsovie pour la surveillance duquel l'Otan était mobilisée pendant au moins quarante ans.
Les ennemis potentiels n'étaient pas difficiles à trouver. La Chine avec son gigantisme démographique et son développement industriel et militaire qui s'amplifie d'année en année inquiète les Etats-Unis en particulier et l'Occident en général. L'Otan, véritable bras séculier de cet Occident, s'est vue dotée d'une mission de dissuasion vis-à-vis de cette "menace émergente". Quant à la Russie, c'est toujours la même rengaine. Tout comme la Sainte Russie orthodoxe était l'ennemie jurée de l'Occident tout au long du XIXeme siècle et jusqu'à la révolution d'Octobre 1917, la Russie post soviétique n'est vraiment pas mieux perçue que la Russie pré-soviétique. La preuve est cette manœuvre d'encerclement qui vise le plus vaste pays du monde et qui prend la forme d'un élargissement continue de l'Otan.
L'année 1999 reste celle où l'Otan a vu l'adhésion du plus grand nombre de pays depuis sa fondation, atteignant le nombre record de 26 membres. Plus d'une dizaine d'anciennes républiques soviétiques et de pays de l'est, anciens membres du Pacte de Varsovie, ont fait leur entré dans l'Otan au grand dam de la Russie dont les gesticulations et les protestations n'ont impressionné personne à l'époque. Les pays baltes, la Pologne, la Bulgarie, la Roumanie, la Tchécoslovaquie qui étaient les postes avancés de l'Union soviétique en Europe et les piliers du Pacte de Varsovie sont, du jour au lendemain, devenus les postes avancés de l'Occident face à la Russie et les piliers de l'Otan.
Le sommet de Bucarest qui vient de s'achever cette semaine a étudié la possibilité de resserrer encore plus l'étau autour de la Russie. En effet, depuis quelques années, l'Ukraine et la Géorgie remuaient ciel et terre pour gagner une place au sein de l'Alliance atlantique, ce qui reviendrait à encercler plus étroitement encore la Russie par l'ouest et à entamer son encerclement par l'est. Au sud l'Otan est présente depuis 1952 à travers la Turquie.
On comprend la sensation d'étouffement que ressent la Russie et ses efforts pour faire avorter le projet d'adhésion de ces anciennes républiques soviétiques que sont l'Ukraine et la Géorgie. George Bush est le plus fervent défenseur de l'adhésion de Kiev et de Tbilissi à l'Otan et a poussé de toutes ses forces dans ce sens. Mais, aussi influents que soient les Etats-Unis, ils n'ont pu imposer cette fois l'adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie.
En fait, même si la Russie d'aujourd'hui est beaucoup plus riche et plus puissante que celle de 1999, la manne pétrolière aidant, ce n'est pas sa virulente opposition à elle qui a amené l'Otan à surseoir à l'adhésion des deux anciennes républiques soviétiques. Ce qui semble avoir été déterminant, c'est plutôt l'opposition inflexible de la France et de l'Allemagne. Dans ce dossier controversé, Paris et Berlin ont choisi d'agir rationnellement. Ni l'un ni l'autre ne veulent d'une tension gratuite ni d'une perturbation inutile de l'approvisionnement en gaz russe pour les beaux yeux des Ukrainiens et des Géorgiens. Toutefois, la candidature de ces deux pays sera à nouveau examinée en décembre prochain.
Mais, à Bucarest, les Européens ont tout de même répondu positivement à George Bush sur deux autres sujets qui lui tenaient à cœur : le système anti-missile qu’il tient à installer en Europe et l’augmentation de leur contribution militaire en Afghanistan. La France a notamment décidé d’envoyer un bataillon supplémentaire (environ 700 soldats) qui seront installés à l’est, ce qui dégagera des troupes américaines pour le sud où les combats sont très intenses et qui le seront plus encore avec le dégel des montagnes afghanes en cette période de l’année.
Pour le moment, plus que la chine ou la Russie, l’Afghanistan constitue un vrai casse-tête pour l’Otan. Son secrétaire général, Jaap de Hoop Scheffer, à l’exemple de son lointain prédécesseur Lord Ismay, a imaginé à son tour une nouvelle mission pour l’Organisation militaire atlantique : « imposer la stabilité là où il faut ». S’il compte exclusivement sur la politique de la canonnière, le triste exemple afghan pousse plutôt vers le scepticisme.

Tuesday, April 01, 2008

Irak: encore une guerre pour rien

Le 29 Août dernier, Moqtada Sadr, le jeune chef des puissantes milices sadristes, avait annoncé une trêve de six mois qu'il renouvela pour six mois supplémentaires en février. Il était clair pour tout le monde que la baisse de la violence, dont se targuait le président américain, l'attribuant à sa décision d'envoyer trente mille trente mille soldats supplémentaires en décembre 2006, est due plutôt dans une large mesure à cette trêve décrétée par le dirigeant chiite, Moqtada Sadr.
En fait si Moqtada Sadr avait décrété cette trêve, c'est parce que ses puissantes milices dominaient Basra, Nassirya, Hilla, Najaf, sans oublier bien sûr Sadr City, (ancienne Saddam City), une immense banlieue de Bagdad composée essentiellement de bidons villes où s'entassent deux millions de personnes. En décrétant sa trêve, Moqtada Sadr voulait de toute évidence gagner du temps et renforcer ses positions dans les villes où ses milices dominent et, éventuellement, en gagner d'autres.
Les milices sadristes sont un véritable Etat dans l'Etat, notamment à Basra et à Sadr City, leurs deux principaux bastions où ils tiennent les rênes du pouvoir à la fois par la force et par un réseau de solidarité qui leur assure l'allégeance de millions de déshérités parmi les masses chiites. Le détournement d'une bonne partie du pétrole exporté par le terminal de Basra, assure aux milices sadristes l'argent nécessaire pour l'armement et pour le financement des réseaux de solidarité.
En plus de l'argent détourné, les milices sadristes ont institué de véritables "tribunaux populaires" où sont jugés les "criminels", les "offenses contre la religion" et même les femmes qui ne portent pas "l'habit islamique". Les exactions de ces milices sont monnaies courantes. Récemment, par exemple, elles ont mené une étrange campagne d'intimidation et d'assassinat, dont les mobiles restent mystérieux, contre les médecins de la ville de Basra. La plupart d'entre eux se sont enfuis vers l'étranger ou vers d'autres régions moins dangereuses de l'Irak, notamment dans le Nord kurde.
Apparemment, c'est pour mettre un terme à toutes ces exactions que le gouvernement irakien du premier ministre Nouri al-Maliki a décidé d'en finir avec l'armée du Mahdi. La guerre engagée contre celle-ci la semaine dernière vise à la désarmer et à reprendre le contrôle des villes sous sa domination, essentiellement Basra et Sadr City.
Bien qu'il doive, en partie au moins, son poste au courant chiite représenté par Moqtada Sadr, et bien qu'il ait laissé l'armée du Mahdi des années durant imposer sa loi et rivaliser impunément avec les forces gouvernementales dans plusieurs villes irakiennes, le Premier ministre a subitement décidé d'en finir avec l'une des principales forces politiques et militaires qui ont émergé en Irak à la faveur du renversement du régime de Saddam par les forces d'occupation américaines.
La démonstration de force de Nouri al-Maliki a tourné à la démonstration de faiblesse. En voulant démontrer qu'il est le maître en Irak, le Premier ministre irakien n'a réussi qu'à mettre à nu la fragilité de sa position et à démontrer aux Irakiens et aux étrangers qu'il n'a pas les moyens de sa politique, qu'il connaît mal la réalité des rapports de force et leur complexité sur la scène irakienne et que, pour une fois qu'il décide de faire quelque chose, sa décision se retourne contre lui. En d'autres termes, la décision de Nouri al-Maliki de désarmer l'armée du Mehdi, a affaibli le gouvernement irakien et renforcé la position politique de Moqtada Sadr et la position militaire de ses milices.
Au départ, al-Maliki se croyait en position de lancer des ultimatums en donnant l'ordre aux milices sadristes de rendre leurs armes dans les 72 heures. Ne voyant rien venir, il a prolongé ce délai jusqu'au 8 avril. Ne voyant rien venir encore, il a eu recours à l'argent, promettant des sommes alléchantes à ceux qui acceptent de rendre leurs armes. Non seulement aucun milicien de l'armée du Mahdi ne rendit les armes, mais les télévisions montrèrent des soldats et des policiers envoyés à Basra pour combattre les milices sadristes déposer elles leurs armes au quartier général de Moqtada Sadr, refusant de tirer une seule cartouche contre « les frères chiites ». Les menaces de jugement en cour martiale contre ceux qui refusaient de se battre contre les miliciens sadristes n’ont inquiété personne, ce qui est révélateur du degré de crainte et de respect qu’inspire aux uns et aux autres le gouvernement de Nouri al-Maliki. Pire les manifestations anti-gouvernementales à Basra et Sadr City, caricaturaient le Premier ministre irakien en « laquais de Bush et Cheney » et exigeaient sa démission.
Certes une guerre sanglante a eu lieu et des centaines de victimes sont tombés sous les bombes des forces américaines venues au secours des forces gouvernementales. Mais celles-ci n'ont pu l'emporter militairement, en dépit des forts soutiens logistiques et militaires dont elles ont bénéficié de la part des forces américaines et britanniques. Les combats ne se sont arrêtés qu'après que Moqtada Sadr ait donné l'ordre à ses troupes de quitter les rues de Basra et de Sadr City.
Les combats ont donc cessé, et le plus extraordinaire est que le gouvernement qui a déclenché la guerre pour désarmer l'armée du Mahdi a couvert d'éloges Moqtada Sadr pour sa décision. L'auto-humiliation infligée par Nouri al-Maliki à lui-même et à son cabinet aura des conséquences néfastes sur la marche du gouvernement qui n'a vraiment jamais fonctionné convenablement depuis sa formation puisqu'il n'a pas pris une seule décision de nature à faciliter la réconciliation nationale en Irak.
Encore une guerre pour rien dans ce pays en proie à l’anarchie depuis l’arrivée des troupes américaines. Encore des centaines de victimes tombées gratuitement dans un pays où aussi bien les responsables des forces d’occupation que les responsables locaux regardent, impuissants, le pays s’enfoncer chaque jour un peu plus dans l’impasse.