airelibre

Saturday, July 09, 2011

Divorce à la soudanaise

On ne sait pas vraiment si l'on doit applaudir ou déplorer la naissance du 54e Etat africain et du 193e du monde. Hier, samedi 9 juillet, le Sud Soudan est devenu indépendant après que ses 8 millions d'habitants ont voté en janvier dernier à 99% en faveur de l'indépendance, c'est-à-dire pour la division du Soudan en deux pays.
A un moment où les pays cherchent à unir leurs efforts pour relever les immenses défis, à un moment où des nations avec une longue histoire, un Etat bien structuré et expérimenté et une économie solide peinent à s'en sortir, il est légitime de se poser la question de savoir comment va s'en sortir le dernier né de la communauté internationale?
Il est le dernier pas seulement par la naissance. Quel que soit le paramètre utilisé pour l'évaluation, le Sud Soudan est à la queue du peloton. Qu'on en juge: un pays de 630.000 kilomètres carrés (quatre fois la superficie de la Tunisie) est doté de moins de 100 kilomètres de routes asphaltées; le taux le plus élevé du monde en termes de mortalité maternelle et infantile; plus de la moitié de la population dispose de moins d'un dollar par jour pour se nourrir, se vêtir et se loger; 80% des femmes et 70% des hommes sont analphabètes; plus de 10% des enfants n'atteignent pas l'âge de 5 ans et la liste de ces tristes records est longue.
Ces tristes records ne sont pas une fatalité, mais les résultats logiques de longues décennies de guerres larvées que Sud-Soudanais, majoritairement chrétiens et animistes, et Nord-Soudanais, majoritairement arabes et musulmans, menaient les uns contre les autres, laissant peu de temps et peu de ressources à toute entreprise de développement économique et social.
Un couple qui ne peut pas vivre ensemble, divorce. Un peuple qui ne peut pas coexister, se sépare, s'éparpille. Les Soudanais ne sont ni les premiers ni les derniers à choisir la voie de la séparation. L'éclatement de l'Union soviétique suivi de l'implosion de la Yougoslavie ont augmenté sensiblement le nombre des Etats dans le monde et celui des membres de l'ONU et de l'Union européenne.
Pour le cas du Soudan, les deux termes de l'alternative semblent être soit la séparation, soit la guerre perpétuelle. Entre les deux, la séparation est de loin la solution la plus raisonnable, et c'est ce que les Soudanais, sudistes et nordistes confondus, ont choisi. En effet, s'ils avaient préféré la guerre perpétuelle, les nordistes auraient pu s'opposer par la force à la séparation et auraient même empêché le déroulement du référendum de janvier. Non seulement ils n'ont rien fait pour empêcher leurs ex-compatriotes du sud d'accéder à l'indépendance, mais Khartoum a été la première capitale dans le monde à reconnaître la nouvelle nation et le président Al Bachir a fait le voyage à Juba pour célébrer avec ses ex-gouvernés l'accession à l'indépendance de la moitié sud du Soudan.
Ce divorce à la soudanaise est une séparation à l'amiable, un peu tardive puisqu'elle est intervenue après de longues décennies de guerre civile ayant fait près de deux millions de morts. Un peu comme ce couple qui s'est férocement entredéchiré avant de se rendre compte que la vie commune est devenue intenable et qu'il vaut mieux se séparer en amis.
Le défi immédiat que Khartoum et Juba ont à relever n'est ni économique ni politique, mais psychologique: surmonter et vaincre les sentiments négatifs, c'est-à-dire la haine, la rancœur, le désir de se venger, et mettre en avant les sentiments positifs, c'est-à-dire le pardon, l'amitié et le désir de coopérer.
Séparés depuis le 9 juillet, le Nord et le Sud n'en sont pas moins dépendants l'un de l'autre. Les dirigeants de Khartoum et de Juba n'ont d'autre choix que de regarder vers l'avenir et de coopérer en vue de résoudre les problèmes laissés en suspens et qui se posent avec une acuité particulière. Il s'agit essentiellement du tracé frontalier dont la ville d'Abyé est le nœud, et du partage du pétrole dont les trois quarts des réserves se trouvent au Sud-Soudan.
Et les grandes puissances dans tout ça? Les Etats-Unis et l'Europe, après avoir armé directement ou indirectement pendant de longues années les insurgés sudistes, ont poussé de toutes leurs forces à la séparation. Maintenant que leur but est atteint, ils doivent pousser de toutes leurs forces à la coopération, en commençant par mettre eux-mêmes la main à la pâte. Tous ceux qui n'avaient pas caché leur ardent désir de voir le Sud-Soudan indépendant, sont tenus aujourd'hui de l'aider à construire un Etat fiable et une économie capable d'assurer un minimum de dignité aux 8 millions de Sud-Souadanais. C'est une exigence morale et une urgence politique.

Saturday, July 02, 2011

"Frère, si tu diffères de moi tu m'enrichis"

C'est Antoine de Saint-Exupéry qui a écrit cette belle maxime. Si la sagesse et le bon sens contenus dans ces huit mots étaient suivis par les hommes, notre histoire et notre présent auraient eu un tout autre aspect. Mais ce n’est pas le cas. La différence, au lieu d’enrichir les hommes, elle les a divisés et dressés les uns contre les autres. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, le constat le plus frappant qui s’impose est que la caractéristique principale qui marque les rapports humains est la violence.
La dictature est le gouvernement qui gère les affaires de la Cité non pas grâce au consentement des gouvernés, mais par l'usage de la violence contre tous ceux qui préconisent un mode de vie particulier ou défendent une idée différente de ceux imposés par la dictature. S'agissant de la gestion des affaires de la Cité, le but ultime de la révolution tunisienne n'est-il pas de substituer le consentement à la violence? La liberté d'opinion à l'unanimisme de façade? Le pluralisme au strict alignement sur les positions du dictateur?
Curieusement, ceux qui ont souffert le plus de la violence de la dictature sont aujourd'hui les plus enclins à recourir à cette même violence contre ceux qui ont des idées différentes. La dictature de Ben Ali avait impitoyablement pourchassé les courants qu'elle qualifiait d'"intégristes", c'est-à-dire ceux qui mêlaient religion et politique. Les agressés de la dictature hier deviennent aujourd'hui les agresseurs, et leur violence est orientée contre des intellectuels et des créateurs qui abhorrent le mélange des genres, la dangereuse fusion de la religion et de la politique.
Il est opportun de rappeler ici que l'histoire de l'humanité comporte une quantité effarante de pages sanglantes où des millions d'êtres humains étaient morts dans des conditions souvent atroces à cause de cette dangereuse fusion, parce que la religion s'est immiscée dans les affaires politiques, parce que le sacré éprouvait d'évidentes difficultés à s'éloigner de la sphère réservée aux choses profanes.
Nos intégristes et nos salafistes seraient bien inspirés de lire ou relire ces pages sombres de l'histoire où à chaque télescopage de la religion et de la politique, le sang coulait à flot.
Les guerres dues à l'irruption de la religion dans la sphère politique étaient souvent génératrices de violence à grande échelle dont étaient victimes au nom de Dieu des millions de personnes. Les Français du Moyen-Âge en savent quelque chose. Pas moins de neuf guerres de religion avaient endeuillé leur pays, le rendant ingouvernable pendant des décennies.
Pendant près de deux siècles, de 1095, date de la première croisade, à 1274, date de la neuvième et dernière croisade, les guerres au nom de Dieu avaient déchaîné un torrent de violence horrible entre Chrétiens et Musulmans dont les conséquences, neuf siècles et demi après, n’ont toujours pas disparu.
Le télescopage politico-religieux dans le monde musulman a une histoire tout aussi sanglante et les violences infligées par les Musulmans à leurs coreligionnaires n’ont rien à envier, en termes de cruauté, aux violences que s’infligeaient les Chrétiens entre eux. Sur les quatre successeurs du prophète Mohammed, trois étaient morts violemment. Même les descendants directs du prophète n’ont pas échappé à la violence politico-religieuse. Son petit fils Hussein était sauvagement assassiné, sa tête coupée et son corps mutilé. Son assassin Yazid Ibn Mouawya était sans doute convaincu qu’il servait Dieu et les intérêts de l’Islam en commettant son forfait. C’est sans doute aussi au nom de Dieu qu’Al Hajjaj Ibn Youssef avait massacré un bon nombre d'habitants de la Mecque, décapité le plus célèbre d’entre eux, Abdullah Ibn Zoubeir, et offert sa tête en « cadeau » au Calife omeyyade, Abdelmalek Ibn Marwane.
Tout ça pour dire que la violence au nom de Dieu était l'une des tares les plus dures et les plus insupportables de l'histoire. Mais, visiblement, l'on est toujours incapable de tirer les leçons qui s'imposent. La preuve est qu'on en est encore au XXIe siècle à agresser et attaquer des concitoyens, et même à les menacer de mort, parce qu'ils ont une conception différente de la pratique religieuse ou une idée de la création artistique avec laquelle on n'est pas d'accord.
Le refus de l’idée même de dialogue par les salafistes et les intégristes s’explique par le fait qu'ils se considèrent le plus sérieusement du monde comme les dépositaires de la vérité sacrée dont la discussion est un sacrilège, un crime à l’encontre de Dieu. Ils ne raisonnent pas en termes d'idées politiques discutables, mais en dogme indiscutable. C'est ce qui les pousse à combattre les autres en tant qu' « ennemis de Dieu » à éliminer de la scène par tous les moyens.
Ces "barbus" ont peut-être un avenir en Afghanistan ou en Somalie, mais sûrement pas en Tunisie, le pays où le taux d'alphabétisme avoisine celui des pays développés, où le nombre des femmes diplômées tend à dépasser celui des hommes, où la tolérance et la modération sont deux vertus cardinales et où les principales préoccupations de l'écrasante majorité de la population sont d'ordre économique et social et non d'ordre religieux. Il n'est peut-être pas trop tard pour qu'ils se convertissent à ces vertus cardinales de la majorité des Tunisiens en commençant par renier leur "Frère, si tu diffères de moi je te tue" et le remplacer par "Frère, si tu diffère de moi, tu m'enrichis."