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Tuesday, December 28, 2010

2010: Un bilan en demi-teinte

Dans quatre jours, l’année 2010 fera partie de l’histoire et l’on entamera une nouvelle année. L’année 2010 n’a pas connu d’événements catastrophiques majeurs semblables au tsunami de 2004 en Indonésie ou à l’invasion de l’Irak un plus tôt. Toutefois, la nature et les hommes ont continué au cours de l’année qui s’écoule à provoquer ici et là des dégâts, transformant la vie de millions de gens en enfer.
La nature a été particulièrement inclémente avec Haïti et le Pakistan. Le premier fut frappé en janvier par un séisme dévastateur qui avait fait des milliers de morts et des millions de sans-abris dans l’un des pays les plus pauvres de la planète, et le second fut dévasté en juillet-août par des inondations bibliques qui ont ramené le pays plusieurs années en arrière.
Les Pakistanais auraient été heureux s’ils n’avaient affaire qu’au déchaînement des forces de la nature. Les hommes au Pakistan sont plus cruels. En effet, il ne passe pas de jour sans qu’un kamikaze ne se faufile au sein d’une foule de citoyens et ne se fasse exploser, emportant avec lui des innocents dont l’unique tort est de s’être trouvé dans l’endroit choisi par l’illuminé. Près de 1400 personnes sont mortes en 2010, un record depuis la transformation des talibans pakistanais en mouvement terroriste majeur dont le but est de déstabiliser le pays et détruire son régime politique.
Juste à côté du bourbier pakistanais, le bourbier afghan bât lui aussi des records en 2010 en nombre d’attaques sanglantes contre les forces étrangères et en nombre de morts parmi elles. Autour de 700 soldats américains et de l’Otan sont morts cette année, nettement plus que les 521 morts enregistrés en 2009, elle-même année record sur ce plan. Les 30.000 soldats supplémentaires envoyés par Obama au début de l’année n’ont pu renverser la tendance, comme l’espérait la Maison blanche.
En Irak, « toutes les unités combattantes » sont parties en août dernier et le reste partira la fin 2011. La situation sécuritaire s’est fortement améliorée en dépit de quelques attaques qui se déroulent de temps à autre et par lesquels Al Qaida, apparemment aux abois, tente désespérément de signifier qu’elle est toujours là. Les forces de police et l’armée irakiennes semblent maintenant capables de prendre elles-mêmes en charge la sécurité dans le pays. Le signe le plus significatif à cet égard est la réussite par les forces irakiennes d’assurer seules la sécurité des millions de pèlerins qui, chaque année, convergent vers Karbala pour se lamenter sur la mort de Hussein. Cette année, aucun incident majeur n’a troublé la célébration de l’Achoura.
Sur le plan politique, l’impasse résultant des élections du printemps dernier en Irak a duré de mars à décembre. Il a fallu attendre tout ce temps pour que les différents partis politiques arrivent à un accord minimal qui a finalement ouvert la voie à la formation d’un gouvernement de coalition.
Au Moyen-Orient, ce n’est pas l’impasse du processus de négociations israélo-palestiniennes qui a focalisé l’attention mondiale. Cette impasse est devenue la règle puisque ce processus n’a pas avancé d’un iota depuis son déclenchement en 1991. Ce qui a fait l’événement plutôt cette année, c’est cette étrange volonté de Washington de faire n’importe quoi pourvu que soit donné au monde l’illusion que le processus de paix est en cours. Obama n’a pas hésité à proposer un pot de vin à Netanyahu de 71.428.571 dollars par jour (selon les calculs d’un quotidien britannique), en contrepartie d’un simple gel de la construction dans les colonies pendant une période de 3 mois. Netanyahu a refusé cette offre mirobolante et les Etats-Unis ont reconnu, face à un monde ahuri, leur échec d’obtenir une si insignifiante concession de la part d’Israël, même en y mettant le prix fort. La construction des colonies dans les territoires occupés palestiniens a repris depuis octobre à un rythme effréné.
Toujours au Moyen-Orient, l’événement stratégique de l’année est la dégradation brutale des relations israélo-turques, suite à l’attaque le 31 mai par un commando israélien du Mavi Marmara qui a fait plusieurs morts dont 7 de nationalité turque. Depuis, Ankara ne cesse d’exiger des excuses et des réparations et Israël ne cesse de refuser.
Concernant le dossier du nucléaire iranien, le bras de fer continue d’opposer les Iraniens aux Occidentaux après la volte-face d’Obama et le refus de la Maison blanche de la médiation du Brésil et de la Turquie. L’attaque israélienne tant redoutée contre les installations nucléaires iraniennes n’a pas eu lieu cette année, mais le danger n’a pas disparu entièrement, les Israéliens pouvant à tout moment allumer un incendie qui mettrait la région à feu et à sang.
En Asie, la montée en puissance de la Chine continue de provoquer des inquiétudes et des remous stratégiques en Extrême-Orient. L’année 2010 a été marquée par une crise diplomatique grave entre Pékin et Tokyo qui a engendré un resserrement des liens nippo-américains, après une timide et éphémère tentative du gouvernement Hatoyama de s’ouvrir sur l’Asie et de réduire la présence et l’influence américaines au Japon. Toujours en Extrême-Orient, Séoul et Pyongyang étaient à deux doigts de la guerre, les deux Corées s’accusant toujours mutuellement de tous les maux et menaçant l’une l’autre de « représailles dévastatrices ».
L’Union européenne, en dépit de la crise de l’euro et des problèmes financiers aigus de certains de ses membres, poursuit son chemin de développement paisible loin du bruit et de la fureur qui sévissent ailleurs. Elle n’est pas immunisée contre les menaces terroristes, mais a réussi jusqu’à présent à démanteler des réseaux et à faire avorter des complots dont le dernier, qui vient d’être éventé en Grande Bretagne, aurait pu être dévastateur.
En Afrique, l’élection présidentielle en Guinée a réussi à résoudre la grave crise politique déclenchée par le coup d’état de Moussa Dadis Camara. Les Ivoiriens n’ont pas été aussi chanceux que les Guinéens. L’élection présidentielle en Côte d’Ivoire, censée résoudre la longue crise politique du pays, l’a au contraire aggravée. La politique du « J’y suis, j’y reste » de Laurent Gbagbo risque de déclencher une nouvelle guerre civile, replongeant le pays dans un chaos qui a marqué le pays durant plus d’une décennie.
La nouveauté dans la crise ivoirienne est la mobilisation de la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CDEAO). Face à l’incroyable obstination de Laurent Gbagbo de garder un pouvoir qui ne lui appartient pas et de défier le monde entier, la CDEAO menace de le déloger par la force. Si elle le fait, ce sera alors un changement politique majeur qui révolutionnera les relations interétatiques en Afrique. Bonne Année.

Saturday, December 25, 2010

Il fait plus froid parce qu'il fait plus chaud

La nature de la relation entre la neige et les habitants de l’hémisphère nord est en train de changer radicalement. Il n’y a pas longtemps, cette relation était conviviale et même chaleureuse si l’on peut dire. L’apparition de la neige annonçait les vacances d’hiver, provoquait la joie des enfants face aux bonhommes de neige que les grands érigeaient pour eux, étalait à l’infini le manteau blanc dont se recouvrait la terre et que l’on admirait à travers les vitres du salon douillet.
Cet hiver, la neige est devenue synonyme de cauchemar. Au lieu d’annoncer les vacances d’hiver comme d’habitude, elle les a fortement perturbées, obligeant des centaines de milliers de personnes à passer plusieurs nuits d’affilée dans les aéroports et les gares. Avions cloués au sol, trains immobilisés, automobilistes piégés dans des autoroutes impraticables, la couche de neige inhabituellement épaisse a déréglé entièrement le système de transport, et donc la vie de millions d’Européens en pleines vacances de Noël.
Les perturbations se sont étendues à ceux qui n’ont pas de rapport direct avec la neige. Un peu plus au sud, de Tunis à Dakar, de Rio à Mexico, de Kuala Lumpur à Singapour, des centaines de milliers de voyageurs ont vu leurs vols retardés ou annulés et leurs programmes fortement perturbés par cette neige qui tombait à des milliers de kilomètres de chez eux.
Du moins en ce qui concerne les voyages en avion, leur forte perturbation n’est pas une fatalité au dessus des forces humaines. L’exemple d’Anchorage, la capitale de l’Alaska, le prouve. Recouvert de neige au moins six mois par an, l’aéroport d’Anchorage, passage obligé de tous les avions qui empruntent « la route polaire », n’a jamais fermé ni annulé de vols. C’est que cet aéroport s’est équipé du matériel approprié, adapté aux dures conditions climatiques de l’Alaska, l’un des cinquante Etats américains coincé entre le nord de l’océan pacifique et le sud de l’océan arctique. Ceux qui ont atterri une fois à Anchorage ont dû se rendre compte que les « snowplows » (véhicules chasse-neige) font partie du paysage et que le stock le plus important et le plus précieux est celui des produits de dégivrage des avions, le fameux Glycol.
Si l’on en croit les scientifiques, les milliers de personnes qui étaient forcés de passer les fêtes de Noël sur un fauteuil dans les aéroports de Roissy et de Heathrow à attendre un hypothétique avion, sont les victimes du changement climatique. Selon eux, s’il y a eu tant de neige en Europe en ce mois de décembre, c’est parce qu’il fait plus froid, et cela s’explique par… le réchauffement climatique. En somme, si l’on veut être fidèle aux conclusions de ces scientifiques et les résumer en une phrase, on ne peut le faire qu’en recourant à un paradoxe : il fait plus froid parce qu’il fait plus chaud.
En fait, cette relation de cause à effet établie entre le chaud et le froid est loin d’être absurde. Pour mieux comprendre ce phénomène, revenons huit cent mille ans en arrière. Des bulles d’air emprisonnées depuis cette éternité dans la glace de l’océan arctique ont été minutieusement analysées. D’après ces analyses, l’atmosphère d’il y a huit cent mille ans contenait entre 200 et 300 parts de dioxyde de carbone par million. En d’autres termes, dans chaque million de litres d’air, il y avait 200 à 300 litres de ce gaz à effet de serre.
Les premières mesures dans notre atmosphère ont été effectuées par le scientifique américain Charles David Keeling dans les années 1950. Il avait trouvé alors 310 litres de dioxyde de carbone par million de litres d’air. En 2005, cette part était de 380 litres par million et, au rythme où va la pollution, on aura avant la fin de ce siècle 560 litres de dioxyde de carbone par million de litres d’air. On constatera que l’augmentation du dioxyde de carbone dans l’atmosphère était plus importante au cours du dernier siècle qu’au cours du dernier million d’années, ce qui n’est guère étonnant dans un monde où la civilisation est basée essentiellement sur la combustion des énergies fossiles.
En dépit de sa part infime par rapport au volume de l’air, le dioxyde de carbone, en atteignant un certain seuil, devient suffisamment puissant pour engendrer un effet de serre qui fait monter la température sur terre. Il se transforme en une sorte de couverture à sens unique qui laisse pénétrer la chaleur du soleil et la piège en l’empêchant de repartir dans l’espace, ce qui se faisait naturellement avant grâce à l’effet réfléchissant des océans.
C’est ce phénomène d’effet de serre qui est en train de provoquer la fonte des glaces de l’océan arctique. En devenant liquide, nous expliquent les scientifiques dans une étude effectuée en 2009, l’eau de l’Arctique atteint 0°, « une température très élevée par rapport aux très basses températures de l’air au dessus de l’océan. » La rencontre entre « la chaleur » émise par l’eau de l’Arctique et l’air extrêmement froid provoque une haute pression entourée de vents glaciaux qui tournent dans le sens des aiguilles d’une montre, englobant l’Europe du Nord dans leurs mouvements circulaires.
Les hivers « normaux » dont on jouissait avant nous étaient donc offerts par la calotte glacière qui recouvrait l’océan arctique et jouait le rôle de couvercle, empêchant la « chaleur » de l’eau de monter dans l’atmosphère et de provoquer les hautes pressions désastreuses.
Et que faisons-nous face à de tels dangers existentiels ? On se rencontre, on bavarde à Kyoto et à Cancun, on jure nos grands Dieux qu’on va tout faire pour diminuer les émissions de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, on prend des décisions qu’on consigne noir sur blanc, mais dont l’encre s’évapore…comme la glace de l’Arctique.

Tuesday, December 21, 2010

Les ravages d'une vision en noir et blanc

Tous les dangers qui guettent le Moyen-Orient en particulier et le monde en général proviennent d’une vision simpliste des réalités complexes. En d’autres termes, cette accumulation sans précédent de dangers trouve son origine dans une politique basée sur une vision duale des choses où il n’y a de places que pour deux couleurs : le noir et le blanc. C’est cette vision qui a enfanté la plus désastreuse des trouvailles politiques américaines : « l’axe du mal » qui regroupe tous les ennemis des Etats-Unis et de leurs alliés qui, eux, forment, bien entendu, « l’axe du bien ».
Bien avant que George W. Bush n’annonce au monde sa célèbre trouvaille, Ronald Reagan l’avait précédé sur cette voie en exprimant son anti-soviétisme viscéral par une trouvaille similaire : « l’empire du mal ». Il visait par là l’Union soviétique qui était alors le principal ennemi de l’Amérique, l’une et l’autre étant engagées dans une course effrayante à l’armement nucléaire. Compte tenu de l’aversion réciproque entre les deux superpuissances, compte de l’ampleur des contentieux idéologiques et politiques qui les opposaient, c’était un miracle que le monde échappât à un cataclysme nucléaire.
Si l’invention du concept politico-religieux d’ « empire du mal » n’a pas engendré de cataclysme majeur, la désignation par George Walker Bush d’un certain nombre d’ennemis sous l’appellation d’ « axe du mal » et la mise en application des procédures politico-militaires pour le détruire, continue de provoquer des ravages dans la région, tel un grand séisme qui n’arrête pas de produire des répliques.
Les décisions politiques les plus catastrophiques sont celles qui sont prises sous l’effet d’une grande émotion ou sous l’emprise de l’hystérie. C’est le cas de la classe politique américaine qui, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, avait désigné arbitrairement un ennemi et décidé de le détruire. Une telle décision prise dans des conditions d’hystérie généralisée a provoqué des dégâts majeurs chez l’ennemi désigné arbitrairement, en l’occurrence l’Irak, mais n’a pas épargné l’initiateur de la guerre qui s’est involontairement auto-infligé des dommages incommensurables sur les plans militaire, financier et stratégique.
Ainsi, la décision de détruire un pays de l’ « axe du mal », en guise de procédé thérapeutique visant à « soigner » l’Amérique du choc des attentats terroristes du 11 septembre, a engendré un effet contraire à celui recherché. Au lieu d’une Amérique guérie de son choc, Bush a transformé son pays en puissance déclinante, avec une armée épuisée qui ne sait plus ni contre qui ni pourquoi elle continue de guerroyer à 10.000 kilomètres de chez elle. Sans parler de la dette astronomique contractée auprès des Chinois, des Japonais et des Etats pétroliers puisque Bush avait pris la double décision antinomique d’entrer dans des guerres extrêmement coûteuses et de baisser substantiellement les impôts en faveur des riches.
Le plus terrible est que, en dépit des grands dommages subis par l’Amérique suite à l’invention du concept politico-religieux de « l’axe du mal », les décideurs américains refusent encore obstinément de tirer la moindre leçon des erreurs passées et de s’engager dans des politiques qui réduisent à la fois les dommages subis par leur pays et les dangers qui guettent le monde, et en particulier le Moyen-Orient.
Le Liban est une image réduite de la région dans laquelle il se trouve. Les forces actives qui y opèrent concentrent en elles toutes les contradictions, les divergences et les inimitiés qui déchirent le grand Moyen-Orient. On y trouve les tendances pro-iraniennes, pro-syriennes, pro-américaines qui n’ont guère le choix qu’entre la guerre civile et le gouvernement de coalition. Sans le souvenir cauchemardesque des 15 ans de guerre civile (1975-1990), il est fort probable que le Liban serait à feu et à sans aujourd’hui. On ne peut que saluer ici la maturité et la retenue des groupes politiques libanais qui ont résisté à tous les complots et toutes les tentatives de rallumer de nouveau la guerre civile fomentés par ceux qui cherchent à détruire le Liban et au premier rang desquels se trouve Israël.
Au Liban, les Etats-Unis ont toujours appliqué leur politique en noir et blanc, considérant comme « terroristes » les groupes pro-iraniens et pro-syriens, car anti-israéliens, contre lesquels ils soutiennent les groupes politiques pro-occidenatux, les poussant vers l’intransigeance et encourageant discrètement un règlement violent des crises politiques. Ce n’est un secret pour personne que Washington a tout fait pour affaiblir le Hezbollah à défaut de pouvoir le détruire. Or, même ceux qui ne portent pas ce parti pro-iranien dans leurs cœurs reconnaissent aujourd’hui que toute tentative de l’affaiblir en le désarmant par la force entrainerait une nouvelle guerre civile.
Le Liban est un terrain idéal dans lequel les Etats-Unis, s’ils sont intéressés de tirer les leçons de leurs erreurs, pourront expérimenter une nouvelle politique où de nouvelles couleurs auront leur place à côté du noir et blanc. Au lieu d’aider militairement et financièrement les uns et chercher la destruction des autres, ils devraient œuvrer au renforcement du gouvernement de coalition que les Libanais ont eu la sagesse de mettre sur pied. S’ils réussissent au Liban, ils réussiront au Moyen-Orient.
Les Etats-Unis se trouvent aujourd’hui dans la situation du daltonien qui souffre d’une pathologie visuelle l’empêchant de jouir de la beauté du monde. Ils sont prisonniers de leur vision en noir et blanc qui les empêchent de voir clairement où se trouvent leurs intérêts qu’ils n’arrêtent pas de desservir depuis des années, perdant le respect et l’admiration dont ils étaient l’objet à un certain moment dans une large partie du monde.

Saturday, December 18, 2010

Remous stratégiques en Extrême-Orient

Pendant quatre décennies, le Japon était la deuxième puissance économique du monde. Les performances de ce pays montagneux, dépourvu de ressources naturelles mais regorgeant de ressources humaines, étaient telles que dans les années 1980, des économistes commençaient à parler de la possibilité pour les Japonais de dépasser les Américains et de faire un jour de leur pays la première puissance économique du monde…
La crise qui s’est installée dans les années 1990 au Japon était profonde et durable au point que l’on parle de « décennie perdue ». Le Pays du soleil levant non seulement n’a pas rattrapé les Etats-Unis mais, au cours de cette année, il vient lui-même d’être rattrapé et dépassé par la Chine qui occupe désormais la deuxième place en termes de puissance économique.
Le coup pour le Japon est d’autant plus dur qu’il vient d’être dépassé non pas par quelque puissance géographiquement et culturellement lointaine, mais par un pays avec qui les liens historiques étaient dramatiquement mouvementés, et les liens actuels demeurent marqués avant tout par la méfiance de part et d’autre.
Le fort sentiment de méfiance que nourrissent les Chinois envers les Japonais et ceux-ci envers ceux-là trouve son origine dans l’histoire certes, mais se trouve exacerbé par un contentieux territorial qui empoisonne les relations sino-japonaises. Des îles inhabitées que les Japonais appellent Senkaku et les Chinois Diaoyu sont revendiquées par les deux pays.
C’est en relation avec ce contentieux territorial qu’une grave crise diplomatique a éclaté il y a trois mois quand la marine japonaise a arrêté le capitaine d’un navire chinois qui évoluait à proximité de ces îles. La forte réaction de Pékin a obligé Tokyo à relâcher le capitaine prisonnier, et l’incident n’a pas seulement exacerbé la méfiance entre les deux Etats, mais aussi entre les deux peuples si l’on en juge par les manifestations anti-japonaises en Chine et anti-chinoises au Japon.
L’accalmie diplomatique suite à la libération du capitaine du navire chinois risque de ne pas durer longtemps. La décision annoncée vendredi dernier par le Japon de procéder à un changement stratégique majeur dans sa politique régionale et internationale risque de relancer la crise diplomatique entre Pékin et Tokyo à une échelle autrement plus grande.
La nouvelle stratégie japonaise pour la décennie 2010-2020 consiste à redéployer ses forces stationnées dans l’île de Hokkaido au nord du Japon vers Okinawa dans le sud. Ces forces qui étaient déployées dans le nord au lendemain de la seconde guerre mondiale pour contrer la menace soviétique, vont, selon la nouvelle stratégie, être développés et renforcées par de nouveaux sous-marins, de nouveaux avions de chasse et de nouveaux systèmes de défense anti-missiles pour contrer "la menace chinoise" et, dans une moindre mesure, "la menace nord-coréenne".
L’idée centrale qui se trouve derrière ce changement stratégique majeur a été écrite noir sur blanc dans un document officiel japonais rendu public vendredi : « La Chine modernise rapidement son armée et intensifie ses activités dans les eaux voisines de son territoire. (…) Avec le manque de transparence de la Chine sur les questions militaires et de sécurité, cette tendance est une source d’inquiétude pour la région et pour la communauté internationale. »
La réaction de la Chine ne s’est pas fait attendre. Par la voix de la porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Mme Jiang Yu, Pékin a qualifié ces déclarations d’ « irresponsables », tout en soulignant que « la Chine poursuit la voie du développement pacifique et sa politique de défense nationale est défensive. » Déniant le droit au Japon de « parler au nom de la communauté internationale », la Chine affirme n’avoir « nullement l’intention d’être une menace pour qui que ce soit. »
L’inquiétude du Japon vis-à-vis de la montée en puissance de la Chine n’est pas nouvelle. Elle suivait une courbe ascendante qui évoluait parallèlement à la courbe du développement économique et militaire de la Chine. Curieusement, le Japon, à travers ses grandes entreprises, a joué un rôle important dans les progrès économiques de la Chine, mais cette coopération à grande échelle, qui s’est avérée bénéfique aux deux, ne s’est pas traduite par un développement des relations politiques ni par une baisse du niveau de méfiance entre les deux pays.
En fait, cette inquiétude des Japonais de la puissance militaire grandissante de la Chine n’est pas basée sur des éléments historiques concrets ni sur des précédents, mais très probablement sur la peur d’une éventuelle vengeance de la Chine. Celle-ci, bien qu’agressée et humiliée par l’Occident et le Japon aux XIXe et XXe siècles, a beaucoup plus intérêt à se concentrer sur le développement de ses régions et l’amélioration du niveau de vie de son immense population plutôt que de se laisser divertir par de futiles considérations de vengeance.
C’est précisément ce que répètent à l’envi les responsables chinois. C’est aussi l’idée principale qui s’est dégagée des entretiens que nous avons eus avec de nombreux citoyens chinois au cours d’un récent voyage en Chine. Ces citoyens en veulent au militarisme japonais qui avait sévi en Asie au cours de la première moitié du dernier siècle, mais ne semblent animés d’aucune animosité ni bellicisme vis-à-vis du Japon du moment que « tous les responsables du militarisme japonais sont morts, que le Japon n'est plus en mesure de menacer la Chine et que celle-ci a un très long chemin de développement à parcourir, et donc ni le temps ni le désir de se livrer à des règlements de compte. »
Certes, l’avis des citoyens et celui des Etats ne coïncident pas toujours. Mais une chose est certaine : la Chine a besoin de stabilité chez elle et chez ses voisins pour continuer son expansion économique. Il en est de même pour le Japon pour retrouver le rythme d’une croissance économique soutenue et régulière. Et si l’objectif commun des deux pays est la stabilité régionale et internationale, un tel objectif serait sans aucun doute mieux assuré par la résolution diplomatique des différends plutôt que par des remous stratégiques qui ne feront qu’aiguiser la méfiance et la susceptibilité des uns et des autres.

Tuesday, December 14, 2010

Le rêve irréalisable des Kurdes

Le mystère demeure entier sur les motivations réelles de Massoud Barzani, le président de la province du Kurdistan irakien. Dans son discours d’ouverture du 13 Congrès du PDK (Parti démocratique du Kurdistan) samedi dernier à Erbil, il étonna l’assistance en déclarant que les congressistes se prononceront sur la question relative au « droit » des Kurdes à l’autodétermination.
De nombreux dirigeants arabes irakiens, sunnites et chiites, étaient là, dont les deux principaux rivaux pour le pouvoir, Nouri al-Maliki et Iyad Allawi. Surpris et interloqués, aucun d’eux n’a fait le moindre commentaire public ni la moindre allusion dans les discours qu’ils ont prononcés en tant qu’invités au Congrès du PDK.
La revendication claire par Barzani du droit des Kurdes à l’autodétermination a fait l’effet d’une bombe. Et la surprise des dirigeants irakiens était d’autant plus grande que Barzani fut le principal artisan du dénouement de la crise politique irakienne qui a duré des mois, en jouant efficacement le mois dernier son rôle d’intermédiaire et en arrachant aux chefs des formations politiques irakiennes un accord sur le partage du pouvoir.
Beaucoup se demandent pourquoi, après son succès dans la médiation et les bénéfices politiques qui en découlent, et alors que Maliki s’active toujours à former son gouvernement, Barzani a-t-il jugé utile de mettre sur la table à nouveau la question de l’autodétermination ?
Le plus plausible est qu’il s’agit là d’une manœuvre de la part du chef du PDK plutôt que d’une volonté de créer un Etat indépendant, une affaire trop complexe qui dépend beaucoup moins du bon vouloir des Kurdes que de celui des puissances régionales. Le but de la manœuvre est de mettre la pression sur les responsables chiites et sunnites pour engranger les avantages et rafler d’importants portefeuilles ministériels.
En revendiquant le droit à l’autodétermination, Barzani pourrait être motivé aussi par le désir d’exercer un chantage politique sur ses partenaires arabes irakiens dans l’espoir de faire valider par eux ses visées sur la ville pétrolière de Kirkouk ainsi que ses ambitions territoriales dans les autres provinces limitrophes du Kurdistan, c'est-à-dire Naïnawa (Ninive) et Diyala.
En mars prochain, les Kurdes fêteront le 20eme anniversaire de leur quasi-indépendance vis-à-vis du pouvoir central de Bagdad. Cela va faire donc deux décennies que les Kurdes vivent avec tous les attributs d’un Etat indépendant. Le seul ministère qu’ils n’étaient pas en mesure de créer était celui des Affaires étrangères et de la Défense.
Jusqu’en 2003, les Kurdes irakiens vivaient sous protection internationale dans les trois provinces kurdes d’Erbil, Souleimaniyeh et Dohuk. L’effondrement du régime baathiste et leur étroite relation avec l’occupant américain les ont aidés non seulement à renforcer leur autonomie dans leurs trois provinces, mais à élargir leur influence au-delà de leurs frontières, au point de revendiquer aujourd’hui clairement et ouvertement l’annexion du gouvernorat pétrolier de Kirkouk à la région autonome kurde.
Il faut rappeler ici qu’au lendemain de l’effondrement du régime baathiste en avril 2003, et forts du soutien de l’occupant américain, les Kurdes ont fait subir aux Arabes de Kirkouk ce que leur avait fait subir Saddam Hussein dans les années 1970-1980. Profitant de l’anarchie généralisée créée par l’intervention militaire américaine, ils ont expulsé massivement des milliers de familles arabes et organisé un transfert tout aussi massif de populations kurdes dans le but évident de changer l’équilibre démographique du riche gouvernorat pétrolier.
Les experts et analystes irakiens et internationaux sont pratiquement tous d’accord que Kirkouk constituera pour longtemps encore une pomme de discorde entre Arabes et Kurdes, et pourrait même un jour aboutir à des affrontements ethniques sanglants. Cela dit, les ambitions kurdes dans les provinces de Kirkouk, de Mossoul et de Diyala, loin de les aider dans leurs objectifs stratégiques d’indépendance, accroissent la méfiance des pouvoirs régionaux à leur égard, notamment la Turquie, l’Iran et la Syrie qui ont tous trois des minorités kurdes.
L’unique chance qu’avaient les Kurdes de construire leur propre Etat leur fut donnée le 10 août 1920 par le traité de Sèvres par lequel les puissances signataires accordaient le droit aux Arméniens et aux Kurdes de créer leurs propres Etats. Ce traité n’avait pas duré plus de trois puisqu’en juillet 1923, le traité de Lausanne l’annula et le remplaça. Les puissances signataires du nouveau traité, confrontées à la forte opposition de Kemal Atatürk à la création de deux Etats arménien et kurde, revinrent sur leurs promesses. Depuis, les Kurdes, peuple montagnard, vivent accrochés à leurs montagnes du nord-est de l’Irak, du nord-ouest de l’Iran et du plateau anatolien du sud-est de la Turquie.
La création d’un Etat kurde aujourd’hui suppose l’amputation de l’Irak, de la Turquie et de l’Iran d’une partie de leur territoire, ce qu’aucun de ces trois pays n’est prêt à consentir, cela va sans dire. Et à supposer que les conditions internationales et régionales sont favorables à l’exhumation de la promesse du traité de Sèvres, les Kurdes de différents pays, différents dialectes et différentes traditions sauront-ils s’unir et travailler la main dans la main pour l’édification d’un foyer national ? L’expérience des Kurdes irakiens est édifiante à cet égard.
A peine installés dans leur nouveau statut de région autonome après l’éviction des forces de Saddam du Koweït en 1991, les Kurdes irakiens n’ont pas perdu de temps à faire éclater au grand jour leur rivalité pour le pouvoir. La rivalité politique entre les deux dirigeants kurdes, Massoud Barzani et Jalal Talabani, s’est transformée en guerre larvée entre les combattants du PDK, qui dominaient Erbil et Dohuk, et ceux du l’UPK (Union patriotique du Kurdistan), qui dominaient Suleimanyeh. Ces affrontements avaient duré de 1996 à 1998 et fait 3000 morts, sans compter les blessés et les « prisonniers de guerre » des deux côtés.
Qu’on l’aborde sous l’angle des réticences des puissances régionales ou sous l’angle de la diversité et de la rivalité des Kurdes eux-mêmes, l’Etat revendiqué par Barzani restera pour longtemps encore un rêve irréalisable.

Saturday, December 11, 2010

Délires rabbiniques

Il y a des rabbins fous en Israël et on s’est habitué à leurs vociférations hystériques contre les Arabes en général et les Palestiniens en particulier. Le plus connu d’entre eux est Ovadia Yossef qui, à 90 ans, a toujours l’indécence de souhaiter qu’un « fléau s’abatte sur les Palestiniens et les fasse disparaître ». Le chef spirituel du parti religieux extrémiste Shass a scandalisé même ses coreligionnaires ashkénazes en soutenant que « tous les Juifs tués durant l’holocauste étaient la réincarnation de pécheurs des générations passées. » Rappelons encore sa mégalomanie ethnocentriste qui lui a fait dire que « les Non-Juifs n’existent que pour servir les Juifs. »
Ces délires, qu’ils soient engendrés par la sénilité ou par le fanatisme le plus aveugle, ne sont pas le monopole d’Ovadia Yossef. Les rabbins qui épousent ses idées et qui lui sont fidèles se comptent par centaines, en Israël. Le danger ne provient pas du fait que ces délires soient prononcés par ces rabbins, qui sont des fonctionnaires publics nommés par le ministère des Affaires religieuses, ni qu’ils trouvent des médias complaisants ou complices en Israël. Le danger provient plutôt du fait qu’ils trouvent les conditions favorables qui les transforment de simples délires, engendrant sarcasme et mépris, en pratiques sociales et juridiques, engendrant de graves conséquences pour les Arabes israéliens.
La dernière initiative des rabbins extrémistes israéliens est la signature par plus des centaines d’entre eux au début de cette semaine d’un manifeste appelant les Juifs à refuser de vendre ou de louer des biens immeubles (terrains, maisons, appartements) aux Arabes israéliens. « "La Torah interdit de vendre à un étranger une maison ou un champ de la Terre d’Eretz Israël », écrivent les rabbins dans une lettre publique. « Quiconque vend ou loue un appartement dans un quartier où vivent des Juifs cause un grand tort à ses voisins, vu que le mode de vie (des non-Juifs) est différent de celui des juifs. »
« Si un Juif vend ou loue un bien immobilier à un non-Juif, ses voisins doivent couper tout contact avec lui et le mettre en quarantaine », insistent les rabbins dans leur manifeste. Le « contrevenant » doit même être « empêché d’entrer dans une synagogue ou de toucher à la Torah »…
Ce qu’il faut noter ici, c’est que ces rabbins constituent la base religieuse du parti extrémiste et ultra-orthodoxe Shas, qui dispose de 11 députés et de quelques ministères, dont celui de l’Intérieur et des Affaires religieuses. Et même si Netanyahu a, au moins publiquement, dénoncé l’initiative des rabbins, celle-ci n’aurait pas été conçue sans l’aval du parti séfarade et de ses cadres dirigeants, y compris Eli Yshai, chef du parti et ministre de l’Intérieur, et Yaakov Margi, ministre des Affaires religieuses.
Venant de la base active d’un tel parti, cette initiative, qui vise le un cinquième des habitants d’Israël, n’étonne vraiment personne. Elle n’est pas étonnante, mais grotesque.
L’écrasante majorité des activistes du Shas et des rabbins en question ne sont pas originaires du territoire qu’ils habitent. En tant que Juifs séfarades, eux ou leurs parents étaient nés et avaient vécu longtemps dans des pays arabes et musulmans avant d’émigrer. L’aspect grotesque de la chose est que ce sont ces émigrés qui refusent que des biens immeubles soient loués ou vendus aux habitants d’origine, c'est-à-dire les Arabes palestiniens qui vivent là de père en fils depuis des siècles.
La plupart des Séfarades, dont font partie les rabbins racistes, n’ont connu Israël qu’après la guerre de 1967, à la suite de laquelle ils ont entrepris une émigration massive des pays arabes et musulmans vers leur nouvelle patrie.
Il est peut-être opportun de rappeler ici que les ancêtres des Séfarades qui vivent aujourd’hui en Israël avaient bénéficié pendant des centaines d’années de la paix et la sécurité que leur assuraient les Arabes et les Musulmans auprès de qui ils avaient trouvé refuge et hospitalité, alors que leurs coreligionnaires ashkénazes d’Europe étaient martyrisés, des siècles durant, par l’église catholique et les régimes politiques violents.
Mais tout ça c’est de l’histoire qui n’intéresse pas les centaines de rabbins signataires. Ce qui les intéresse, c’est de priver le cinquième de la population israélienne du droit élémentaire d’acheter ou de louer des biens immeubles.
De nombreux intellectuels, universitaires et journalistes juifs ont protesté avec virulence contre « le racisme primaire » de ces rabbins séfarades. Mais leurs protestations se perdent dans la léthargie du public israélien dont la majorité est soit indifférente, soit elle soutient carrément les vues racistes des rabbins du Shas.
Par leur initiative raciste, les centaines de rabbins contribuent à la dégradation continue de l’image d’Israël et à son isolement croissant dans le monde. Et à ce niveau, leur initiative n’est pas pire que n’importe quelle action entreprise par le gouvernement, l’armée ou les organisations des colons. Il y a une sorte d’émulation entre toutes ces parties à qui ternit mieux l’image du pays et endommage plus ses intérêts.
Cela dit, il est pour le moins curieux que les représentants du Congrès juif mondial, reçus au Vatican vendredi dernier, expriment au Pape Benoît XVI leur « inquiétude face à la délégitimation d’Israël », l’exhortant à s’opposer à cette tendance. Mais avant de demander l’intervention du Pape, les gens Congrès juif mondial se sont-ils demandés quelles forces sont derrière la « délégitimation » d’Israël ? Ce sont le gouvernement, l’armée et les colons de ce pays qui s’appliquent depuis des décennies à en faire un pays-paria, ternissant irrémédiablement son image et grignotant irrévocablement sa légitimité. Ce sont aussi tous ceux qui, de l’establishment américain à l’AIPAC, en passant par le Congrès juif mondial, qui les soutiennent toujours inconditionnellement.

Tuesday, December 07, 2010

Les fossoyeurs de l'empire

La quantité d’erreurs commises depuis des années par les décideurs américains en matière de politique étrangère a non seulement terni l’image du pays, mais affaibli sévèrement la première puissance du monde en saignant à blanc les ressources financières et militaires du pays.
Aucun signe permettant d’espérer que des leçons aient été tirées des erreurs passées n’est perceptible à l’horizon, bien au contraire. Quand on observe l’attitude des décideurs américains vis-à-vis de la question nucléaire iranienne ou, surtout, du conflit israélo-palestinien, l’impression qu’ils donnent est qu’ils sont tous porteurs d’œillères chevalines et foncent tout droit, indifférents à tout ce qui se passe en dehors de leur champ de vision minuscule.
Mais à regarder de plus près encore l’empire américain, il n’y a pas que la politique étrangère où les choses vont de travers. Certains aspects de la situation intérieure américaine sont déroutants. On ne veut pas parler ici de la réalité économique difficile où le chômage ne cesse de monter et où des millions d’Américains n’arrivent plus à s’acquitter de leurs prêts-logement auprès des banques. A ce niveau, il n’y a rien d’extraordinaire. Les Etats-Unis ont connu des situations plus dures encore au cours de leur histoire.
Ce qui est terrible, ce sont les inégalités qui se développent à un rythme effréné depuis au moins trente ans au point de dépasser les inégalités absurdes observées dans les républiques bananières. Nicolas Kristof du New York Times informait dans une récente chronique ses concitoyens qu’ils n’ont plus besoin « de voyager vers des pays lointains et dangereux pour observer une telle inégalité rapace. Vous l’avez maintenant juste là, chez vous ! »
Il est choquant de constater que les Etats Unis, qui se disent le pays le plus démocratique et le plus prospère du monde, arrivent à accumuler des statistiques dignes des dictatures militaires qui pullulaient dans l’hémisphère sud il y a trois ou quatre décennies à l’exemple du Nicaragua des Somoza, de Haïti des Duvalier, du Brésil, de l’Argentine et du Chili des généraux etc.
L’évolution observée durant le dernier tiers de siècle est à peine croyable : La part du revenu national accumulée par 1% des Américains les plus riches est passée de 9% en 1976 à 24% aujourd’hui. Le salaire des PDG des grandes entreprises était en 1980 l’équivalent de 42 salaires du travailleur moyen américain. Cette proportion est passée à 531 fois en 2001. Plus significatif encore : de 1980 à 2005, les quatre cinquièmes des richesses produites aux Etats-Unis sont allés dans les poches des 1% les plus riches…
Sans nul doute, le système fiscal excessivement dégressif qui produit une inégalité massive est plus dangereux pour l’avenir de l’empire américain que toutes les erreurs commises en politique étrangère réunies.
Le prédécesseur de Barack Obama, George W. Bush, que le peuple américain a jugé utile d’élire en 2000 et de réélire en 2004, se distingue par le douteux privilège d’avoir menée parallèlement une politique étrangère et une politique intérieure désastreuses qui, jusqu’à ce jour s’alimentent l’une l’autre en termes de résultats nocifs, au point qu’il est déjà désigné par plusieurs historiens comme le plus grand fossoyeur de la puissance américaine.
Fossoyeur de la puissance américaine, Bush l’est pour deux raisons fondamentales : il avait déclenché une guerre inutile qui s’était avérée extrêmement coûteuse en vies humaines pour les Irakiens et en argent pour les Américains. Et alors qu’il s’apprêtait à partir en guerre, il avait imposé une très généreuse réduction fiscale en faveur des riches, ce qui a mené l’Amérique à s’engager dans des guerres à crédit d’une part, et à voir ses inégalités sociales s’approfondir d’autre part.
Concrètement, cette double décision de déclencher des guerres et, simultanément, de réduire les impôts des riches a scellé la dépendance financière des Etats-Unis vis-à-vis de la Chine et d’autres argentiers mondiaux, et forcé l’Etat fédéral à réduire dangereusement les programmes sociaux, médicaux et éducatifs aux dépens des Américains les plus pauvres et les plus vulnérables.
On aurait pensé qu’à la lumière de ces résultats désastreux, les représentants élus du peuple américain allaient se rebiffer contre l’héritage de Bush et imposer un renversement de la tendance. C’est le tout contraire qui se passe. La majorité républicaine est convaincue et tente de convaincre ceux qui l’ont élue que l’intérêt de l’Amérique passe avant tout par la perpétuation des avantages fiscaux décrétés par Bush et qui arrivent à expiration d’ici à la fin de l’année. Dans son aveuglement, cette majorité n’a même pas relevé le côté ridicule de ses exigences quand, il y a une semaine ou deux, quelques dizaines de millionnaires et de milliardaires américains ont fait circuler une pétition demandant à payer plus d’impôts « dans l’intérêt du pays ».
Il va sans dire que ces pétitionnistes sont une exception qui confirme la règle qu’en Amérique les riches sont les plus cupides et les moins concernés par l’intérêt national. Ils ne reculent devant rien pour défendre leurs privilèges scandaleux, y compris le ridicule le plus déroutant. L’organe officiel des milliardaires américains, le magazine Forbes, s’en est pris à Obama en ces termes : « Le président des Etats-Unis est en train de saper la base de la puissance américaine. Cela fait partie de son programme anticolonialiste kényan (…). Les Etats-Unis sont maintenant dirigés conformément aux idées défendues par un homme de la tribu Luo (du Kenya) dans les années 1950 », une allusion claire au père d’Obama.
Concluons avec le commentaire de prix Nobel d’économie, Paul Krugman, qui, lui, connaît bien quels sont les vrais fossoyeurs de l’empire américain : « Quand il s’agit de défendre les intérêts des riches, les règles du discours civilisé et rationnel n’ont plus de place. »

Saturday, December 04, 2010

L'aigle cul-de-jatte

On peut dire tout ce qu’on veut des Etats, qu’ils sont des monstres froids, qu’ils n’ont pas d’amis mais seulement des intérêts, qu’ils n’ont pas de sentiments et n’éprouvent pas d’émotion etc. Mais quand l’un d’eux fait face à un désastre naturel, ils deviennent soudain émotifs, sentimentaux, éprouvent un désir irrépressible de se montrer généreux et solidaires, se retroussent les manches et volent pour aider l’Etat-victime, fût-il un ennemi irréductible.
L’incendie biblique qui vient de ravager le mont Carmel, surplombant la ville de Haïfa et la Méditerranée, illustre bien ces observations. Plusieurs Etats n’ont pas perdu de temps pour aider le peuple israélien. Des pays européens, bien sûr, mais aussi la Turquie, l’Egypte, la Jordanie, qui ont oublié les incendies qu’allume épisodiquement et volontairement Israël dans la région, unissant leurs forces et leurs moyens pour venir à bout du plus grand désastre naturel que connaît Israël depuis sa création.
Plusieurs Etats ont aidé le peuple israélien sauf son Etat, l’Etat d’Israël, qui s’est trouvé tétanisé, dans l’incapacité totale de faire quoi que ce soit contre le feu ravageur, sinon appeler le monde au secours. Soudain, le carnassier qui domine le ciel du Moyen-Orient, déclenchant des incendies et semant la destruction où et quand il veut, s’est révélé être un aigle cul-de-jatte incapable de voler assez haut pour éviter de se brûler les ailes.
Ce n’est pas un malheureux hasard qui fait qu’Israël se montre incapable de faire face par ses propres moyens au premier désastre naturel qui le frappe. Cette incapacité n’est pas le résultat d’une fatalité, mais des choix politiques erronés qui font qu’Israël peut aligner aujourd’hui 360 chasseurs ultra sophistiqués F-16 et de nombreux F-15, mais ne dispose pas d’un seul canadair, avion de lutte anti-incendie, dont sont équipés la plupart des pays où le feu de forêt peut se déclencher à n’importe quel moment, accidentellement ou par des pyromanes.
Ne se sentant pas très en sécurité avec ses centaines de bombardiers F16 et F-15, Israël a commandé aux Américains un nombre indéterminé de chasseurs F-35. Or, pour le prix d’un seul de ces chasseurs, on peut avoir trois canadairs capables chacun d’ingurgiter plusieurs tonnes d’eau avant de prendre de l’altitude et de les déverser sur les feux de forêt.
Certains feux de forêts ne peuvent pas être éteints autrement que par des canadairs. C’est le cas des feux du mont Carmel dont beaucoup de flancs escarpés et truffés d’arbres sont inatteignables autrement que par ces avions de lutte anti-incendie. Les incendies du mont Carmel n’auraient jamais causé autant de ravages si, par exemple, au lieu d’aligner 360 bombardiers F-16, Israël avait acheté dix de moins et commandé à la place une douzaine d’avions de lutte anti-incendie. Le feu n’aurait probablement pas eu le temps de s’étendre et devenir incontrôlable.
L’erreur fatale d’Israël est d’avoir considéré et de continuer à penser qu’il ne court qu’un seul danger, le danger qui lui vient « du côté des Arabes » avant d’être « amplifié » ces dernières années par « la menace iranienne ». C’est cette erreur d’appréciation qui a amené Israël à se surarmer, à développer démesurément sa machine de guerre, négligeant de s’équiper de manière préventive contre toute une panoplie de dangers indépendants de la volonté humaine et qui pourraient frapper à n’importe quel moment n’importe quel pays.
Alors que depuis 1967 les Arabes ne constituaient plus un danger pour Israël, celui-ci a poursuivi depuis une politique qu’on peut qualifier de course solitaire à l’armement qui, au fil des ans, a créé un rapport de forces très déséquilibré en défaveur des pays arabes. C’est ce déséquilibre qui a rendu possible tous les huis-clos sanglants menés impunément depuis des décennies par la puissance de feu israélienne contre les populations civiles palestinienne et libanaise.
Cette accumulation d’armement, en l’absence d’un véritable adversaire militaire, n’a servi qu’à martyriser des populations civiles sans défense. Le sentiment d’invincibilité de l’armée israélienne provient moins de sa capacité que de l’absence d’une force militaire unifiée en mesure de mettre un terme au brigandage des forces israéliennes et à leur appropriation des terres d’autrui.
Outre des sentiments d’invincibilité et de fierté totalement déplacés, les cibles étant des civils sans défense, cette accumulation d’armement a engendré un désastre politique en Israël. En l’absence d’une véritable force coercitive, et grâce à un environnement international complaisant ou, au mieux, indifférent, Israël a acquis la conviction qu’il n’y a aucune raison de faire des concessions, ni de négocier sérieusement, ni de respecter la loi internationale, mais toutes les raisons de continuer son expansion et la colonisation de territoires habités, mais dépourvus d’armée pour défendre leur intégrité.
L’impasse dans laquelle s’est fourré Israël est annonciatrice d’un désastre politique, car les erreurs commises durant des décennies ne resteront pas indéfiniment sans conséquence. Il y a nécessairement un prix à payer et un jour ou l’autre il le sera. Et ce jour n’est plus très loin, car l’environnement international est de moins en moins complaisant et de plus en plus enclin à demander des comptes aux dirigeants israéliens.
En attendant, si Israël n’a pas un seul canadair pour éteindre les incendies du mont Carmel, il continue d’accumuler les F-16 et attend le F-35 pour mieux bombarder les populations civiles palestinienne et libanaise. Mais y a-t-il dans ce pays un seul politicien clairvoyant pour expliquer à ses concitoyens que, pour sa sécurité, Israël a besoin bien plus d’avions de lutte anti-incendie que de bombardiers qui sèment la mort et la destruction chez ses voisins et le singularisent comme le pays le plus dangereux pour la paix mondiale ?