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Thursday, August 29, 2013

La terrifiante stratégie de l'Occident

Les armes chimiques font-elles réellement plus mal aux êtres humains que les armes conventionnelles ? Pourquoi les corps déchiquetés ou les civils enterrés vivants sous les décombres choquent-ils moins que les personnes mortes par inhalation d’un gaz mortel ? Pourquoi les 100.000 morts en Syrie par des armes conventionnelles provoquent-ils nettement moins d’émoi sur la scène internationale que les quelques dizaines de personnes supposées mortes par des armes chimiques ? Certes l’humanité a fait un progrès appréciable en interdisant l’usage dans les guerres des armes chimiques, classées dans la catégorie d’ « armes de destruction massive ». Mais les armes conventionnelles peuvent être plus dévastatrices que les armes chimiques dans le sens où, avec de telles armes « légales », selon le droit international, on peut raser des villages et des villes et enterrer vivants sous les décombres des civils par centaines de milliers. Il n’y a qu’à se rappeler les bombardements alliés de Dresde et de Tokyo à la fin de deuxième guerre mondiale. La question de l’usage d’armes chimiques dans le conflit syrien comporte plusieurs zones d’ombre qui continuent de faire barrage à l’émergence de la vérité. Celle-ci se dérobe encore aux efforts des enquêteurs onusiens qui ne savent toujours pas où, quand, comment et par qui des armes chimiques ont été utilisées dans le terrifiant conflit syrien. Cet usage d’armes chimiques pose un réel problème, et il est hautement improbable que la vérité, toute la vérité soit découverte un jour tellement les choses sont complexes. Plusieurs suppositions sont en compétition et chacune d’elle comporte un certain degré de crédibilité. On peut citer trois éventualités dont chacune est soutenue par des arguments pour et réfutée par des arguments contre : 1- le régime de Bashar al Assad est le responsable de cet usage d’armes interdites ; 2- l’opposition armée a fait usage de ces armes dans le but de l’attribuer au régime et provoquer une intervention occidentale et 3- il s’agit d’une vaste opération d’intoxication, si l’on peut dire, de l’opinion publique occidentale, et les corps enveloppés dans leurs linceuls et alignés face aux caméras relèvent d’une mise en scène macabre entrant dans le cadre de la guerre psychologique. Face à ces trois éventualités, Washington, Londres et Paris ont choisi la première avant même que les enquêteurs de l’ONU ne terminent leur travail sur le terrain. En fait, ce choix, dicté apparemment par des rapports des services de renseignements américains et européens, est stressant pour le président Barack Obama qui se trouve au pied du mur. Peut-être regrette-t-il maintenant d’avoir raté une occasion de se taire le jour où il a tracé une « ligne rouge » (l’usage d’armes chimiques) que le président Assad ne devrait pas franchir, sous peine de représailles militaires. Car Obama s’est mis dans la position intenable de n’avoir que deux choix aussi mauvais l’un que l’autre. Soit il donne l’ordre de l’intervention militaire, et là il sera confronté à l’hostilité de l’opinion américaine et à l’insignifiance de l’opération du fait de l’absence d’intérêts américains à défendre et d’objectifs stratégiques à accomplir. En d’autres termes, Obama prendra le risque de tuer plus de civils que n’aurait fait tomber l’usage présumé d’armes chimiques rien que pour montrer au monde qu’il est un homme de parole et que ses menaces doivent être prises au sérieux. Soit alors il s’abstiendra d’attaquer la Syrie et la crédibilité de ses menaces sera fortement entamée à la grande satisfaction de Téhéran, de Pyongyang et autres ennemis traditionnels des Etats-Unis. Paris et Londres semblent plus pressés que Washington d’aller déverser leurs bombes sur Damas. Cet empressement est d’autant plus étonnant que la France et la Grande Bretagne sont au centre de la catastrophe libyenne. Les aviations française et britannique ont pris une part active dans la destruction du régime de Kadhafi, sans se soucier le moins du monde de ce qui adviendra après. Résultat de leur exploit : anarchie généralisée, impossibilité d’établir une autorité politique capable de tenir le pays, explosion du terrorisme, pillage systématique de l’armement de Kadhafi, évalué en milliards de dollars nourrissant le terrorisme et alimentant un trafic d’armes à l’échelle continentale etc. Supposons que dans le cas libyen Paris et Londres ne pouvaient pas prévoir une issue aussi catastrophique de leur intervention militaire contre le régime de Kadhafi. Ce n’est pas le cas pour la Syrie. Tout le monde sait que dès la chute de Bashar al Asad, les différentes factions de l’opposition armée s’entredéchireront pour le pouvoir, une perspective d’autant plus cauchemardesque que les terroristes liés à Al Qaida tiennent le haut du pavé et n’hésiteront pas un instant à mettre à feu et à sang la Syrie et à décapiter quiconque s’opposera à leur délire meurtrier. Et c’est à cette espèce extrêmement dangereuse de terroristes qu’Américains, Britanniques et Français vont faciliter la tâche en s’apprêtant à bombarder le principal barrage qui les tient encore à distance : le régime de Bashar. Cela dit, armes chimiques ou pas, le comportement des puissances occidentales de la première guerre d’Irak de 1991 jusqu’à ce jour semble guidé par une stratégie terrifiante dont le résultat, voulu ou non, est l’installation durable de l’instabilité, de l’anarchie et de la guerre dans le monde arabe.

Un sport très prisé à la Maison blanche: casser de l'Arabe

Le chef d’état major de l’armée américaine, le général Martin Dempsey, a affirmé devant le Congrès qu’ « il n’y a pas d’alternative au gouvernement de Bashar al Asad en Syrie, car de l’autre côté il n’y a qu’un mélange de forces divisées composées de rebelles et de fanatiques. » Une manière d’exprimer son désaccord avec les attaques que Barack Obama semble préparer contre le régime syrien. Il est de notoriété publique que les militaires américains sont beaucoup moins boutefeux que leurs présidents. En effet, ceux-ci, qui ont le pouvoir constitutionnel de déclarer la guerre, ont usé et abusé de ce pouvoir, surtout quand il s’agit d’attaquer des pays arabes. Si l’on remonte jusqu’à la présidence de Ronald Reagan, élu en novembre 1980, on constatera que tous les présidents américains qui ont occupé la Maison blanche du 20 janvier 1981 jusqu’à ce jour, ont eu des problèmes avec un ou plusieurs pays arabes et n’ont pas hésité à utiliser la force brutale et à procéder à des bombardements indiscriminés. Ronald Reagan avait un problème avec Kadhafi, il avait envoyé ses bombardiers lâcher quelques bombes sur Tripoli, faisant des victimes civiles, dont une petite fille du dirigeant libyen. Sans parler des soutiens inconditionnels de l’administration Reagan à Israël dans ses innombrables guerres contre les Palestiniens et les Libanais. Après lui, c’était autour de Georges H. Bush de faire une fixation sur l’Irak. En s’en prenant à ce pays en Janvier 1991, il avait concentré ses attaques sur les infrastructures civiles avec l’intention claire de transformer la vie des Irakiens en enfer. Il avait largement réussi, surtout que les sanctions qui étaient imposées pendant des années à l’Irak étaient plus dévastatrices que la guerre elle-même. Après lui, Bill Clinton prit le relais, et non seulement il renforça les sanctions et maintint la stricte interdiction de vol pour les avions civils et militaires irakiens, mais se paya lui aussi sa propre guerre contre l’Irak dans le cadre de l’opération dévastatrice « Desert Fox » menée en décembre 1998 contre un pays déjà à genoux. Sans parler du fiasco somalien qui avait tourné à l’humiliation pour l’administration Clinton. Avec l’arrivée de George W. Bush, le fils de son père, à la présidence en janvier 2001, la fixation sur l’Irak par la Maison blanche avait pris carrément un aspect pathologique. On se rappelle comment tout au long de l’année 2002 et début 2003, les mensonges et les manipulations à grande échelle tissés par la Maison blanche dans le cadre de ses préparatifs d’occupation de l’Irak à la fois pour le « débarrasser des armes de destruction massive » et le mettre sur « la voie de la démocratie ». On connaît la suite. Plus de dix ans après l’intervention américaine, l’Irak est toujours en proie à l’anarchie et aux déchirements interconfessionnels. En janvier 2009, avec l’arrivée de Barack Obama à la Maison blanche, on s’est dit voilà un président qui ne va pas suivre ses prédécesseurs dans leur politique anti-arabe en s’abstenant de se payer lui aussi sa propre guerre contre l’un de ces pays situés entre le Golfe et l’Atlantique. Mais on était allé un peu vite en besogne. Voici le président afro-américain dont l’élection en novembre 2008 avait soulevé d’immenses espoirs dans le monde en général et dans le monde arabe en particulier, prend la voie de ses prédécesseurs. Il semble que les démangeaisons de la guerre contre les Arabes qui avaient assailli Reagan, Bush père & fils et Clinton n’ont pas épargné Obama qui tient lui aussi à enrichir son CV par une guerre. Non pas une guerre léguée par son prédécesseur, comme celle de l’Afghanistan, mais sa propre guerre qu’il déclenchera lui-même. Après tout, si tous ses prédécesseurs ont cassé de l’Arabe, pourquoi pas lui ? La Syrie va fournir l’occasion à Obama pour qu’il montre au monde sa virilité, pour que, à l’instar de ses prédécesseurs, il se livre à un sport très prisé à la Maison blanche : casser de l’Arabe. A l’heure où ces lignes sont rédigées, CNN vient d’annoncer que le 44e président américain a décidé de frapper en Syrie. Même s’il n’y a aucune preuve que le régime de Bashar al Asad a utilisé des armes chimiques, même si Carla del Ponte (l’un des membre de l’équipe de l’ONU chargée de l’enquête) fait assumer la responsabilité à l’opposition syrienne, même si le renversement ou l’affaiblissement de Bashar al Asad sera un pain béni pour Al Qaida, cette même organisation qui avait tué en quelques minutes le 11 septembre 2001 plus de 3000 Américains.

Sunday, August 11, 2013

La première et la dernière promesse tenue

Par les temps qui courent, les politiciens qui promettent et ne tiennent pas leurs promesses sont légion. Ce n’est pas propre à la Tunisie, bien sûr, c’est une caractéristique que partagent les hommes politiques à quelque pays et à quelque culture qu’ils appartiennent. Pourtant, les gouvernés ne demandent pas la lune à leurs gouvernants. Pour parler de lune, justement, le mois dernier, juillet 2013, cela faisait exactement 44 ans que l’homme s’est arraché à son milieu naturel pour aller faire un tour sur le satellite le plus proche de la Terre. Cet exploit a été rendu possible parce qu’un politicien, le premier et le dernier sans doute dans l’histoire de l’humanité, a promis la lune au vrai sens du terme à son peuple et a tenu parole, même si c’est à titre posthume : John Fitzgerald Kennedy, 35eme président des Etats-Unis. L’université Ann Arbor dans l’Etat du Michigan est l’une des meilleures universités publiques au monde. A l’entrée de cette université, on ne peut pas ne pas fouler du pied une étrange plaque de cuivre cimentée sur le seuil. N’importe qui des 120.000 habitants de la ville d’Ann Arbor (dont 50.000 étudiants) vous dira avec une pointe de fierté, que c’est là précisément, sur le seuil de l’université que John Fitzgerald Kennedy avait, un jour de l’an de grâce 1961, promis à son peuple la lune. Il avait dit alors : « Dans dix ans, le drapeau américain sera planté sur la lune. » C’était une promesse sous forme de défi que le jeune président lançait à l’Amérique et la sommait de relever. L’Amérique releva le défi dans moins de temps que Kennedy avait promis. Le 21 juillet 1969, la bannière étoilée fut plantée sur le sol lunaire par l’astronaute Neil Armstrong qui effectua simultanément en cette journée mémorable « le petit pas pour l’homme et le pas de géant pour l’humanité. » Kennedy n’avait pas eu la chance de fêter avec ses compatriotes la concrétisation de sa promesse. Mais il a la satisfaction éternelle d’être le premier et le dernier politicien à avoir promis la lune et d’avoir tenu sa promesse. A titre posthume, certes, mais promesse tenue quand même. Les jeunes tunisiens qui n’avaient pas vécu l’événement en direct, peuvent aujourd’hui, s’ils le veulent bien sûr, tout savoir par un simple click sur « Google » tous les détails de l’extraordinaire événement du 21 juillet 1969. Mais les moins jeunes et les vieux ne peuvent oublier l’effervescence sentimentale qui avait suivi le 21 juillet et qui allait de l’émerveillement à l’incrédulité. Comme pour convaincre les incrédules, un caillou lunaire fut exposé dans une vitrine en face du Centre culturel américain, situé à l’époque sous les arcades en plein centre ville. La foule s’agglutinait autour de la vitrine et chacun y allait de son commentaire. Pour les uns, émerveillés, contempler ce caillou venu d’ailleurs procurait une sensation forte. C’était un peu comme si on regardait la lune à une distance non plus de 400.000 kilomètres, mais de 40 centimètres. Comme si on avait à portée de main ce satellite de la Terre qui, depuis la nuit des temps, prenait un malin plaisir à narguer une humanité, inquiète ou fascinée, par l’alternance régulière de ses apparitions et ses disparitions. Et même si les Arabes et les musulmans n’avaient contribué en rien à cette conquête scientifique et spatiale majeure, nous étions tout de même fiers de cet exploit extraordinaire, fruit de l’intelligence humaine et de l’obstination de l’esprit humain qui avait fini par réaliser ce rêve fou enfoui depuis la nuit des temps dans l’inconscient collectif de l’humanité. Pour les autres, incrédules, il n’en est rien. C’est du bluff. Les Américains sont allés à coup sûr chercher ces cailloux dans les Appalaches ou les montagnes rocheuses pour faire croire à leur toute puissance. Mais par la suite, et grâce à la répétition de l’exploit avec la série des « Apollo », la conquête de la lune s’est même un peu banalisée, et les incrédules ont eu la bonne idée de s’évanouir dans la nature. Ceux qui sont aujourd’hui à la retraite ou qui s’apprêtent à la prendre, se rappellent que moins de deux mois après la conquête de la lune, la Tunisie avait connu des inondations catastrophiques, celles de septembre 1969. Là aussi, chacun y allait de son commentaire. Pour les uns, on subissait la colère divine pour notre impiété, pour les autres, la faute incombait au gouvernement incapable de protéger les zones dévastées, mais en se gardant bien de dire comment et par quels moyens. Un honnête citoyen kerkennais, comme il y’en a tant dans les îles Kerkennah, avait lui une explication qui prenait en compte l’actualité scientifique et spatiale brûlante du moment. Angoissé par une pluie torrentielle qui n’arrêtait pas de tomber, désespéré face à l’inexorable montée des eaux qui menaçait sa maison et ses meubles, l’honnête citoyen expliquait à haute voix l’origine de la catastrophe à qui voulait bien l’entendre : « en montant sur la lune, les Américains ne pouvaient pas ne pas trouer le ciel. Et si la pluie ne s’arrête pas, c’est parce que le ciel est désormais troué. C’est une propriété naturelle de l’eau que de s’engouffrer dans tous les trous qu’elle rencontre. » Aussi, notre honnête citoyen, prenant le risque de se mouiller un peu, sortit sa tête de sa fenêtre et s’adressa aux Américains, avec une voix pleine de reproches, en ces termes : « Vous l’avez troué ? Bouchez-le maintenant ! »

La singulière relation des "Frères" au pouvoir

Les « Frères musulmans » égyptiens ont eu mardi 30 juillet l’une des plus grandes frustrations de leur histoire. Après près d’un mois de rassemblements stériles à la place Rabaa Al Adawya par lesquels ils souhaitaient imposer le retour de leur président écarté par l’armée le 3 juillet, ils ont décidé de frapper « un grand coup » en appelant à une « manifestation millionnaire » pour montrer leur force. L’échec est total et le grand coup s’est révélé être un coup d’épée dans l’eau. La manifestation, de l’avis des observateurs et des journalistes occidentaux, n’a rassemblé que « quelques dizaines de milliers de personnes tout au plus ». Le résultat immédiat et logique de cet échec est un découragement des islamistes et une plus grande détermination des militaires et des forces de l’ordre à résoudre ce qui est devenu aujourd’hui le principal problème du Caire, le « sit-in de Rabaa Al Adawya ». Les principales victimes du rassemblement continu des islamistes sont les riverains qui se plaignent d’avoir perdu leur liberté de mouvement. En effet, depuis un mois ces riverains peuvent difficilement sortir de chez eux et pressent les forces de sécurité et l’armée de mettre fin à leur calvaire en dégageant la place. La question la plus posée en Egypte aujourd’hui est la suivante : jusqu’à quand quelques dizaines de milliers de sit-inneurs rassemblés dans une place publique continueront-ils à rendre infernale la vie de dizaines de millions de personnes ? La chose est maintenant claire pour le monde entier : quelques dizaines de milliers qui exigent le retour de l’ex-président Mohamed Morsi contre des dizaines de millions qui ne veulent plus en entendre parler et qui considèrent l’année passée par le chef islamiste à la tête de l’Etat comme une page noire dans l’histoire du pays. Ce qui se passe aujourd’hui en Egypte est inédit et la science politique ne manquera certainement pas de se pencher sur cette singularité. Que faire quand deux groupes sociaux de très inégale importance qui se trouvent face à face dans la place publique et dont l’un réclame le pouvoir et l’autre le lui dénie ? Sur le terrain, l’armée égyptienne a tenté de résoudre le problème en s’alignant sur le groupe le plus nombreux, ou plutôt en répondant aux appels des millions d’Egyptiens qui la suppliaient de destituer le président honni. Cette initiative de l’armée a donné naissance au concept étrange de « coup d’état populaire ». Il n’y a jamais eu dans l’histoire une écrasante majorité du peuple qui supplie l’armée de prendre le pouvoir et d’en écarter les gouvernants civils. Ce concept original de « coup d’état populaire » n’aurait jamais vu le jour si les « Frères musulmans » étaient un groupement politique ordinaire qui répondait aux critères de la compétition classique pour le pouvoir. Ces critères veulent qu’un gouvernement qui se trouve contesté par des dizaines de millions dans la rue et soutenu par seulement quelques dizaines de milliers, démissionne et se fait oublier. Plus que la peur de se faire renverser par la foule, c’est le respect de soi-même qui devrait normalement pousser un tel gouvernement à la démission. Car un gouvernant qui a un peu de dignité et de grandeur d’âme ne peut jamais accepter de gouverner des dizaines de millions de personnes contre leur gré, comme tenait absolument à le faire Mohamed Morsi. Pour les « Frères », la relation au pouvoir ne répond en rien aux critères classiques de l’action politique. Pour eux, l’épreuve électorale n’est qu’une formalité sans importance à laquelle ils étaient obligés de se soumettre, puisqu’ils ont échoué pendant 80 ans à prendre le pouvoir par la force. Bien qu’élus par une majorité du corps électoral égyptien, les « Frères » ne reconnaissent qu’en apparence le principe démocratique qui fait du peuple la source de toute légitimité. Au fin fond d’eux-mêmes, l’unique source de légitimité est Dieu et ils sont là pour le défendre. Contre qui ? Contre tous ceux qui ne partagent pas leur conception du monde, de la religion et du pouvoir. Dans leur fanatisme sans limites, les « Frères » se considèrent comme les représentants de Dieu sur terre, et, par conséquent, quiconque conteste leur pouvoir est un « ennemi de Dieu ». Pour s’en convaincre, il n’y a qu’avoir en tête l’étrange déclaration de Mohamed Badie, le ‘Morched’ des « Frères » pour qui « la destitution de Morsi par Al Sissi est plus grave que la destruction de la Kaaba (le lieu le plus sacré de l’islam) ». Le nœud du problème, qu’il s’agisse de l’Egypte, de la Tunisie, ou de la Libye, pour ne citer que ces trois pays, se trouve donc intimement lié à la conception singulière des « Frères » qui refusent à la fois les paramètres classiques de la compétition politique et le principe la légitimité populaire. C’est cette singularité qui, en dernière analyse, explique la dégradation catastrophique en si peu de temps des conditions de vie dans les pays où « les Frères » exercent ou ont exercé le pouvoir. D’où leur impopularité croissante et le désir de solides majorités populaires de les voir loin du pouvoir.

Le temps des malfaiteurs

Pour dénicher un bienfaiteur de l’humanité, il faut se lever tôt, préparer sa lanterne et partir quand le soleil est au zénith, tel Diogène cherchant « l’Homme ». Les bienfaiteurs de l’humanité sont une denrée très rare. Ce sont des hommes si exceptionnels qu’on n’en voit guère plus d’une poignée par siècle. On les rencontre en feuilletant les manuels d’histoire, plutôt qu’en se promenant dans les grandes artères des villes. Les savants qui ont mis au point toutes ces machines ayant servi à libérer l’homme des corvées et à faciliter sa vie, ceux qui ont développé la médecine et la pharmacologie, les humanistes qui se sont appliqués leur vie durant à alléger les souffrances des hommes, des femmes et des enfants sont des bienfaiteurs de l’humanité. Il y a aussi des bienfaiteurs en puissance. Pourquoi en puissance et non de fait ? Parce qu’on ne les a pas laissés poursuivre leur route. On a fait taire leurs voix avant qu’ils n’aient la possibilité de concrétiser leur amour et leur dévouement pour leurs semblables par des décisions et par des actes décisifs. En Tunisie, deux de nos bienfaiteurs en puissance, Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, ont été tués l’un après l’autre, à six mois d’intervalle, par des terroristes, c'est-à-dire par des malfaiteurs réels. Les malfaiteurs pullulent. Leur but dans la vie, c’est de rendre infernale celle des autres. C’est une engeance qu’on peut trouver dans un large spectre allant d’hommes d’Etat et de responsables de partis politiques aux hommes de main avec peu de cervelle et beaucoup de muscles affectés aux basses besognes. Boutefeux, déclencheurs de guerres, tortionnaires de peuples, diviseurs de citoyens en fidèles et infidèles, théoriciens de la haine, du racisme et de la xénophobie, coupeurs de têtes et égorgeurs d’hommes et de femmes au nom d’Allah et la liste est longue. L’assassin qui a tué le 25 juillet Mohamed Brahmi en plein jour et en plein mois de ramadan et ceux qui l’ont recruté et armé, appartiennent à la pire espèce des malfaiteurs de l’humanité, la plus nombreuse et la plus répandue en ces temps maudits. On les trouve en Tunisie, en Libye, en Egypte, en Syrie, en Irak en Somalie, au Nigeria, au Pakistan, en Afghanistan etc. etc. C’est l’espèce la plus dangereuse dans le sens où les fanatiques qui la composent dénient à leurs semblables le droit d’avoir un avis différent ou une croyance qu’ils ne partagent pas, et vont jusqu’à la liquidation physique pure et simple, comme ce fut le cas en ce jour de célébration du 56e anniversaire de la République, transformé soudain en un jour de deuil par 14 balles tirés d’une arme semi-automatique. Un acharnement terrifiant par lequel l’assassin voulait s’assurer qu’aucune chance de survie n’est laissée à cette voix qui dérange et que les commanditaires, dans leur réunion secrète, ont décidé de faire taire à jamais. Selon le ministre de l’Intérieur, ce sont les mêmes malfaiteurs et la même arme qui ont été utilisés il y a six mois, le 6 février dernier, pour faire taire à jamais une autre voix qui dérange, celle de Chokri Belaid. L’information donnée par le ministre est accablante pour son ministère. Pendant six mois, les terroristes-malfaiteurs qui ont participé à la planification et à la perpétration de l’assassinat de Chokri Belaid n’ont pas été inquiétés et ont profité de leur liberté de mouvement pour planifier et commettre un autre crime. Pendant six mois, l’arme qui a servi à faire taire à jamais la voix de Chokri Belaid était laissée en possession des tueurs pour servir de nouveau à cribler de balles un père de famille devant ses enfants, dont le seul tort était de défendre le droit de ses concitoyens à la liberté, à la dignité, à la démocratie et au travail. Dans nos pays sous-développés, les politiciens qui tiennent les rênes du pouvoir ont une grande propension à l’utiliser au seul bénéfice de leur petit cercle familial et partisan. Ils n’hésitent pas à commettre toutes sortes d’abus et finissent par basculer dans la malfaisance. C'est-à-dire, aux yeux du peuple, d’hommes d’Etat et de gouvernement, ils se transforment en malfaiteurs. Cela veut dire que, à plus ou moins brève échéance, la rupture avec les citoyens est inévitable et ceux-ci n’ont plus d’autres choix que de s’unir pour régler leur compte avec ceux qui les gouvernent. Le compte a été réglé avec Ben Ali un certain 14 janvier 2011, parce que ses abus de pouvoir étaient devenus insupportables. Mais si celui-ci a mis 23 ans pour devenir insupportable, ses successeurs, pourtant choisis par le peuple lui-même dans des élections démocratiques et transparentes, ont mis beaucoup moins de temps pour le devenir. Les gouvernants actuels ont réussi lors du premier assassinat, celui du 6 février, à absorber la colère populaire en recourant à des stratagèmes et en faisant des promesses dont l’objet n’est pas d’être tenues mais pour servir de calmant. Cela a marché…jusqu’au second assassinat du 25 juillet. Maintenant, les citoyens sont dans la rue et les gouvernants dans le pétrin. Il leur est difficile d’utiliser les mêmes stratagèmes ou des promesses en guise de calmants. Ils doivent se mordre les doigts de n’avoir pas tout mis en œuvre pour empêcher la réédition de cette pratique étrangère aux Tunisiens qu’est l’assassinat politique. En attendant une solution à cette grave crise qu’on souhaiterait raisonnable, sage et rationnelle, les citoyens sont dans la rue et les gouvernants dans le pétrin.

"Citadelles interdites"

La décision du département d’Etat de fermer une vingtaine d’ambassades et de consulats américains au Moyen-Orient et en Afrique du nord, pose à nouveau le problème des menaces terroristes dont les Etats-Unis sont l’objet depuis des décennies. Pour revenir à l’histoire, disons qu’il y a une trentaine d’années, Washington a décidé de s’engager dans la construction d’une « nouvelle génération d’ambassades » à travers le monde avec un plan de construction et une architecture qui prend avant tout en compte la sécurité et la protection du personnel diplomatique américain contre les attaques terroristes orientés contre les intérêts américains. Ce nouveau genre d’ambassades est connu sous le nom de « Inman Buildings », en référence à un ancien directeur adjoint de la CIA, l’amiral Bobby Inman. Celui-ci avait au début des années 1980, et plus précisément après les attaques des ambassades américaines au Liban et au Koweït en 1983, mis en place des règles de construction strictes faisant ressembler ces ambassades plus à des bunkers qu’à des bâtisses accueillant des missions diplomatiques. En plus de cela, l’amiral Inman a introduit un nouveau service dans les ambassades US à l’étranger, le DSS (Diplomatic Security Service). L’intervention de l’ancien directeur adjoint de la CIA dans les affaires du département d’Etat a eu deux conséquences notables : une augmentation faramineuse des dépenses consacrées à la protection des missions diplomatiques américaines dans le monde, et une tension croissante entre le personnel des ambassades et le DSS. Cette tension, cela va sans dire, a eu pour effet d’entraver les efforts des diplomates qui, dans certains cas et certaines circonstances, ne pouvaient pas accomplir leur mission correctement et efficacement, compte tenu des restrictions qui leur sont imposées. Cette politique du tout sécuritaire a été généralisée à un point tel que même la représentation américaine auprès de l’ONU à New York n’y a pas échappé, ce qui a fait dire à Stephen Schlesinger de la ‘Century Foundation’, dans un article publié dans le Washington Post : « Au lieu d’être un lieu accueillant et gai, montrant le désir d’ouverture de l’Amérique sur le monde et soulignant nos valeurs optimistes et progressistes, notre mission diplomatique au siège de l’ONU se dresse comme une forteresse interdite et lugubre avec un seul message : allez-vous-en ». La décision prise il y a une trentaine d’années de transformer les ambassades et consulats américains en « forteresses interdites » les a-t-elle protégés contre les attaques terroristes ? Non si l’on en juge par les séries d’attaques qui ont visé les représentations diplomatiques américaines durant les vingt dernières années. Ces attaques ont eu lieu au Kenya, en Tanzanie, ay Yémen, en Turquie, au Liban, au Soudan, en Arabie Saoudite, en Syrie, en Grèce, au Mexique, en Serbie, sans oublier la Libye et la Tunisie. L’Irak et l’Afghanistan sont évidemment des cas à part. Des analystes américains considèrent que « Inman Buildings » ou pas, le terrorisme restera un phénomène lancinant et continuera à viser la première puissance du monde « dans les 100 prochaines années ». Il est peu probable que les Etats-Unis gardent leur statut de première puissance mondiale pendant cent ans encore, mais ce qui est sûr c’est qu’ils seront encore les plus visés par le terrorisme pendant les années ou peut-être les décennies à venir. Ils resteront les premiers visés parce qu’il n’y a réellement aucun signe en provenance de l’autre côté de l’Atlantique prouvant que les Etats-Unis présentent des signes de guérison du syndrome du pompier-pyromane qui les affecte depuis des décennies. En d’autres termes, il n’y a aucun signe qui prouve que Washington est en train de mettre sur pied une nouvelle politique à l’échelle mondiale où il y a moins d’agressivité, moins d’injustice, moins de soutien inconditionnel à Israël, moins d’indifférence et moins de cupidité envers les damnés de la terre. Une question à laquelle tout honnête homme ne pourra répondre que par l’affirmative : le terrorisme ne sera-t-il pas aujourd’hui nettement moins ravageur et moins étendu dans le monde si George W. Bush n’avait pas pris la décision de détruire l’Irak ? Une précision importante doit être soulignée. L’analyse faite ici ne tend nullement à démontrer que les terroristes s’attaquent aux Etats-Unis parce qu’ils manquent de compassion et de générosité ou parce qu’ils soutiennent l’injustice dans le monde ou encore parce qu’ils agressent ou détruisent des pays plus faibles. Les terroristes se soucient comme d’une guigne du sort des faibles et des opprimés. Bien au contraire, partout où ils frappent, leurs nombreuses victimes se comptent avant tout et en premier lieu parmi les faibles, les opprimés et les innocents. Ils exploitent la politique américaine au Moyen-Orient et ailleurs comme carburant pour leurs activités terroristes dont l’objet n’a évidement rien à voir avec les intérêts des peuples ou des groupes sociaux ou religieux qu’ils prétendent défendre et qui leur servent en réalité de chair à canon. En attendant la guérison des uns et des autres, les victimes de la politique étrangère américaine sont souvent aussi celles du terrorisme. Se comptant par dizaines ou centaines de millions dans le monde, les victimes réelles et potentielles sont coincées entre l’enclume américaine et le marteau terroriste.

Une bataille décisive

Après le séisme consécutif à la chute de la dictature, tout le monde fait de la politique en Tunisie, mais rares sont ceux qui savent ce que l’expression « faire de la politique » veut dire, y compris parmi le « politiciens » chevronnés et les chefs de partis politiques. Tout homme qui fait de la politique se trouve forcément face à deux intérêts contradictoires, l’intérêt public et l’intérêt privé, l’intérêt de son parti et celui du pays, et tout l’art consiste à réduire le degré de contradiction entre ces deux intérêts et à introduire un certain degré d’harmonie de manière non pas à les faire coïncider (ils ne coïncident jamais), mais de manière à les faire coexister pacifiquement grâce à des concessions de part et d’autre. Mais il y a une espèce de politiciens qui, dès qu’ils tiennent en main les rênes du pouvoir, ils s’empressent, contre toute évidence, de faire coïncider l’intérêt privé et l’intérêt public et, du coup, l’intérêt de leur parti se confond avec celui du pays et vice-versa. C’est ce cheminement politique et mental qui se trouve derrière l’établissement des systèmes dictatoriaux et totalitaires. Le sociologue allemand Max Weber a jeté une lumière crue sur l’action politique en mettant en place les outils qui nous permettent d’appréhender l’action politique dans sa globalité, grâce à sa fameuse théorie de l’éthique de la conviction et de l’éthique de la responsabilité. Les politiciens imbus de l’éthique de la conviction sont obsédés par leurs idées qu’ils croient d’une justesse et d’une vérité absolues, considérant quiconque qui ne les partage pas non pas comme un être différent, mais comme un ennemi à reconvertir si possible, à abattre s’il s’avère irrécupérable. Cette espèce de politiciens se soucie comme d’une guigne des conséquences de leur action, et la perspective de catastrophes ne les émeut guère face à la force de leur conviction. Ils foncent souvent tout droit vers le mur, mais ne le voit guère, aveuglés qu’ils sont par leurs convictions. En revanche, les politiciens imbus de l’éthique de la responsabilité calculent dans chaque pas et dans chaque circonstance les conséquences positives et négatives de leurs affirmations et de leurs décisions et les ajustent en fonction de cela. Ils ont tendance à adapter leurs discours et leurs actions aux conditions objectives du temps et de l’espace de manière à éviter autant que faire se peut les écueils, les échecs, les impasses et les blocages. Ils ne considèrent pas ceux qui ne partagent pas leurs idées comme un ennemi à abattre, mais comme des concurrents avec qui ils peuvent très bien s’engager dans une compétition à l’issue de laquelle les perdants congratulent les gagnants tout en se préparant pour la prochaine compétition. C’est ce cheminement politique et mental qui se trouve derrière l’établissement des systèmes démocratiques. L’histoire pullule d’exemples de catastrophes engendrées par les politiciens imbus de l’éthique de la conviction. L’exemple le plus terrifiant est celui de l’Allemagne des années 1930-40 quand les nazis étaient arrivés au pouvoir, eux aussi, à travers des élections démocratiques et transparentes. Adolph Hitler et ses partisans étaient l’incarnation des politiciens imbus de l’éthique de la conviction. Ils étaient convaincus d’être les représentants de la « race supérieure » et que, par voie de conséquence, il était de leur droit de s’octroyer un « espace vital », digne d’eux aux dépens des « races inférieures ». Poussés par l’éthique de la conviction à aller jusqu’au bout de leurs idées, les nazis ont provoqué une catastrophe mondiale excessivement coûteuse : 60 millions de morts et des destructions d’une ampleur qui dépasse l’imagination. En Tunisie, depuis la chute de la dictature, ou plus précisément depuis les élections du 23 octobre 2011, la politique se résume en une bataille entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité. Ces élections ont donné une petite majorité toute relative à un courant politico-religieux fortement conditionné par l’éthique de la conviction. Le déroulement de la campagne électorale a fait croire à certains que les représentants de ce courant se sont reconvertis aux principes démocratiques. Une fois au pouvoir, Ennahdha a largement démontré aux Tunisiens et au monde entier qu’il n’en est rien, et que tous leurs efforts au gouvernement et à l’Assemblée constituante ne visaient qu’à instaurer un système totalitaire qui tend à exclure de la vie politique tous ceux qui ne partagent pas l’idéologie politico-religieuse de courant. Il n’y a qu’à voir la controverse qui divise les députés de la Constituante autour des principes fondamentaux à inclure dans le texte constitutionnel. Si le pays est aujourd’hui économiquement au bord du gouffre et socialement déchiré par une polarisation périlleuse, c’est parce que le parti religieux au pouvoir ne s’intéresse ni à l’économie ni au sort des gouvernés, mais concentre tous ses efforts et toute son attention sur la domination des rouages de l’Etat. Et si le pays est aujourd’hui déchiré par une polarisation annonciatrice de tous les dangers, c’est parce que le parti au pouvoir, imbu jusqu’à la moelle par l’éthique de la conviction, considère quiconque ne partageant pas l’idéologie de la Nahdha comme un dangereux ennemi non seulement du parti islamiste et de ses partisans, mais aussi et surtout un ennemi de l’islam et de Dieu, et donc un laïque, c'est-à-dire un impie. Toute force politique mue par l’éthique de la responsabilité aurait démissionné depuis longtemps, si elle avait collectionné seulement le dixième des échecs collectionnés par Ennahdha. Elle se serait retirée sur la pointe des pieds couverte de honte, si elle avait causé au pays et à son peuple le dixième des problèmes causés en Tunisie par Ennahdha entre le 23 octobre 2011 et aujourd’hui. Mais Ennahdha ne l’entend pas de cette oreille. Aveuglé par le fanatisme, dévoyé par la conviction que les partisans de Ghannouchi sont sur la bonne voie et que tous ceux qui ne partagent pas leurs vues font fausse route, le parti islamiste rappelle aujourd’hui l’anecdote du fou roulant à contre sens sur l’autoroute et écoutant cette mis en garde à la radio : « Attention, attention, il y a un fou qui roule à contre sens sur l’autoroute ! » Et le fou de s’exclamer : « Imbécile, il n’y a pas un seul fou qui roule à contre sens, mais 30.000 ! » La bataille décisive qui se déroule actuellement entre l’éthique de la responsabilité et l’éthique de la conviction finira incontestablement par la victoire de la première, c'est-à-dire par la victoire de la démocratie. L’éthique de la conviction peut faire du mal au pays et au peuple, mais son échec inévitable est dans la logique des choses. Remercions Dieu tout de même que Ghannouch n’ait pas les moyens militaires de Hitler.

La source de vie sera-t-elle source de mort?

Le parlement éthiopien a ratifié le 10 juin 2010 un traité conclu entre Addis-Abeba et cinq pays africains du bassin du Nil (le Burundi, la Tanzanie, le Kenya, le Rwanda et l'Ouganda). Le traité prévoit « une utilisation équitable des eaux du Nil », la construction « de grands ouvrages hydrauliques », et surtout l’annulation du droit de veto sur tout changement dans le partage des eaux accordé à l’Egypte par les traités de 1929 et 1959. Déjà bien avant la ratification du traité, le projet éthiopien de construire le « barrage de la renaissance », un ouvrage hydraulique géant pour la bagatelle de 3,2 milliards d’euros et d’une capacité de 6000 mégawatts, n’était un secret pour personne. En mai dernier, l’Ethiopie a commencé le détournement d’une partie des eaux du Nil bleu en prévision de la construction du barrage… Mais tout d’abord, il faut rappeler ici certaines données physiques et historiques importantes. La source du Nil bleu se trouve au lac Tana dans les hautes terres éthiopiennes, appelées « le toit de l’Afrique ». Ses eaux traversent les terres fertiles du sud Soudan, les irriguent avant de faire la jonction à Khartoum avec le Nil blanc. Après la jonction, le Nil poursuit sa route, traverse la moitié nord du Soudan, pénètre en Egypte où il alimente le lac Nasser et le barrage d’Assouan avant de poursuivre tranquillement son bonhomme de chemin jusqu’à la Méditerranée où il se déverse dans une embouchure située entre les deux villes côtières, Alexandrie et Port Saïd, après un long périple de 6700 kilomètres. Ceci pour les caractéristiques physiques du plus long fleuve du monde. Pour les données historiques, sans remonter jusqu’à Hérodote pour qui l’Egypte est un don du Nil, il faut rappeler que les deux traités internationaux qui régissent la gestion des eaux du Nil sont le traité de 1929 et celui de 1959. Le premier traité était signé entre la Grande Bretagne et l’Egypte à un moment où celle-là était une puissance coloniale dominante. Le texte interdisait aux pays africains traversés par le fleuve tout plan d’irrigation et toute construction d’ouvrage hydro-électrique sans l’accord de l’Egypte. Quant à l’accord de 1959, il était conclu entre l’Egypte et le Soudan et dotait respectivement les deux pays de 55,5 milliards et de 18,5 milliards de mètres cubes par an. Il n’est guère étonnant dès lors que ces deux traités soient considérés aujourd’hui comme caducs par la plupart des pays africains riverains. La crise égypto-éthiopienne de l’eau oppose donc deux pays pauvres qui cherchent désespérément à répondre aux besoins élémentaires de leurs peuples. L’Ethiopie se trouve dans une position délicate et très difficile à gérer. En plus des révoltes dues aux famines provoquées par des années de sècheresse, le gouvernement éthiopien fait face à la colère de milliers de familles qu’il a entrepris déjà de déplacer en prévision de la construction du grand barrage. Cela rappelle en effet, les déplacements massifs de population décidés par les autorités chinoises lors de la construction du barrage gigantesque, connu sous le nom de « barrage des Trois Gorges ». Le plan éthiopien de détournement des eaux du Nil comporte deux volets. D’une part, l’Ethiopie cherche à devenir une puissance hydro-électrique en doublant sa production énergétique, avec l’idée de couvrir les besoins des Ethiopiens et d’exporter le surplus vers le Soudan et l’Egypte. D’autre part, Addis-Abeba cherche à mettre en place de grands projets agricoles basés sur l’irrigation. Ces projets agricoles sont loin de prendre en compte les besoins en nourriture de la population puisqu’il s’agit de projets destinés à l’exportation en coopération avec des multinationales américaine de l’agro-alimentaire, telles que « Monsanto » et « Yarra ». L’Ethiopie est-elle en train de profiter de la crise politique aiguë qui secoue l’Egypte pour accélérer l’exécution de ses projets et mettre les Egyptiens qui, pour l’instant ont d’autres chats à fouetter, devant le fait accompli ? Difficile de répondre par l’affirmative pour deux raisons : d’abord, l’Ethiopie est l’un des pays les plus pauvres du monde, et l’accélération ou le ralentissement des travaux ne dépend pas de la volonté du gouvernement éthiopien, mais plutôt de celle des bailleurs de fonds étrangers qui, pour l’instant, ne se bousculent pas aux portes d’Addis-Abeba. Ensuite, même si les Egyptiens ont d’autres chats à fouetter pour l’instant, compte tenu de l’importance vitale des eaux du Nil pour les 80 millions d’Egyptiens, ils ne peuvent pas ne pas suivre attentivement l’évolution du projet. L’ancien secrétaire général de l’ONU, l’Egyptien Boutros Boutros Ghali, a affirmé un jour que « les prochaines guerres en Afrique seront celles de l’eau ». Le barrage de la renaissance sera-t-il l’étincelle qui concrétisera cette sombre prévision ? Les thèses éthiopienne et égyptienne sont si irréconciliables aujourd’hui qu’une guerre entre les deux pays n’est plus une perspective lointaine. Pour Addis-Abeba, les deux traités sus-mentionnés sont « injustes » et se trouvent en totale contradiction avec les impératifs d’une « redistribution équitable » des eaux du Nil. De plus, soutient-on du côté éthiopien, le barrage de la renaissance n’affectera pas ou très peu le débit de l’eau en Egypte, argument défendu par certains experts occidentaux. La thèse égyptienne a été résumée il y a quelques mois par l’ancien ministre de l’eau et de l’irrigation, Mohamed Nasr Eddine Allam en ces termes : « Le barrage entrainerait une instabilité économique, politique et sociale. Des millions de personnes seraient affamées, et partout il y aurait des pénuries d’eau. » A ce risque majeur mis en avant par les responsables égyptiens, s’ajoute la forte charge identitaire qui caractérise la relation qu’entretient l’Egyptien depuis la nuit des temps avec le Nil. C’est son flux qui, depuis des millénaires, permet à l’Egyptien de vivre, et c’est donc pour la première fois depuis des millénaires aussi que celui-ci fait face à une menace dirigée non pas contre sa sécurité, mais contre sa vie. En 2010, un courrier diplomatique, rendu public par Wikileaks, fait état de l’intention des Egyptiens de construire une base militaire au Darfour dans le but de mener des raids aériens contre « le barrage de la discorde ». Des enregistrements attribués à des responsables égyptiens font état également de propositions consistant à recruter des saboteurs ou de financer des rebelles éthiopiens. La tension est vive entre le Caire et Addis-Abeba. Source de vie, l’eau du Nil risque de devenir source de guerre, c'est-à-dire de mort et de destruction. Mais la voix de la raison ne s’est pas éteinte pou autant, et l’espoir d’un règlement pacifique du contentieux égypto-éthiopien brille encore, même si sa lueur est faible.