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Friday, August 24, 2012

Quand la Raison sommeille et la passion fait fureur

Au lendemain du séisme politique qui a secoué la Tunisie du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011, on avait le choix entre garder la Constitution de 1959 tout en la «nettoyant » des incongruités qui l’avaient défigurée à coups de révisions successives pendant le long et pesant règne de Ben Ali, ou l’abroger carrément et aller vers l’élection d’une Assemblée constituante qui rédigera une nouvelle loi fondamentale. La majorité des intellectuels, des juristes et des constitutionnalistes étaient pour le premier choix. Garder la Constitution de 1959, nous aurait évité de perdre trop de temps et d’abréger radicalement les périodes transitoires qui se sont révélées exagérément et dangereusement longues. Ce premier choix était d’autant plus judicieux que la Constitution de 1959 n’était pas aussi mauvaise que ses détracteurs le laissaient entendre. Le problème était dans son application et non dan son contenu qui assurait aux Tunisiens et Tunisiennes des droits substantiels et un volume important de libertés. Mais en période d’ébullition politique, les choix judicieux ont généralement peu de chances d’être retenus. Quand la « rue » s’empare des mécanismes de décision politique, les choix les plus vitaux pour l’avenir du pays, qui normalement devraient être dictés par la Raison, sont faits sous l’emprise de la passion. C’est le cas de la décision d’élire une Assemblée constituante et de la charger d’écrire une nouvelle Constitution. Cette décision fut prise sous la pression de la « rue », mobilisée dans le cadre du sit-in « Kasbah II » par Ennahdha qui n’a participé ni de près ni de loin à la chute de Ben Ali, ce qui est parfaitement normal, l’écrasante majorité de ses cadres et militants étant soit en exil soit en prison. Ennahdha était donc le fer de lance du choix qui consiste à abroger la Constitution de 1959. La motivation principale du parti islamiste était de rompre définitivement avec la modernité introduite par Bourguiba et de « réconcilier » le pays avec son identité arabe et islamique. Cela veut dire, du point de vue des islamistes bien sûr, que Bourguiba était un mauvais musulman, pour ne pas dire un athée, qui a induit en erreur ses concitoyens et fait d’eux de mauvais musulmans à son image et que le programme d’Ennahdha est de renverser la vapeur, de remettre les Tunisiens sur le droit chemin et de sauver leurs âmes dévoyées. L’un des slogans les plus célèbres du parti islamiste ne dit-il pas « Les portes du paradis sont ouvertes, entrez-y » (en adhérant à Ennahdha bien sûr) ?! Ennahdha a non seulement réussi à imposer son choix, mais aussi à gagner un nombre substantiel de sièges à l’Assemblé constituante, ce qui, pour beaucoup de ses membres, était un miracle et un signe du destin de nature à renforcer le parti islamiste dans sa détermination à ré-enraciner le pays dans son identité arabe et islamique. Le problème avec ce choix est qu’il nous a fait perdre énormément de temps. Si on avait opté pour le maintien de la Constitution de 1959, on aurait vite fait de la remettre au goût du jour et de procéder aux élections législatives et présidentielle qui auraient donné au pays des institutions stables et remis le pays au travail, lui évitant les tiraillements dangereux, les querelles byzantines et les discussions absurdes sur le sexe des anges. Au lieu de cela, une structure gouvernementale, genre provisoire qui dure, s’est imposée à nous et qui élargit chaque jour un peu plus le cadre de ses compétences et l’étendue de son pouvoir aux dépens des libertés offertes à la société civile et aux citoyens par la révolution du 14 janvier 2011. Non content d’avoir transformé l’Assemblée constituante en chambre d’enregistrement de ses décisions, ce gouvernement n’a pu s’empêcher de dévoiler son appétit gargantuesque pour le pouvoir en faisant preuve d’une consternante détermination à mettre la main sur tout ce qui est de nature à constituer un contre-pouvoir : la presse, la radio et la télévision, la justice, l’administration etc. Les problèmes du pouvoir exécutif provisoire avec tous ces secteurs découlent de sa tendance pathétique à la domination. En cela, il n’a rien à envier au régime de Ben Ali. Sauf que celui-ci a mis plus de quatre ans pour révéler sa vraie nature, et les gens d’Ennahdha n’ont mis que quelques mois… Au niveau de l’écriture du texte constitutionnel, les résultats ne sont guère plus rassurants. Dix mois après l’élection de l’Assemblée constituante, les élus du peuple ont produit un avant-projet de constitution qui a été analysé par les juristes et constitutionnalistes tunisiens au cours d’une table ronde organisée le 22 août à l’hôtel ‘Africa’. Le constat est sans appel. A part le préambule, « bien structuré et bien rédigé », le reste, tant au niveau de la forme que du contenu, est d’une « médiocrité » qui laisse perplexes les spécialistes du droit constitutionnel. Nous sommes donc en présence d’ « une littérature n’ayant rien avoir avec le langage et la rigueur juridiques », et une compilation d’articles dont les uns se contredisent, les autres vont à l’encontre des objectifs de la révolution et il y’en a même qui, s’ils sont adoptés tels quels, risqueront de nous mettre en difficulté avec la communauté internationale puisqu’ils prennent pour cible les accords internationaux conclus ou à conclure par la Tunisie. Bref, nous sommes en présence d’ « une régression constitutionnelle » par rapport à la Constitution de 1959, pour reprendre le constat du juriste Ghazi Ghrairi. Le constat du juriste Iyadh Ben Achour est plus inquiétant encore. « Si cet avant-projet est adopté par l’Assemblée constituante », avertit-il, « nous pourrons mettre une croix sur toute forme de liberté dans ce pays qui sera gouverné par une dictature théocratique. » Voilà où nous en sommes dix huit mois après la chute de la dictature novembriste et dix mois après l’élection de l’Assemblée constituante dont on attendait beaucoup, mais qui a déçu de nombreux citoyens en n’assumant pas ses responsabilités face aux tendances hégémonistes et aux performances très médiocres du pouvoir exécutif provisoire. Voilà où nous en sommes quand les décisions vitales pour l’avenir du pays sont prises quand la Raison sommeille et la passion fait fureur.

Wednesday, August 15, 2012

Le conseil des femmes à Rached Ghannouchi

Depuis les élections du 23 octobre dernier et l’arrivée des islamistes au pouvoir, la Tunisie s’est vue imposer des pratiques aussi bizarres que dangereuses. Elles consistent à défoncer des portes ouvertes et à éviter soigneusement les portes hermétiquement closes dont l’ouverture nous aurait permis de voir plus clair et de trouver des solutions à nos problèmes endémiques. La dernière porte ouverte défoncée avec grand fracas est celle qui concerne la question de la femme. Voilà plus d’un demi-siècle que la Tunisie suit la voie de la raison et de l’intelligence en faisant de la femme l’égale de l’homme. Certes, 56 ans après l’adoption du Code du statut personnel la condition de la femme tunisienne est encore loin d’être idéale, mais c’est ce qu’il y a de mieux dans cette vaste aire qui s’étend du Maroc à Bahreïn. Même au plus fort de l’instabilité politique qui a suivi le soulèvement du 14 janvier 2011, il n’y avait pas d’inquiétudes particulières sur le sort du CSP et les acquis de la femme. Pour beaucoup de naïfs, la tranquillité de ce côté était d’autant plus justifiée que les responsables islamistes avaient tenu un discours préélectoral très rassurant, promettant non seulement de protéger tous les acquis de la femme accumulés depuis 1956, mais de les renforcer… En fait, la volteface des islamistes sur la question des acquis de la femme n’a pas étonné grand monde, compte tenu de la tactique du double langage que les islamistes manient avec aisance et sans le moindre problème de conscience, et qui est devenue leur marque déposée si l’on peut dire. Cette volteface n’est donc pas extraordinaire. Le discours islamiste préélectoral encensant les acquis de la femme tunisienne et promettant de les multiplier sonnait creux, sonnait faux. La raison est simple. La base religieuse et idéologique sur laquelle est édifié le parti Ennahdha est incompatible avec la philosophie du Code du statut personnel. Cette incompatibilité est reflétée par le malaise que vivent les dirigeants de ce parti, et en particulier son chef Ghannouchi, chaque fois que la question des acquis de la femme est abordée dans un débat public. La haine inextinguible que ressentent les islamistes envers Habib Bourguiba, le bâtisseur de la Tunisie moderne, ne s’explique pas seulement par la répression que le premier président du pays a impitoyablement engagée contre eux. Elle s’explique aussi et surtout par le fait que Bourguiba est incontestablement le libérateur de la femme tunisienne et que, comme l’a affirmé récemment Mahmoud Mestiri à l’un des quotidiens, « sans Bourguiba, il n’y aurait jamais eu de Code du statut personnel ». Le malaise des islamistes face à l’arsenal juridique faisant de la femme l’égale de l’homme, s’est intensifié avec leur arrivée au pouvoir. Face à leur responsabilité d’appliquer les lois du pays, Ils se sont très vite trouvés en porte-à-faux avec les principes élémentaires pour lesquels ils ont milité des décennies durant et pour l’application desquels ils ont connu la répression et la prison sous Bourguiba et surtout sous Ben Ali. Ce déchirement, les islamistes l’ont un peu cherché en voulant à tout prix exercer le pouvoir. En postulant leur candidature pour l’exercice du pouvoir en octobre dernier, les gens d’Ennahdha savaient pertinemment qu’en cas de victoire ils n’allaient pas gérer le pays avec l’arsenal juridique de l’Arabie Saoudite ou du Qatar. Ils savaient très bien qu’ils allaient être dans l’obligation de gérer des lois contraires à leurs principes et à leurs convictions. Beaucoup de lois ont été violées par les dirigeants islamistes et leurs partisans. Les lois relatives à la gestion des mosquées, à la liberté de conscience et de pensée, à la protection des universités contre la violence et l’anarchie, à la neutralité de l’administration et la nomination des fonctionnaires et la liste est très longue. De telles violations n’ont pas engendré de réactions virulentes de la part de la société civile, celle-ci étant déjà habituée à ce genre de violations qui constituaient la règle et non l’exception du temps du règne de Ben Ali. Tout au plus entend-on ici et là des commentaires désabusés du genre « on n’est pas sorti de l’auberge », « Ennahdha, nouveau RCD », « les islamistes, de bons élèves de Ben Ali » etc… Les problèmes ont commencé quand les islamistes ont décidé de prendre le risque de s’attaquer à ce que l’on peut appeler les lois-symboles, les lois qui font à la fois la singularité et la fierté des Tunisiens dans le monde arabe. Les lois relatives aux droits acquis de la femme sont de celles-là. Ce pas franchi par les islamistes a suscité une réaction virulente et légitime de la part de la société civile qui soutient inconditionnellement tous les acquis accumulés par la femme tunisienne de 1956 à nos jours. Mais ce pas imprudent a montré aussi le degré de naïveté des islamistes au pouvoir et leur grande méconnaissance de la société tunisienne et de son évolution. Cette méconnaissance est dans la logique des choses quand on sait que la quasi-totalité des gens qui exercent aujourd’hui les hautes responsabilités dans le pays étaient soit exilés à l’étranger, soit en prison. Cette double tare des islamistes les empêche visiblement de voir clairement et d’entendre distinctement le refus assourdissant de la société tunisienne dans son écrasante majorité de la moindre remise en cause des droits acquis de la femme tunisienne. Des milliers d’hommes et de femmes ont manifesté le 13 août dernier contre la tentative d’atteinte au Code du statut personnel par les islamistes qui veulent substituer au concept d’égalité, universellement accepté, le concept de complémentarité, imaginé en désespoir de cause par les idéologues d’Ennahdha. Au cours de cette manifestation, l’un des slogans les plus répétés par les femmes adressait un message au président du parti islamiste au pouvoir : « Ghannouchi, jette l’éponge, la femme tunisienne est trop forte ». C’est un conseil judicieux que les gens d’Ennahdha gagneraient à appliquer à la lettre. Peut-être alors cesseraient-ils d’enfoncer les portes ouvertes et s’occuperaient-ils enfin des véritables problèmes du pays. Il n’y a rien de plus épuisant que de nager à contre-courant. Et dans ce sens, le conseil des femmes à Rached Ghannouchi est dans l’intérêt bien compris d’Ennahdha.

Wednesday, August 01, 2012

Echéances électorales et appréhensions gouvernementales

Si l’on en croit les présidents du gouvernement et de l’Assemblée constituante, il ne nous reste plus que sept mois pour nous engager dans les élections qui devraient nous doter de structures constitutionnelles, étatiques et gouvernementales durables. Mustapha Ben Jaafar et Hamadi Jebali ont affirmé que c’est au mois de mars que nous élirons nos gouvernants durables qui succèderont aux gouvernants provisoires actuels. Mais plus le temps passe plus cette promesse s’avère peu crédible, et il est fort probable qu’elle finira par n’engager que ceux qui y ont cru. En effet, seulement sept mois nous séparent du mois de mars prochain, et l’on n’a ni Constitution, ni instance indépendante pour organiser ces élections, ni listes électorales à jour, ni loi électorale. Imaginez quelqu’un qui n’a ni terrain, ni matériaux de construction, ni plan béton, ni plan architectural, ni autorisation de construire et qui se promet d’habiter chez lui dans sept mois et de rompre définitivement avec le calvaire que lui font subir les gérants d’immeubles. Voilà à peu près la situation dans laquelle se trouve le Tunisien. Car, les gérants provisoires de l’Etat ne font rien pour permettre aux citoyens d’accomplir leur devoir électoral par lequel seront mises en place les structures durables du pouvoir en Tunisie afin, que l’on puisse se pencher sérieusement sur les problèmes économiques et sociaux dont la constante aggravation menace l’avenir immédiat du pays. On ne se permet pas de lire dans les intentions de nos gouvernants provisoires, mais il est évident qu’ils ne sont pas animés de la meilleures des volontés pour accomplir la tache principale pour laquelle ils ont été élus : doter le pays d’une Constitution et préparer le passage en douceur d’une situation politique provisoire à une autre qui soit durable et caractérisée par la démocratie, un large éventail de libertés et, bien sûr et surtout, les conditions d’une alternance au pouvoir saine et paisible. Mais force est de constater que les responsables politiques provisoires de la troïka ont comme une appréhension à l’égard de l’échéance électorale que les Tunisiens attendent avec impatience. Cette appréhension s’explique par le doute croissant que les détenteurs actuels du pouvoir soient reconduits dans leurs fonctions. Pour certains, ce doute est même une certitude au vu de l’absence de la moindre réalisation à mettre au crédit de ce gouvernement provisoire, et compte tenu de la situation désastreuse que vivent les deux partis « décors » alliés à Ennahdha. D’aucuns se demandent pourquoi le gouvernement de Béji Caid Essebsi a pu organiser avec succès les élections du 23 octobre et le gouvernement Jebali traîne les pieds et tarde à mettre en place les conditions nécessaires à l’organisation des prochaines élections ? La raison réside dans la différence fondamentale entre les deux gouvernements. Celui de Béji Caid Essebsi avait pris l’engagement qu’il ne se présentait pas aux élections, et cette neutralité lui avait permis d’organiser convenablement les premières élections libres et transparentes du pays et de transmettre le pouvoir aux vainqueurs. Ce n’est pas le cas du gouvernement Jebali qui semble obsédé par els résultats des prochaines élections. Cette obsession est clairement lisible dans la déclaration du président du gouvernement à l’ouverture du 9e congrès du parti dont il est issu : « L’urgence des urgences » a dit Hamadi jebali « est de gagner les prochaines élections avec une marge confortable. » Tout est là. La mauvaise volonté dont fait preuve ce gouvernement est devenue réellement inquiétante vu qu’il tarde exagérément à s’acquitter de sa responsabilité quant aux préparatifs des élections. Si M. Jebali pense ou craint que les prochaines élections ne lui assurent pas la victoire « avec une marge confortable », ce n’est pas une raison pour ne pas les organiser à temps. Si la bonne volonté était générale dans ce pays, nous aurions été appelés à voter en octobre prochain, étant entendu qu’une année est largement suffisante pour rédiger une Constitution et mettre en place une instance indépendante et une loi électorale et mettre à jour la liste des citoyens en âge et en droit de voter. Or à ce rythme, ce ne sera ni octobre, ni mars. Peut-être serions-nous appelés à voter au plutôt en octobre 2013, comme le prédisent déjà certains observateurs. C'est-à-dire deux ans après l’installation au pouvoir des gouvernants provisoires qui, encore une fois, n’ont pas été élus en octobre 2011 pour gouverner, mais pour doter le pays d’une Constitution. L’appréhension du gouvernement vis-à-vis de cette échéance électorale est telle qu’il n’a pas hésité à changer une équipe qui gagne. Oui, l’équipe de Kamel Jendoubi, réunie au sein de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (isie) a fait un travail remarquable en 2011 et accumulé une expérience et un savoir-faire de nature l’habiliter à organiser les prochaines élections. Or, le gouvernement Jebali a non seulement ignoré ces compétences, mais il les a même pas consultées pendant la préparation de son projet de loi relatif à la création d’une nouvelle instance qui sera soumis à l’Assemblée constituante. Evidemment, ce gouvernement s’est arrogé le droit de présenter tout projet de loi qui lui passe par la tête et de le présenter à l’Assemblée constituante, comptant sur une majorité qui a acquis le regrettable réflexe de voter comme un seul homme pour tout projet présenté par le gouvernement. A voir les débats et les séances de vote transmis par la deuxième chaîne, on se demande des fois si l’on n’est pas en présence de la triste Chambre des députés du temps de Ben Ali, sauf que l’opposition n’est plus un objet de décor, mais une force réellement combative. On attend avec impatience la loi créant l’instance qui organisera les prochaines élections. Le gouvernement et sa majorité au sein de l’Assemblée constituante sont sur ce point précis sous haute surveillance pas seulement de la part des partis d’opposition, mais aussi de la société civile dans son ensemble. Si les forces vives dans ce pays n’ont pas protesté face à la volonté gouvernementale de mettre fin à l’activité d’une « équipe qui gagne », elles n’accepteront sûrement pas de voir remplacer M. Jendoubi et ses amis par d’autres moins indépendants et moins compétents. Œuvrer dans ce sens revient à jouer avec le feu et à jeter el discrédit sur les prochaines élections avec toutes les conséquences sur la transition politique et sur la paix civile.

L'exception syrienne

La Syrie est-elle condamnée à ne choisir qu’entre l’autoritarisme et l’anarchie ? Après l’indépendance du pays, les Syriens ont tenté de mettre en place un régime démocratique à travers des élections libres et transparentes qui ont bien eu lieu en 1947, 1949 et 1954. Aucune de ces élections n’a réussi à aboutir à un régime stable, tolérant et légitime compte tenu des intenses dissensions d’ordre tribal, ethnique, religieux et politique qui divisaient la population syrienne très peu homogène. L’instabilité était telle alors que pendant les 24 premières années d’indépendance, la Syrie avait connu 21 gouvernements issus pour la plupart de coups d’Etat militaires plus ou moins sanglants. Ce fut Hafedh Al Assad qui mit fin au chaos en 1970 après s’être emparé du pouvoir, mettant en place un régime dictatorial qui étouffait dans l’œuf toute velléité de contestation. Cette dictature était devenue carrément sanglante en 1980 quand Assad n’hésita pas à raser la ville de Hama tuant des centaines, peut-être des milliers de ses concitoyens. L’autoritarisme excessif de Hafedh Al Assad s’explique en partie par la peur de l’anarchie qu’a connue le pays pendant les premières décennies d’indépendance. Le peuple syrien lui-même semble avoir gardé de très mauvais souvenirs de cette grande instabilité post-coloniale, c’est ce qui explique sa longue passivité vis-à-vis du règne dictatorial de Hafedh Al Assad. A la mort de ce dernier le 10 juin 2000, Le système dictatorial en place, en quête de pérennité, a choisi le fils pour remplacer le père. Ce changement à la tête de la dictature a suscité au début de ce millénaire quelques espoirs d’ouverture, vite déçus, le fils s’étant révélé aussi autoritaire que le père. Si celui a pu tenir le pays d’une main de fer pendant trente ans, Bachar n’a pu tenir qu’une décennie avant que la Syrie ne soit contaminée par « le printemps arabe » et sombre à nouveau dans une anarchie plus sanglante encore que les troubles qu’a connus le pays dans la période post-coloniale. Tous les pays arabes qui ont connu des révoltes contre les systèmes dictatoriaux (Tunisie, Egypte, Yemen, Libye) ont réussi à instaurer des régimes provisoires qui leur assuraient une certaine stabilité, sauf la Syrie. Près d’un an et demi après le déclenchement des troubles, le pays est toujours traversé par de graves dissensions, une situation que d’aucuns qualifient de guerre civile. Stable ou en guerre, la Syrie constitue une exception dans le monde arabe. Elle était une exception du temps de sa longue stabilité sous Hafedh Al Assad dans la mesure où elle jouait un rôle régional et international très disproportionné par rapport à son modeste poids démographique et économique. Elle continue à être une exception en ces moments d’anarchie et d’instabilité intense. Cette exception s’explique par l’environnement régional et international dans lequel est en train d’évoluer la crise syrienne. Aucune autre révolte dans le monde arabe n’a autant divisé l’environnement régional et international que la crise syrienne. Sur le plan régional, la Turquie soutient de toutes ses forces les insurgés et l’Iran soutien tout aussi intensément le régime de Bachar Al Assad. Le même schéma est reproduit sur le plan international avec les Etats-Unis et leurs alliés européens qui soutiennent les insurgés, et la Russie qui appuient le régime en place. Les arguments de la Turquie et des Occidentaux, du moins ceux défendus publiquement, sont l’opposition à tout système dictatorial, le soutien à la démocratie, l’ouverture politique, les droits de l’homme etc. Mais il y a une autre motivation que ni Ankara ni Washington ni Paris n’en parlent, mais qui n’est un secret pour personne : la volonté d’isoler l’Iran et le couper de son unique allié dans la région. En d’autres termes, toutes les puissances qui œuvrent pour la chute du régime syrien le font beaucoup moins par amour pour le peuple syrien que par haine du régime iranien. La motivation de l’Iran est claire. La Syrie de Bachar AL Assad est non seulement son unique allié dans la région, mais sans lequel il serait quasiment impossible de maintenir des liens stratégiques et des contacts réels avec son allié de toujours, le Hezbollah libanais. Le soutien russe au régime de Bachar Al Assad s’explique dans une large mesure par le port de Tartous, le deuxième port du pays après celui de Lattaquié. Du temps de l’URSS, le port de Tartous abritait de larges facilités navales pour la marine soviétique qui les utilisait alors essentiellement pour surveiller de près les mouvements de la 6e flotte américaine. Depuis 2007, la Russie s’active à remettre à neuf ces facilités pour déployer ses navires en Méditerranée. L’accès aux mers chaudes a de tout temps été une obsession pour les gouvernants russes. Qu’il s’agisse de Pierre le Grand, de Leonid Brejnev ou de Vladimir Poutine, l’obsession est la même et la stratégie est la même : soutenir fermement tout régime qui accepterait d’accueillir dans ses ports les navires du plus vaste pays du monde. Mais la Russie a une autre obsession : la peur de voir la crise syrienne déboucher sur un scénario à la yougoslave qui réveillerait les démons de la division en Asie centrale. Rappelons-nous qu’au lendemain de l’effondrement de l’Union soviétique, des guerres ethniques ont été déclenchées dans le Caucase et en Asie centrale provoquant des dizaines de milliers de mort. Mais la crise syrienne est en train de pourrir. L’attentat suicide de la semaine dernière, outre sa signature évidente par la nébuleuse terroriste d’Al Qaida, a fait perdre au régime syrien deux de ses plus importants ministres, en plus de cadres militaires et civils proches de Bachar Al Assad. Les journées se suivent plus sanglantes les unes que les autres et les Syriens continuent de fuir l’enfer qu’est devenu leur pays. Aucune solution n’est en vue dans la mesure où ni le régime en place n’a pu éliminer l’opposition armée qui le combat depuis 18 mois, ni celle-ci n’a pu renverser celui-là. Le statu quo sanglant est de moins en moins toléré non seulement par les Syriens qui ne savent plus à quel saint se vouer, mais aussi par les forces régionales et internationales qui se sont révélées incapables d’aider à trouver une solution qui sortirait le pays de son calvaire. Et si la solution se trouvait entre les mains de l’Iran et de la Turquie ? En effet un modus vivendi entre ces deux puissances régionales pourrait aider à mettre fin au huis-clos sanglant en Syrie. Il est clair qu’après les terrifiants massacres perpétrés dans ce pays (pas seulement par les forces gouvernementales), la démocratie a très peu de chances de s’instaurer en Syrie, et par conséquent un régime de transition qui disposerait de la force pour imposer la stabilité est nécessaire. C’est la nature de ce régime de transition qui pourrait faire l’objet de négociation d’abord et de modus vivendi ensuite entre Téhéran et Ankara. Car si l’Iran n’a aucun intérêt à voir le régime syrien renversé par l’opposition armée, la Turquie n’a aucun intérêt non plus à voir s’installer l’anarchie qui ne manquerait pas de mettre le pays à feu et à sang et à pousser des centaines de milliers de Syriens à fuir, notamment chez le voisin turc, dès la chute du régime de Bachar Al Assad. Un accord entre la Turquie et l’Iran sur un régime de transition en Syrie qui permettrait à chacune des deux puissances régionales de préserver un minimum de ses intérêts stratégiques aurait toutes les chances d’être accepté par les puissances internationales et, qui sait, ouvrirait peut-être la voie à des négociations bilatérales entre Washington et Téhéran.