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Friday, December 14, 2012

Tunisie-Egypte: contextes différents, crises similaires

On n’est jamais mieux servi que par soi-même. Cet adage célèbre s’applique parfaitement au président égyptien, Mohamed Morsi, qui s’est auto-accordé des compétences et des prérogatives qui font de lui le « nouveau pharaon », tellement elles sont étendues. En effet, grâce au « décret constitutionnel » du 22 novembre dernier, le chef de l’Etat et des Frères musulmans égyptiens peut tout faire et n’a de comptes à rendre à personne, puisqu’il a destitué les autorités judiciaires susceptibles de lui faire front, et démis de leurs fonctions les hauts responsables civils et militaires dont la loyauté n’est pas assurée. A cette incongruité politique s’ajoute une autre : un projet de constitution mis au point par les islamistes, comportant plus de limitations des libertés que de garanties selon de nombreux observateurs égyptiens et étrangers, sera soumis à un référendum le 15 décembre prochain. Il n’en fallait pas plus pour provoquer une crise aiguë que l’Egypte a rarement connue dans son histoire, et un niveau de violence inconnu « depuis le coup d’état de Nasser de 1952 », selon ’The International Herald Tribune’. Cette violence a éclaté brutalement le jeudi 6 décembre quand des milliers de manifestants pro et anti Morsi se sont confrontés dans des batailles rangés où toutes sortes d’armes blanches, et même des armes à feu, ont été utilisées. Le bilan était lourd : sept morts et 450 blessés. La violence entre le camp islamiste dominé par les Frères musulmans et le camp des forces laïques, unies sous la bannière du « Front de salut national », dirigé par Mohamed Al Baradei, risque de se transformer en guerre civile. Cette perspective est d’autant plus inquiétante que les Frères musulmans semblent déterminés à mettre la main sur tous les rouages de l’Etat pour réaliser le programme dont ils rêvent depuis des décennies, l’établissement d’un Etat théocratique, forcément dictatorial, tel que décrit par leur maitre à penser, Hassan Al Banna. L’inquiétude des franges laïques et modernistes de la société égyptienne est compréhensible. Elles ont contribué de manière déterminante à la chute de la dictature de Moubarak le 25 janvier 2011, et se trouvent aujourd’hui sous la menace de se voir gouvernées par une nouvelle dictature, pire que la précédente. Pire que la précédente parce que ni Hosni Moubarak, ni Anouar Sadate, ni Jamal Abdennasser n’ont un jour prétendu être les détenteurs de la vérité absolue et que quiconque s’oppose à leur politique est un ennemi de Dieu. Pire que la précédente parce que les Frères musulmans, même s’ils avaient accédé au pouvoir à travers les élections, ne croient nullement en la légitimité populaire. Pour eux, l’unique source de légitimité est Dieu, qu’ils s’autoproclament comme ses représentants sur terre, et que quiconque s’oppose à leur pouvoir est contre Dieu, et donc un impie et un mécréant. C’est ce qui fait dire à beaucoup d’Egyptiens aujourd’hui que « les Frères musulmans ont utilisé les urnes une fois, mais qu’ils sont en train de les briser maintenant, puisqu’ils s’apprêtent à gouverner non pas au nom du peuple, mais au nom de Dieu ». C’est une problématique à laquelle ne sont pas confrontées seulement les franges laïques et modernistes en Egypte, mais on la retrouve dans tous les pays arabes où les islamistes ont accédé au pouvoir. Il n’y a qu’à voir par exemple la similarité des crises et des blocages qui minent la Tunisie et l’Egypte depuis la chute, à dix jours d’intervalle, de Zine el abidine Ben Ali et de Hosni Moubarak. Cette similarité est devenue plus saisissante encore depuis qu’ « Ennahdha » et « le parti de la liberté et de la justice » des Frères musulmans gouvernent en Tunisie et en Egypte. Ces deux partis partagent la même obstination et la même détermination à mettre la main sur l’administration, la justice et la presse dans le but évident de barrer la route du pouvoir à leurs adversaires et donc de garder le pouvoir par tous les moyens en vue de mener à bien leur « mission sacrée ». Tant pour « Ennahdha » que pour « le parti de la liberté et de la justice », la Tunisie et l’Egypte ne sont pas suffisamment musulmanes et ont besoin d’être « réislamisées », ce qui ne pourra se faire qu’en éloignant pour longtemps les élites laïque et modernistes du pouvoir. Les islamistes en Tunisie et en Egypte en veulent énormément à Habib Bourguiba et à Jamal Abdennasser, bâtisseurs l’un et l’autre d’Etats, autoritaires certes, mais modernes. Les islamistes dans les deux pays en veulent également à leurs peuples pour avoir accepté et soutenu les projets nassérien et bourguibien, et surtout pour avoir été indifférents à la répression impitoyable dont ont été victimes les islamistes de la part du « Combattant suprême » en Tunisie et de l’ « idole des foules arabes » en Egypte et de leurs successeurs. Il n’est donc guère étonnant qu’ « Ennahdha » et « le parti de la liberté et de la justice » veuillent mettre la main sur l’Etat et l’investir pour longtemps dans le but de le « purifier » de sa laïcité et de sa modernité et de le « théocratiser ». Seulement, cette « mission sacrée » ne semble facile à accomplir ni en Tunisie, ni en Egypte. Les islamistes ici et là bas éprouvent les plus grandes difficultés à convaincre leurs compatriotes et ont beaucoup de mal à percer les barrages érigés par les forces politiques modernistes et le solide réseau des organisations de la société civile. En dépit des différences substantielles entre les contextes tunisien et égyptien, on ne peut pas ne pas constater que les crises profondes qui déchirent les deux pays ont les mêmes causes : la confrontation de deux volontés aussi déterminées l’une que l’autre : la volonté des islamistes d’ « islamiser » la société, et celle des modernistes de la démocratiser. Le risque de guerre civile et de désordre généralisé est constamment mis en exergue par les responsables politiques et les intellectuels des deux pays. Si, à Dieu ne plaise, un tel risque arrive à se concrétiser, ce qui est loin d’être une simple hypothèse d’école, compte tenu de l’intensité et de l’ampleur des crises, l’armée en Egypte et en Tunisie ne resteront pas les bras croisés, cela va sans dire. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la décision du 12 août dernier de Mohamed Morsi de « frapper l’armée à la tête » en mettant à la retraite, « avec effet immédiat », le maréchal Tantaoui, ministre de la défense et chef du Conseil suprême des forces armées, qui a dirigé le pays après la chute de Moubarak. C’est dans cette même perspective qu’il faut comprendre en Tunisie l’ardent désir du chef d’ « Ennahdha » de voir un jour l’armée devenir une force « sûre », c'est-à-dire en mesure de balancer, le moment venu, au côté des islamistes. Mais les tentatives de noyautage, clairement perceptibles dans les décisions de Morsi et les désirs de Ghannouchi, peuvent-elles transformer de fond en comble des armées à forte tradition républicaine au point de les impliquer activement dans l’accomplissement de la « mission sacrée » des islamistes ? Toute la question est là.

Tuesday, December 11, 2012

Immaturité politique et fanatisme obtus

Qui n’a pas rêvé un jour de revivre quelques tranches des plus belles années de sa vie. Pour beaucoup, les plus belles années sont incontestablement celles de l’université, à condition qu’elle ne soit pas celle d’aujourd’hui. En effet, quand on voit la dégradation vertigineuse du niveau de l’enseignement et de la qualité des diplômes ; quand on constate comment des questions aussi futiles que celle du Niqab peuvent mettre l’université sens dessus dessous ; quand on observe comment un doyen est traîné devant la justice pour des accusations abracadabrantes ; et, pour couronner le tout, quand on a un ministre qui passe de « la vente du persil », selon ses propres termes, à la gestion du département de l’enseignement supérieur, on se surprend à remercier Dieu d’avoir 60 ans aujourd’hui. Car, parmi les hommes et les femmes qui ont 60 ans aujourd’hui, beaucoup étaient des étudiants au début des années 1970, c'est-à-dire pendant l’âge d’or de l’université tunisienne. Les diplômes étaient aussi valeureux que ceux délivrés par les universités européennes, l’enseignement était aussi rigoureux, les doyens étaient respectés par les étudiants et par les autorités de tutelle, et les ministres qui géraient les départements de l’enseignement supérieur avaient de l’envergure. Mais ceci n’empêchait pas une intense activité politique au sein de l’université, dominée alors par la gauche marxiste qui avait réussi à marginaliser à l’extrême les étudiants destouriens et à réduire à sa plus simple expression le courant islamiste, alors balbutiant. A la faculté de droit de Tunis par exemple, au début des années 1970, face au torrent marxiste, il y a avait un seul étudiant islamiste, oui un seul, qui avait le courage de prendre place sur « la pierre de Socrate » et de s’adresser à la foule des étudiants : Hassan Ghodhbani. Ses interventions étaient accueillies par des sourires narquois ou des commentaires sarcastiques, mais tous le respectaient pour son courage à ramer à contre-courant, à parler à une assistance gagnée à 90% à la gauche, à dire ce qu’il avait à dire tout en sachant qu’il n’aurait pour toute réponse que des sarcasmes. Aujourd’hui, Me Ghodhbani est un avocat respectable. En plus de la veuve et de l’orphelin, il avait défendu hier Rached Ghannouchi et défend aujourd’hui Abdallah Kallal. Il avait défendu le premier sous la dictature de Ben Ali, et défend le second sous le régime de plus en plus autoritaire des islamistes. Il avait défendu hier Ghannouchi devant une justice « totalement inféodée à la dictature », et défend aujourd’hui Kallal devant une justice qui se trouve dans un état « pire que celui dans lequel elle se trouvait sous Ben Ali », selon les propres termes de Me Ghodhbani. Après cette brève digression, la question que l’on se permet de poser ici est comment est-on passé en l’espace de 40 ans d’une tendance politico-religieuse, balbutiante à l’université et quasi-inexistante dans la société, à un courant dominant qui a pu accéder au pouvoir à la faveur de la révolution du 14 janvier 2011 ? Il va sans dire que la réponse à une telle question nécessite des volumes et des milliers de pages, et, par conséquent, on ne peut pas dans cet article embrasser cette question dans toutes ses facettes et toute la profondeur requise. Toutefois, il est possible d’effleurer les grandes lignes de cette évolution qui a fini par mettre le pays au bord d’une crise explosive inconnue dans l’histoire moderne de la Tunisie. Le régime de Bourguiba et celui de Ben Ali assument une lourde responsabilité à cet égard. Le premier a, à un certain moment, jugé opportun d’encourager les islamistes dans le but de faire contrepoids à la gauche dont le dynamisme et l’attrait qu’elle exerçait sur l’élite intellectuelle étaient considérés, à tort ou à raison, comme inquiétants par le pouvoir en place. C’était une erreur stratégique dont on n’a pas encore fini de payer le prix. Le régime novembriste assume une responsabilité plus lourde encore. Après avoir tenté, de bonne ou de mauvaise foi, Dieu seul le sait, de les intégrer dans le jeu politique à travers le fameux « Pacte National », signé au nom d’ « Ennahdha » par l’actuel ministre de la justice, Noureddine Bhiri, Ben Ali avait brusquement changé de stratégie. La lune de miel entre le futur dictateur et les islamistes était de courte durée. Bien que Ghannouchi ait dit avoir « confiance en Dieu d’abord, et en Ben Ali ensuite », et bien que les islamistes aient soutenu la candidature de Ben Ali à l’élection présidentielle d’avril 1989, celui-ci avait entrepris au début des années 1990 de les pourchasser et de les trainer devant les tribunaux de sûreté de l’Etat sous le prétexte de la « lutte anti-terroriste ». En agissant ainsi, il avait fait d’eux des victimes de la répression, leur offrant un fond de commerce inespéré qu’ « Ennahdha » a fructifié hier pour arriver au pouvoir, et qu’elle oppose aujourd’hui à ses adversaires chaque fois que le gouvernement qu’elle domine se trouve confronté à des difficultés. Pire encore, en transformant le pouvoir républicain en pouvoir mafieux, en instaurant un système de corruption généralisé dont les ficelles étaient entre les mains de ses proches et, en particulier, sa famille et sa belle famille, en aggravant les inégalités sociales et régionales, en accentuant la marginalisation de la « ceinture de pauvreté autour de la capitale et des gouvernorats du nord-ouest, du centre-ouest et du sud, Ben Ali a balisé le terrain à son renversement et à son remplacement au pouvoir par ses pires ennemis, les islamistes , bien qu’ils n’aient participé ni de près ni de loin à la révolution du 14 janvier 2011. Dans les années 1980, l’université était transformée en un lieu d’affrontement entre les partisans de la gauche et les islamistes qui militaient sous la bannière du Mouvement de la Tendance islamique (MTI), créé par Rached Ghannouchi, Abdelfattah Mourou et quelques autres. A un certain moment, la violence islamiste n’était plus circonscrite à l’intérieur de l’enceinte universitaire. Avec les attentats de Sousse, de Monastir et de Bab Souika, commandités par les dirigeants du MTI, la répression des islamistes avait redoublé d’intensité. Leur réaction était de penser à prendre carrément le pouvoir à travers un coup d’état qu’ils avaient préparé pour le dimanche 8 novembre 1987 à travers l’infiltration de l’armée. Leur projet avait avorté parce que Ben Ali les avait devancés de 24 heures. Salah Karkar, alors l’un des principaux dirigeants du MTI, a reconnu que son organisation avait commandité un coup d'État pour le 8 novembre 1987 en infiltrant l'armée. Il avait affirmé notamment : « Les sympathisants du MTI au sein de l'armée préparaient un coup d'état, prévu pour le 8 novembre 1987. Cette décision a été adoptée par le bureau politique du mouvement islamiste [...] Nous n'avions pas d'autre issue [...] le régime nous avait déclaré la guerre. » (Cité par Nicolas Beau et Jean Pierre Tuquoi dans ‘Notre ami Ben Ali’, Editions de la Découverte, page 41.) Maintenant, on est en droit de se demander si le Mouvement islamiste qui avait tenté de prendre le pouvoir par la violence et qui, par un concours de circonstances extraordinaires, y a accédé à travers des élections démocratiques, est prêt à jouer le jeu de la démocratie, c'est-à-dire à organiser d’autres élections démocratiques et à céder le pouvoir aux vainqueurs en cas d’échec ? Mais un pays qui vit au rythme des crises successives est-il en mesure d’organiser des élections démocratiques et d’instaurer pacifiquement l’alternance au pouvoir ? Beaucoup commencent à douter de la réussite de la transition démocratique, compte tenu de la propension déroutante des opprimés d’hier à devenir les oppresseurs d’aujourd’hui. Les décisions, les comportements, les attitudes des responsables gouvernementaux et des cadres d’Ennahdha prouvent que les islamistes ne sont guère prêts à lâcher le pouvoir aussi facilement qu’ils y ont accédé. La preuve se trouve dans leur détermination à dominer les structures de l’Etat ; dans la transformation de la rédaction de la Constitution en mission subalterne de l’Assemblée constituante ; dans la célèbre vidéo de Ghannouchi invitant les salafistes à la patience ; dans les tentatives, vaines jusqu’à présent, à asservir les médias ; dans leur refus de libérer la justice du carcan du ministère du même nom ; et, last but not least, dans leur obstination à faire des organisations de la société civile et de la plus importante d’entre-elles, l’UGTT, des ennemies parce qu’elles refusent de se soumettre au diktat d’ « Ennahdha ». L’immaturité politique et le fanatisme obtus qui caractérisent certains dirigeants influents du parti au pouvoir, expliquent l’erreur catastrophique d’ « Ennahdha » consistant à transformer en ennemi quiconque, (organisation, média ou intellectuel), se montre critique envers la gestion chaotique du pays par les islamistes, ou exprime le désir de les voir quitter le pouvoir lors des prochaines élections. Des spéculations font surface de temps à autre dans les médias pour nous décrire « Ennahdha » comme un parti divisé entre « faucons » et « colombes », et que le chef du gouvernement, Hamadi Jebali, est le chef de file des « colombes ». Mais quand on lit la récente interview qu’il a accordée au journal londonien « Acharq Al Awsat », on se convainc qu’ « Ennahdha » est plutôt un parti monolithique dont les membres, de la base au sommet, œuvrent pour un seul et même objectif. Dans l’interview en question, M. Jebali affirmait notamment : « notre catastrophe, c’est notre élite. » Les membres de cette élite, c'est-à-dire dans l’esprit du chef du gouvernement tous les intellectuels qui s’opposent au projet islamiste, sont décrits comme « des fauves qui déchirent le corps sanglant de la Tunisie. » Il va sans dire que ni M.Jebali, ni ses ministres, ni les cadres d’ « Ennahdha » ne sont inclus dans l’élite tunisienne. Pas seulement parce qu’ils ne sont pas des fauves réunis autour du festin sanglant, mais surtout parce que ce qu’ils ont accompli depuis leur accession au pouvoir jusqu’à ce jour est loin d’être un travail d’élite.

Tuesday, December 04, 2012

L'émir est nu

Beaucoup de Tunisiens, dont votre serviteur, se sont sentis humiliés le jour où ils ont vu le ministre de l’Intérieur, Ali Larayedh, passer en revue le don d’un lot de véhicules de différentes catégories et pour différents usages en provenance de Qatar. La Tunisie est devenue si pauvre qu’elle n’est plus en mesure de doter ses services de sécurité du matériel roulant nécessaire pour accomplir leur devoir ! Ce n’est pas le moindre des paradoxes que nous sommes en train de vivre dans ce pays qui ressemble de plus en plus à un bateau ivre, voguant, sans gouvernail ni boussole, au gré du vent et des courants marins. Le trépied, si l’on peut dire, de la révolution du 14 janvier 2011 consistait en ces trois mots d’ordre célèbres hurlés par des centaines de milliers de citoyens : emploi, liberté, dignité nationale. La réponse à l’emploi était le doublement du nombre des chômeurs ; l’unique liberté acquise, celle de la presse, est l’objet d’attaques de plus en plus féroces de la part d’un gouvernement dirigé par un ancien journaliste ; quant à la dignité nationale, elle est gravement endommagée par un émirat minuscule d’un demi-million d’habitants qui s’est arrogé le droit de dire son mot sur la manière dont la Tunisie doit être gérée. Nous n’avons aucune idée des dons en monnaies sonnantes et trébuchantes que cet émirat donne en catimini à certains courants politiques en Tunisie. Mais à entendre les éloges qui frisent la flagornerie de certains responsables politiques tunisiens à l’égard de l’émir du Qatar, on ne peut pas s’empêcher de se poser des questions sur l’ampleur et la destination des montants qui circulent entre Doha et Tunis. Le chef d’un important parti politique a dit un jour que « le peuple tunisien ne peut pas ne pas exprimer sa gratitude à l’égard de Qatar. » Les événements sanglants de Siliana ont été l’occasion pour les habitants de ce gouvernorat sinistré d’exprimer justement leur « gratitude » à cet émirat. En effet, des dizaines d’habitants de Siliana n’ont pas hésité à exprimer devant les caméras de télévision leurs « vifs remerciements » en ces termes : « Merci Qatar. Merci pour le matériel. Merci pour les armes. Merci pour les munitions interdites internationalement. » Visiblement, l’émirat de Qatar ne reconnaît que deux catégories de Tunisiens : ceux qu’on arrose avec des billets de banque, et ceux qu’on arrose avec des munitions interdites sur le plan international. Les premiers nous ont montré leur gratitude flagorneuse en chantant les louanges de l’émir ; les autres nous ont montré leurs corps et leurs visages criblés de petits morceaux de plomb en maudissant ceux qui ont envoyé ces munitions interdites que la Tunisie n’a jamais connues et que la dictature novembriste n’a jamais utilisées dans ses pires campagnes répressives. On nous répète ad nauseam que le Qatar a aidé les révolutions du «printemps arabe ». Il a aidé à l’éclosion de la liberté et de la démocratie en Tunisie, en Egypte et en Libye. Maintenant, il s’active à aider le peuple syrien à conquérir à son tour la liberté et la démocratie… La vérité est que l’émir du Qatar se fout comme d’une guigne du bien-être des peuples tunisien, égyptien, libyen et syrien. Ce qui l’intéresse, c’est son agenda ténébreux qu’il tente de réaliser dans le monde arabe à travers les partis islamistes avec lesquels il a tissé de solides relations. Il est de notoriété publique que cet émirat minuscule et sa chaîne de propagande « Al jazira » ont pris dès le début fait et cause pour les courants islamistes et les ont aidés matériellement et moralement à s’emparer du pouvoir à travers des élections polluées à des degrés divers par les pétrodollars. Il est de notoriété publique aussi que cet émirat qui encourageait les soulèvements en Tunisie, en Egypte et en Libye, abhorrait les mêmes soulèvements populaires quand ils se déroulaient à Bahreïn. Tout le monde a pu constater l’embargo mis en place par « Al Jazira » sur toute information en provenance de Bahreïn en relation avec le soulèvement dont l’écrasement était une haute priorité pour toutes les monarchies du Golfe, y compris l’émirat du Qatar. La politique des deux poids et deux mesures pratiquée par l’émir du Qatar n’est pas appliquée seulement quand il s’agit du Maghreb lointain et du voisin bahreini. Cet émir, qui a renversé son père pour prendre sa place, vient de se dénuder de manière spectaculaire après la condamnation le jeudi 29 novembre dernier du poète qatari Mohamed Ibn Dhib Al Ajami à la prison à perpétuité. C’est une histoire de fous. Voici un poète qui a écrit un poème intitulé « Al Yasamine » (Le jasmin), en honneur de la révolution tunisienne qu’a « soutenue » l’émir du Qatar et qui se voit coller des accusations tellement graves qu’il va passer le reste de sa vie en prison. Arrêté juste après la publication de ce poème, en novembre 2011, Ibn Dhib a passé une année entière dans une cellule, isolé du monde. Ni visites, ni livres, ni journaux. En plus de cette aberration carcérale pour un simple poème, le poète était victime d’une aberration judiciaire : le juge d’instruction qui a instruit son procès, a lui-même présidé la cour qui l’a condamné à perpétuité, ce qui est probablement une première mondiale dans les annales de la justice. Si un poète est condamné à perpétuité à Qatar pour avoir écrit un poème, à quoi serait condamné un opposant qui réclamerait par exemple l’instauration de la république dans cet émirat ? On n’oserait pas imaginer le sort d’un tel opposant. Pourtant l’émir se permet, lui, de comploter contre ses pairs arabes en finançant massivement la rébellion en Libye et en Syrie, sans parler des financements occultes dont bénéficient les Frères musulmans ailleurs. Après avoir destitué son père en juin 1995, l’actuel émir s’est trouvé à la tête d’une fortune colossale qu’il gère à sa guise. Les ressources financières dont dispose le Qatar sont si gigantesques que l’émir n’a pas tardé à se voir atteint de la folie des grandeurs. Cela n’a pas d’autre nom quand on voit cet émirat, qui ne dépasse pas géographiquement les 11000 kilomètres carrés et démographiquement le demi-million d’habitants, s’agiter à vouloir influer sur le devenir des peuples arabes. Il y a comme un paradoxe pathologique dans le comportement de cet émir qui n’hésite pas à faire taire éternellement un poète en le condamnant à la prison à perpétuité afin de « préserver la stabilité » de l’émirat, et d’un autre côté, il dépense des milliards en soutien aux troubles et à l’instabilité dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient. On aurait imaginé les conséquences les plus absurdes de cette révolution tunisienne qui commence à sortir du nez de pas mal de Tunisiens. Sauf qu’elle permettra un jour à un émirat minuscule, né le 3 septembre 1971, à avoir son mot à dire dans la gestion d’un pays né il y a trois mille ans.

Saturday, December 01, 2012

L'irréparable "erreur" de 1947

Le président palestinien Mahmoud Abbas a présenté jeudi 29 novembre sa demande à l’ONU pour la reconnaissance de la Palestine comme « Etat observateur non membre », un statut similaire à celui du Vatican. Le choix de cette date n’est pas fortuit bien sûr. Il y a soixante cinq ans jour pour jour, le 29 novembre 1947, le Conseil de sécurité de l’ONU avait voté sa résolution 181 portant création de deux Etats, l’un pour les Palestiniens, l’autre pour les Israéliens. Le refus par les Arabes de cette décision de la communauté internationale a eu des conséquences désastreuses. Il y a un an, en novembre 2011, Mahmoud Abbas a étonné plus d’un en confiant au journaliste Enrique Zimmerman qui l’interviewait sur la deuxième chaîne israélienne que « le refus du plan de partage par les Arabes était une erreur que je tente aujourd’hui de réparer ». Rien ne sert de conjecturer sur l’évolution de l’histoire moyen-orientale si les Arabes avaient accepté le plan de partage. Peut-être cette histoire aurait-elle été aussi sanglante. Il suffit pour s’en convaincre d’avoir en tête la rengaine d’ « Eretz Israël » et l’expansionnisme inhérent à l’idéologie sioniste. Toujours est-il que de nombreux intellectuels et de politiciens arabes qualifient le refus du plan de partage d’ « erreur catastrophique ». On ne peut pas douter de la bonne volonté du président Abbas, mais force est de constater qu’il y a une disproportion vertigineuse entre l’ampleur de l’ « erreur » et de ses conséquences dramatiques qui n’ont cessé de s’aggraver depuis 65 ans d’une part, et les moyens très limités dont dispose la direction palestinienne pour la « réparer ». Cette disproportion, on la retrouve dans toutes les tentatives palestiniennes de « réparer » cette erreur, et notamment dans la proclamation de l’Etat palestinien par l’OLP le 15 novembre 1988 à Alger. Les tentatives internationales de « réparer l’erreur » de 1947 ont toutes échoué. Des accords d’Oslo de septembre 1993 à la conférence d’Annapolis de novembre 2007, parrainée par George W. Bush, en passant par la conférence de Camp David d’août 2000, parrainée par Bill Clinton, aucune n’a fait avancer « le processus de paix » israélo-arabe d’un iota. La raison est très simple : l’absence absolue de neutralité et d’impartialité de la part des Etats-Unis qui, depuis la guerre de 1967, se sont rangés avec armes et bagages au côté d’Israël. On retrouve cette partialité américaine chaque fois que la question des droits palestiniens se pose sur la scène internationale. Elle risque de se manifester encore une fois aujourd’hui lors du vote de l’Assemblée générale de l’Onu sur la demande de Mahmoud Abbas, puisque Washington a tout fait pour dissuader celui-ci, utilisant même les menaces de rétorsion financière contre l’Autorité palestinienne. On s’étonnera toujours de cette constance américaine dans le soutien indéfectible à la politique israélienne, c'est-à-dire à la politique de colonisation, d’agression, d’expulsion, de bombardements de civils et autres crimes de guerre. Dans le cadre du conflit israélo-arabe, de 1967 jusqu’à ce jour, aucune présidence américaine n’a jugé de son devoir de défendre le droit international, ni de s’opposer sérieusement à la colonisation de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie, ni de se placer entre la victime désarmée et l’agresseur surarmé. Ces attitudes de simple bon sens ont été superbement ignorées par les présidents Johnson, Nixon, Ford, Carter, Reagan, Bush Père, Clinton, Bush fils et même par Barack Obama dont l’élection en novembre 2008 a soulevé tant d’espoirs, vite déçus, dans le monde arabe et islamique. On s’étonnera autant de la capacité du peuple israélien d’avaliser des décennies durant les décisions catastrophiques de ses dirigeants et de les soutenir aveuglément dans leur politique de perpétuation et d’aggravation des injustices infligées au peuple palestinien. On s’étonnera également de son incapacité à prendre conscience de la « grande erreur » de ce conflit, commise côté israélien, et de sa complaisance avec ses dirigeants dont la persistance dans l’erreur est à l’origine de tous les drames qui secouent la région depuis la guerre de juin 1967. En effet, c’est en 1968 que les dirigeants israéliens ont commis « l’autre grande erreur » de ce conflit consistant à entamer la construction à grande échelle de colonies à Jérusalem-Est, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Cette erreur fatale a changé radicalement la nature du contentieux israélo-arabe, le transformant en conflit inextricable d’une incroyable complexité. Le peuple israélien a non seulement fait preuve d’indifférence et d’apathie face à cette grave erreur, mais il l’a financée en acceptant qu’une partie de l’argent du contribuable aille vers la construction de dizaines de milliers de logements pour colons et de routes de contournement en Cisjordanie interdites aux voitures palestiniennes. Grâce à la politique de confiscation systématique des terres palestiniennes, aujourd’hui Israël contrôle un territoire deux fois plus grand que celui qui lui a été alloué par la résolution du 29 novembre 1947. Ce fait colonial unique au monde en ce début du troisième millénaire a été rendu possible par l’obstination dans l’erreur de la politique d’expansion territoriale des Israéliens d’une part, et par le soutien inconditionnel que ce pays trouve depuis 45 ans auprès des grandes puissances influentes d’autre part. Aujourd’hui, les Palestiniens tentent une nouvelle percée diplomatique. Le refus de Washington et de Tel Aviv de répondre favorablement à la demande de Mahmoud Abbas aura pour résultat immédiat d’affaiblir encore plus celui-ci et de renforcer l’extrémisme contre lequel Israël et les Etats-Unis prétendent engager le combat. Si la fuite en avant a toujours été l’une des principales caractéristiques de la politique des dirigeants d’Israël, on comprend mal la disposition de la Maison blanche à se laisser entrainer si facilement dans cette fuite en avant. Le président Obama a été réélu pour un second mandat et, par conséquent, sa politique n’est plus entravée par des soucis électoraux. C’est une occasion en or pour lui de remettre la diplomatie américaine, vis-à-vis du Moyen-Orient, sur la voie de la justice et du respect du droit international. Mais il y a de fortes probabilités que cette occasion soit ratée, si l’on en juge par l’alignement de la position du président américain sur celle du Premier ministre israélien concernant l’initiative de Mahmoud Abbas. Pourtant un peu de bon sens aurait convaincu l’un et l’autre de soutenir le président palestinien qui a largement fait la preuve de son engagement contre la violence et pour un règlement politique du conflit israélo-arabe.