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Thursday, March 27, 2014

Morsi, "Rabaa" et la fête de l'indépendance

Depuis le 14 janvier, vu la forte déliquescence de l’Etat, les absurdités sur les plans social, économique et politique sont devenues le lot quotidien des Tunisiens à tel point que personne ne s’étonne plus de rien. Mais Ennahdha et ses partisans ont réussi le tour de force de nous laisser bouche bée tant cette fois l’absurde a dépassé toutes les limites. Que ce parti et ses partisans décident de fêter le 58e anniversaire de l’indépendance, même s’ils n’évoquent cet événement qu’avec condescendance, c’est tout de même une bonne chose, et peut-être, a-t-on naïvement pensé qu’il y a là un signe de cette « tunisification » du mouvement de nos « Frères musulmans » que beaucoup de Tunisiens appellent de leurs vœux. Que nos « Frères musulmans » appellent l’artère dans laquelle ils ont décidé de défiler « l’Avenue de la révolution », il n’y a aucun problème, car pour 99% des Tunisiens (le chiffre n’est pas exagéré), elle est et elle restera l’ « Avenue Bourguiba ». Mais décider de fêter l’indépendance de la Tunisie dans l’ « Avenue de la révolution » en brandissant la photo du président égyptien déchu, Mohamed Morsi, et les signes de « Rabaa » franchement, en matière d’absurde et d’irrationnel, il est réellement difficile de faire mieux. Quel rapport a ce Morsi ou cette Rabaa avec la Tunisie et son indépendance ? En fait, si pour l’écrasante majorité des Tunisiens ces scènes sont d’une absurdité qui dépasse les limites, pour Ennahdha et ses partisans, il n’y a là rien d’anormal. Car, ce qui importe pour eux, ce n’est ni l’indépendance à laquelle ils n’ont jamais cru, ni la Tunisie telle que Bourguiba l’a conçue et construite. Pour eux, Bourguiba le libérateur n’a rien libéré du tout, mais il a signé une « transaction » avec le colon pour maintenir en l’état « la colonisation culturelle et économique » du pays. Quant à la Tunisie, l’anti-islamisme de ses intellectuels et la nature de sa société civile font d’elle un pays laïc que tout islamiste qui se respecte ne peut pas en être fier. Du point de vue d’Ennahdha et de ses partisans, non seulement il n’y a rien d’absurde dans leur défilé du 20 mars, mais il est nettement plus logique de défiler avec les photos de Mohamed Morsi qu’avec celles de Habib Bourguiba ; Il est incomparablement plus naturel de célébrer au cours de ce défilé les signes de «Rabaa » plutôt que ceux de la Tunisie indépendante, moderne et ouverte sur toutes les cultures du monde. Le défilé d’Enahdha du 20 mars à l’Avenue Bourguiba prouve, si besoin est, que pour les islamistes tunisiens, Mohamed Morsi et les signes de « Rabaa » sont donc beaucoup plus importants que l’indépendance et ses martyrs, plus chers que la Tunisie et son modèle social. Leur cœur bat du côté de ce que représentent Morsi et Rabaa, et non du côté du pays qui les a vus naître et dans lequel ils ont grandi. Le défilé d’Ennahdha du 20 mars à l’Avenue Bourguiba a démontré de manière spectaculaire le caractère fallacieux du discours des responsables islamistes destiné aux Européens et aux Américains et consistant à dire qu’ils gèrent un parti politique authentiquement tunisien, réellement démocratique et dont l’unique souci est de contribuer au développement du pays et au bien-être de ses habitants… De quelle preuve a-t-on encore besoin pour nous convaincre que le parti de nos islamistes n’a rien de tunisien et que son programme fait partie intégrante d’un autre programme plus global, et dont le contenu est décidé sous d’autres cieux par un collège d’ « oulémas » qui se sont autoproclamés comme étant la conscience de l’islam et les unificateurs du monde islamique sous la bannière de la « Confrérie » ? De quelle preuve a-t-on encore besoin pour nous convaincre que pour ces gens, la Tunisie n’est qu’une province minuscule appelée tôt ou tard, à s’intégrer, de gré ou de force, dans le futur Etat islamique dont le territoire aux proportions vertigineuses s’étendrait de l’Indonésie à l’Atlantique ? Le plus grave dans le défilé du 20 mars à l’Avenue Bourguiba est qu’il donne la preuve que les responsables nahdhaouis croient encore en ces chimères. Le plus grave est que les photos de Morsi et les signes de « Rabaa » brandis le 20 mars à l’Avenue Bourguiba prouvent qu’Ennahdha n’a pas encore tiré les conclusions qui s’imposent après ce qui s’est passé en Egypte, et après ce qui a été décidé le 4 février et le 7 mars en Arabie saoudite. En Egypte, ce n’est pas l’armée qui a chassé les « Frères musulmans » du pouvoir, mais le peuple égyptien par ce que la BBC a appelé « la plus grande manifestation dans l’histoire de l’humanité. » Trente millions d’Egyptiens dans les rues criant tous d’une même voix « Morsi dehors », ne peut être honnêtement et objectivement qualifié de coup d’Etat. Plus significatif encore est le revirement de l’Arabie saoudite contre « les Frères musulmans ». Le 4 février, le roi Abdallah a signé un décret qui punit de trois à vingt ans de prison « les Saoudiens qui combattent à l’étranger et des sanctions contre les sympathisants des groupes extrémistes. » Un peu plus d’un mois plus tard, le 7 mars plus exactement, l’Arabie saoudite classe les organisations des « Frères musulmans » parmi « les organisations terroristes ». Face à ces coups portés aux « Frères musulmans » dans les deux plus importants pays arabes, nos « Frères » se comportent comme si de rien n’était, et continuent à brandir les photos de Morsi et à réclamer son retour, comme s’il a encore des chances de reprendre un jour les rênes du pouvoir. L’organisation des « Frères musulmans » égyptienne a mis 80 ans pour arriver au pouvoir et une année pour le perdre irrémédiablement. L’autisme dont semblent atteints les « Frères » tunisiens les empêche visiblement de voir cette réalité en face et d’agir en conséquence. En attendant, on continue de brandir à tout bout de champ les photos d’un président abhorré par son propre peuple et des signes bannis dans leur pays d’origine.

Fin de partie pour l'islam politique

L’islam politique constitue une singularité dans la longue histoire de l’humanité. Aussi loin que l’on remonte dans le temps, il est difficile de dénicher un groupe politique qui a mis aussi longtemps pour arriver au pouvoir et aussi peu de temps pour le perdre. Les Frères musulmans ont mis plus de 80 ans pour atteindre leurs objectifs, et il ne leur a fallu que quelques mois pour se discréditer de manière spectaculaire, balisant ainsi la voie à la longue traversée du désert qui les attend et que leur « noyau dur » a déjà entamée en Egypte. Pourtant, avec « le printemps arabe » et le soutien que l’Occident en général et l’Amérique en particulier leur a généreusement offert, les « Frères » se sont trouvés en 2011 dans des conditions si favorables que, s’ils avaient su les exploiter, ils se seraient éternisés au pouvoir. Il y a deux erreurs mortelles parfaitement évitables, mais que les « Frères », de par leur structure mentale particulière, de par l’autisme qui les caractérise, n’ont pas su éviter. La première erreur consiste à rejeter avec un mépris et une arrogance stupéfiants les revendications des masses révoltées en Tunisie et en Egypte qui ne voulaient rien d’autre que « le travail, la liberté et la dignité ». Au lieu de se retrousser les manches et se mettre au service de ceux qui leur ont ouvert les portes du pouvoir en faisant de leurs revendications des priorités nationales, les « Frères » ont jugé que ces masses qui avaient mis fin aux dictatures de Moubarak et Ben Ali n’étaient pas suffisamment musulmanes et qu’il était temps qu’elles soient mises dans « le droit chemin ». En d’autres termes, ivres d’un pouvoir qu’ils ont reçu sur un plateau d’argent, les « Frères musulmans » ont mis de côté les revendications relatives au travail, à la liberté et à la dignité et se sont attelés très vite à la réalisation de la première étape de leur vaste programme : jeter les fondations de l’Etat islamique. Le drame est que plus ils travaillaient sur ces fondations, plus la dégradation des conditions de vie des masses qui les ont hissés au pouvoir se dégradaient. En Egypte, cette dégradation était telle que des millions étaient descendus dans les rues pour chasser ceux qu’ils ont élus moins d’un an auparavant. En Tunisie, cette dégradation était telle que les islamistes, terrorisés à l’idée de subir le sort des « Frères » égyptiens, ont accepté de céder le pouvoir à un gouvernement de technocrates, chose qu’ils avaient pourtant obstinément refusé de faire, même lorsque l’un d’eux, Hamadi Jebali, en avait fait la demande au lendemain de l’assassinat du martyr de la nation, Chokri Belaid. La deuxième erreur mortelle est la complaisance qui frise la complicité avec les groupes islamistes violents. Cette erreur est particulièrement dramatique en Tunisie où le terrorisme, profitant du laxisme, pour ne pas dire autre chose, des gouvernements Jebali et Larayedh, a fait les ravages que l’on sait au niveau social et économique, mais aussi au niveau de la réputation du pays, gravement endommagée à l’étranger, surtout après l’attaque et la dévastation de l’ambassade et de l’école américaines le 14 septembre 2012. Ces erreurs monumentales et l’incapacité congénitale des « Frères musulmans » à tirer les leçons des échecs spectaculaires de l’islamisme au pouvoir en Afghanistan, au Pakistan, au Soudan, en Somalie et même à Gaza, ont porté un coup fatal à l’islam politique tant aux yeux des populations d’Afrique du nord et du Moyen-Orient qu’aux yeux des puissances occidentales qui se sont rendus compte avec beaucoup de retard qu’ils ont misé sur un tocard. Aujourd’hui, l’islam politique vit la crise la plus profonde de son histoire, une crise qui risque, sinon de l’emporter, du moins de le forcer à une longue traversée du désert. Abhorrés par la majorité des populations arabes, mis sur la liste des organisations terroristes en Arabie saoudite, cette terre où l’islam est né, lâchés par l’Occident, en proie à une grogne populaire qui risque de les expulser du pouvoir en Turquie, les « Frères » sont dans le pétrin là où ils se trouvent. N’est-ce pas significatif que la majorité du peuple tunisien a poussé un soupir de soulagement le jour où le gouvernement technocrate de M. Mehdi Jomaa est entré en fonction ? N’est-ce pas significatif que les menaces de guerre civile proférées par les partisans de Morsi se révèlent être des pétards mouillés ? N’est-ce pas significatif que 529 « Frères » soient condamnés à mort de manière si expéditive et qui ne répond pas aux principes de base d’un procès juste et transparent sans que le peuple égyptien ne manifeste la moindre réaction, si l’on excepte les réactions compréhensibles des familles ? Il n’est plus rare d’entendre les gens du peuple commenter à leur manière l’échec spectaculaire de l’islam politique en l’expliquant par « une punition divine » infligée aux « marchands de religion » qui, utilisant la duplicité, le double langage et bien d’autres « péchés », n’hésitent pas à mettre le sacré au service d’intérêts bassement matériels.