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Wednesday, April 14, 2010

Liban 2 Confessionnalisme 0

Le stade était désespérément vide, mais l’ambiance parmi les joueurs était bon enfant. Plaisanteries, éclats de rire et taquineries sur la pelouse faisant office d’entraînement avant le début du match qui, compte tenu de l’âge des joueurs, ne durait que 30 minutes en tout, c'est-à-dire deux fois 15 minutes.
Si le stade était désespérément vide, cela ne veut pas dire que le public était indésirable ou que l’on craignait quelques hooligans éméchés. Ce sont les impératifs de sécurité qui ont imposé le huis-clos. Mais nul ne s’en plaignait, puisque le match était retransmis en direct à la télévision et des millions de téléspectateurs le suivaient avec une grande émotion. Pour beaucoup, ce match avait plus d’importance et suscitait plus de suspense qu’une finale de coupe du monde.
Après des années de bras de fer et des mois de tension qui ont failli réveiller les vieux démons de la guerre civile libanaise, la classe politique du Liban a eu l’idée originale d’aller régler ses problèmes autour d’un ballon rond et sur une pelouse tendre et accueillante à même d’absorber les chocs de la dispute, amoindrir l’impact des crocs en jambe et réduire la gravité des éventuelles blessures.
Mais il n’y a eu ni chocs, ni crocs en jambe ni blessure, et pour cause, le match était destiné à consacrer symboliquement la réconciliation inter-libanaise, à glorifier le fair-play, et inciter les politiciens libanais à régler leurs problèmes à la manière des professionnels sur une pelouse plutôt qu’à celle des guerriers sur un champ de bataille.
Les deux capitaines d’équipes, le Premier ministre Saad Hariri et le député du Hezbollah, Ali Ammar, représentaient les deux courants politiques dominants au Liban qui, il y a peu de temps, avaient failli en venir aux mains, ce qui aurait eu pour effet de déclencher une autre guerre civile, forcément destructrice pour un Liban qui, à l’époque, n’avait pas encore entièrement déblayé les ruines causées par la guerre d’agression israélienne de l’été 2006.
Contrairement aux matchs classiques de football où l’on voit deux équipes s’affronter, le match joué par la classe politique libanaise mardi dernier 13 avril, comportait une seule équipe dirigée par deux capitaines, celle du Liban qui affrontait des ennemis auxquels l’entrée du stade était interdite et que les Libanais souhaitaient les voir bannis du terrain politique également. Les ennemis contre lesquels se battait l’équipe du Liban avaient pour noms confessionnalisme, fanatisme, intégrisme et autres « ismes » dévastateurs.
Le plus jeune joueur, Sami Gemayel, 27 ans, petit fils de Pierre, a marqué les deux buts de la rencontre qu’il a « dédiés à tout le peuple libanais, et en particulier à ceux qui sont morts pour la défense du Liban ». Peu importe avec quelle équipe jouait Sami Gemayel, du moment que c’est le pays du Cèdre tout entier qui est sorti gagnant de cette rencontre un peu spéciale avec un score sans appel : Liban 2 confessionnalisme 0.
Le choix de la date du match est plus symbolique et plus important que la rencontre elle-même : le 13 avril. En effet, c’est le 13 avril 1975 que s’est déclenchée la terrifiante guerre civile libanaise qui a fait près de 200.000 morts et s’est poursuivie pendant 17 ans, c'est-à-dire jusqu’aux accords de Taef de 1990 qui ont mis fin au carnage. Pour un petit pays de moins de 5 millions d’habitants, un bilan de 200.000 morts relève plutôt du génocide. Un génocide que les enfants d’un même pays se sont auto-infligés sur une période exagérément longue de folie meurtrière.
Dix sept ans de guerre civile pendant lesquelles Israël se délectait et se frottait les mains de voir ses ennemis s’entretuer. Dix sept ans de guerre civile pendant lesquelles Israël ne se contentait pas seulement de jeter de l’huile sur le feu et nourrissait le confessionnalisme, mais en prenait prétexte pour intervenir, et pour mener ses propres guerres contre le peuple libanais, notamment celles de 1978 et de 1982, particulièrement dévastatrices.
Mais à quelque chose malheur est bon. L’ampleur des dégâts matériels, politiques et psychologiques de la guerre de dix sept ans semble avoir vacciné les Libanais contre la folie meurtrière et le déchaînement irrationnel qui les ont saisis de 1975 à 1990. En dehors des guerres d’agression imposées de temps à autre par Israël au Liban, les Libanais vivent depuis 20 ans en paix. Ils ont réussi jusqu’à présent à circonscrire toutes les crises politiques plus ou moins graves qui ont secoué le pays dans le cadre du débat démocratique. Les bleus à l’âme libanaise et autres séquelles psychologiques de la guerre civile y sont sans doute pour beaucoup dans la retenue dont a fait preuve ces dernières années la classe politique du Liban, toutes tendances confondues. Le match disputé mardi dernier sur la pelouse de la Cité sportive de Beyrouth vise à glorifier cette retenue et à institutionnaliser cette nouvelle tradition libanaise qui privilégie le débat sur le combat, la force de l’argument sur l’argument de la force.
Laissons le mot de la fin au député Sami Gemayel, auteur des deux buts du match du 13 avril : « Nous voulons dire aux Libanais que nous avons tourné la page des jours noirs du Liban. Nous souhaitons que l’avenir sera meilleur. A travers ce match, nous voulons démonter que désormais nous sommes tous ensemble. »

Monday, April 12, 2010

Sommet sur la sécurité nucléaire à Washington: les deux sujets manquants

Imaginez un fabriquant de tabac qui s’apprêtait à participer à une conférence sur le danger du tabagisme et les moyens de limiter son expansion. On ne pourra pas lui en vouloir, et on le comprendra même si, après mûre réflexion, il décide d’annuler sa participation et de poursuivre discrètement sa contribution à l’expansion des cancers, des maladies cardio-vasculaires et autres épidémies liées ou aggravées par le tabagisme.
Dans le même ordre d’idées, et par souci d’objectivité, on ne peut pas en vouloir au Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, et on le comprend même d’avoir, après mûre réflexion, annulé sa participation à la conférence qui se déroule actuellement à Washington sur les problèmes que posent les armes nucléaires, surtout si elles tombent dans de mauvaises mains. Le Premier ministre israélien a donc annulé sa participation juste deux jours après l’avoir confirmée au cours d’un point de presse.
Le point de presse au cours duquel Netanyahu a confirmé sa participation à la conférence de Washington s’est tenu mercredi dernier et un journaliste de l’Associated Press (AP) a posé au premier ministre israélien la question suivante : « Ne pensez vous pas que votre présence à cette conférence va attirer l’attention sur le programme nucléaire israélien ? » Non, Netanyahu était confiant et rassuré de ce côté : « Personne ne pense qu’Israël est un Etat terroriste. Les gens savent reconnaître un régime terroriste et paria quand ils en voient un. Et croyez-moi, il y’en a quelques uns autour d’Israël ».
La question de savoir si Israël est entouré de « quelques Etats terroristes », comme le prétend Netanyahu, ou ce sont les Etats et les peuples de la région qui sont victimes du terrorisme d’Etat d’Israël, ne peut pas être élucidée par des discours démagogiques et mensongers, mais par l’observation de la pratique sur le terrain.
Qu’observe-t-on depuis près de 43 ans maintenant ? Un Etat qui s’appelle Israël occupe des terres palestiniennes et syriennes, construit des colonies à tour de bras dans lesquelles sont installés plusieurs centaines de milliers de colons (un crime de guerre aux yeux du droit international), déclenche des guerres quand il veut contre les Palestiniens et les Libanais, écrasant des milliers de personnes sous ses bombes, bombarde Bagdad, Damas et même Hammam Chatt, dans la banlieue de Tunis, le 1er octobre 1985 dans une tentative de décapiter la direction palestinienne, sans parler des blocus, des arrestations massives, des humiliations quotidiennes des Palestiniens dans les check-points qui quadrillent les territoires occupés, du mur de l’apartheid qui charcute Jérusalem et la Cisjordanie etc…
Ces quelques faits tragiques tirés d’une liste interminable d’agressions et d’exactions ne relèvent pas du discours démagogique, mais de la réalité quotidienne vécue par les peuples de la région depuis le mois de juin 1967. Par conséquent, si l’on veut dépouiller la phrase sus-mentionnée de Netanyahu de la démagogie qui l’entache et la rendre conforme à la réalité, il faudrait la lire de la manière suivante : « Tout le monde pense qu’Israël est un Etat terroriste. Les gens savent reconnaître un régime terroriste et paria quand ils en voient un. Et croyez-moi, il y’en a un parmi les pays de la région : Israël ».
La vérité étant rétablie, revenons maintenant à l’annulation par le Premier ministre israélien du voyage qu’il devait effectuer à Washington pour assister au sommet organisé par Obama sur la sécurité nucléaire. Tous les commentateurs, y compris israéliens, avancent deux raisons pour expliquer cette annulation. D’abord éviter de rencontrer le président américain avec qui Netanyahu n’est pas dans les meilleurs termes et qui n’aurait sûrement pas manqué de lui poser des questions embarrassantes sur les colonies. Ensuite, avec la présence de la Turquie et de l’Egypte à Washington, Netanyahu était certain qu’il serait interpellé avec insistance pour s’expliquer sur les raisons qui poussent Israël à refuser depuis 40 ans de signer le traité de non prolifération nucléaire et d’ouvrir le site de Dimona à l’inspection de l’Agence internationale pour l’énergie atomique.
L’activisme anti-nucléaire du président Obama est parfaitement louable, même s’il est motivé aussi, entre autres, par le désir de justifier a posteriori son prix Nobel de la paix, dont l’obtention a suscité des réserves, et même une levée de boucliers un peu partout dans le monde. Cela dit, les inquiétudes du président américain de voir des armes de destruction massive tomber entre les mains de terroristes suicidaires sont légitimes et le sommet qui se penche actuellement à Washington sur ce gros problème est le bienvenu.
Seulement l’ordre du jour de ce sommet est biaisé. Tel qu’il est conçu et discuté, cet ordre du jour risque fort de faire du sommet sur la sécurité nucléaire une réunion d’amis qui se sont réunis pour bavarder un moment ensemble avant de se quitter pour s’occuper chacun de ses tâches routinières. Les deux sujets fondamentaux qui manquent à l’ordre du jour du sommet de Washington sont les sources du terrorisme dans le monde et la question nucléaire israélienne.
C’est bien de tenter de sécuriser les armes nucléaires de manière à ce qu’elles ne tombent jamais entre les mains de fanatiques suicidaires. Mais c’est encore mieux de remonter jusqu’aux racines du phénomène du terrorisme : l’injustice, la misère et l’ignorance. Et cet aspect fondamental est totalement ignoré par le sommet de Washington.
D’un autre côté, et c’est une question de crédibilité, le sommet ne peut pas à la fois pointer du doigt le « danger » que représentent des pays qui ne possèdent aucune arme nucléaire et qui, de surcroît, sont signataires du TNP, et ignorer le vrai danger que représente le seul pays détenteur d’armes de destruction massive dans la région et qui, de surcroît, refuse obstinément depuis quatre décennies de signer le traité de non prolifération. Car si Washington ne voit aucun problème dans la détention par Israël de centaines d’ogives nucléaires, des centaines de millions d’Arabes et de musulmans sont d’un avis un peu différent.

Saturday, April 10, 2010

Chutes de Bagdad: Houlakou, Tamerlan, Bush et les autres

Hier vendredi, des millions de personnes en Irak et dans le monde arabe ont commémoré, se sont recueillies ou ont eu une pensée pour la chute de Bagdad en cette tragique journée du 9 avril 2003. Voilà bien sept ans que la capitale irakienne est à feu et à sang. L’incroyable force de destruction lâchée par la décision de l’ancien président George W. Bush a tout écrasé sur son passage, et les réverbérations de cet immense séisme stratégique continuent de se faire sentir bien au-delà des frontières irakiennes.
Certaines scènes de cette nième chute de Bagdad resteront à jamais gravées dans les mémoires, telles celles de ce pauvre soldat américain escaladant la statue de Saddam pour lui couvrir la tête avec la bannière étoilée, de la protection par des tanks américains du seul endroit qui comptait pour Bush & Co : le ministère irakien du pétrole, du pillage systématique des hôpitaux, des universités, des musées et des administrations par une foule déchaînée que l’armée «libératrice» de Bush laissait faire tout en se délectant visiblement du spectacle, sans oublier Donald Rumsfeld, le ministre de la défense d’alors, qui exultait face à cette anarchie naissante, la qualifiant d’ « apprentissage de la liberté »…
Ce n’était pas la première fois, évidemment, que Bagdad chutait. Cette capitale martyre avait connu des épisodes historiques bien pire et avait été saccagée par des conquérants beaucoup plus féroces que George W. Bush. En février 1258, le Mongol Houlakou avait fait une entrée fracassante à Bagdad où ses hommes avaient semé une terreur indescriptible, détruisant et brûlant tout sur leur passage, et massacrant tout Irakien qui avait la malchance de se trouver sur leur chemin.
En juillet 1401, c’était au tour du turco-mongol Tamerlan (Timour Leng), de faire une entrée dévastatrice à Bagdad où les atrocités commises par ses troupes conquérantes n’avaient rien à envier à celles commises un siècle et demi plus tôt par son prédécesseur Houlakou. Toujours en juillet, mais de l’année 1534 cette fois, les troupes ottomanes de Soliman le Magnifique (Suleimane al-Qanouni) firent leur entrée à Bagdad. Contrairement aux troupes de Houlakou et de Tamerlan, celles de Soliman le Magnifique n’étaient pas venues pour détruire, massacrer, piller et partir. Elles étaient venues pour y rester. Leur séjour en Irak, tout comme dans le reste du monde arabe d’ailleurs, avait duré près de quatre cents ans. Quatre siècles de Pax Ottomana au cours desquels Bagdad n’avait plus connu de chute… jusqu’à celle du 9 avril 2003.
Certes, Bagdad était le théâtre de bien de convulsions sanglantes au cours du siècle dernier entre Britanniques et Irakiens d’abord et entre différents courants politiques irakiens ensuite, mais jamais depuis le Turco-Mongol Tamerlan, la capitale irakienne n’a connu de tragédie aussi dévastatrice que celle engendrée par la décision de George W. Bush de sauver l’humanité des armes de destruction massives de Saddam et de libérer les Irakiens de la prison dans laquelle il les maintenait…
Les historiens diront peut-être un jour quelle invasion aura été la plus dévastatrice pour Bagdad, celle du Mongol Houlakou ou celle de l’Américain George W. Bush. Mais d’ores et déjà, on peut avoir quelques éléments de réponse quand on sait que l’invasion du premier n’avait duré que quelques semaines et les Irakiens s’étaient mis aussitôt à panser leurs blessures, alors que l’invasion de George W. Bush dure toujours et, sept ans après, les Irakiens continuent de subir plus de blessures qu’ils n’en pansent…
Le 9 avril 2003, Bagdad avait donc chuté pour la quatrième fois. Mais il y a une différence fondamentale entre la chute provoquée par George W. Bush et celles engendrées par le déferlement des hordes mongoles de Houlakou et Tamerlan. Ces deux là, en dévastant Bagdad, n’avaient enfreint aucune loi ni aucun règlement d’origine humaine. Ils vivaient dans un monde où les relations internationales étaient régies par les mêmes lois de la nature qui régissaient la vie dans la jungle. Par conséquent, cela n’a pas plus de sens d’en vouloir à Houlakou et Tamerlan d’avoir obéi à leurs instincts les plus primaires que d’en vouloir à un tigre d’avoir fait une incursion ravageuse dans un territoire où vivent d’autres animaux moins forts et moins rapides.
D’où l’extrême gravité du cas de George W. Bush. Contrairement aux deux envahisseurs qui l’avaient précédé, celui-ci vivait dans un monde régi par des lois et des institutions qui interdisent formellement les invasions, les agressions et les guerres, et qui ne permettent l’usage de la force qu’en cas de légitime défense.
A ce niveau, l’ancien président américain n’était pas dangereux seulement pour l’Irak et les Irakiens. En violant les lois et les conventions internationales pour s’attaquer sans raison à un pays plus faible en 2003, George W. Bush avait renoué avec les instincts les plus primaires auxquels Houlakou et Tamerlan avaient obéi pour dévaster Bagdad respectivement en 1258 et en 1401. Et en renouant avec la loi de la jungle, Bush n’avait pas seulement dévasté Bagdad et l’Irak tout entier, mais avait aussi ourdi un complot contre le précieux héritage juridique et institutionnel que l’humanité avait commencé sérieusement à accumuler et à enrichir depuis le traité de Westphalie du 24 octobre 1648, communément considéré comme l’acte fondateur de l’Etat-nation et comme la première tentative de mettre hors la loi le droit du plus fort.
Le plus extraordinaire est que malgré les crimes commis contre l’Irak et contre l’héritage juridique et institutionnel de l’humanité, l’ancien président américain continue de couler des jours heureux dans son Texas natal. Il a même été sollicité pour aller à Haïti soulager les victimes du séisme par un mot gentil ou une poignée de mains, même s’il devait essuyer ensuite la sienne dans la chemise de Bill Clinton qui l’accompagnait. Aucune institution juridique ou politique dans le monde n’a jusqu’à ce jour jugé nécessaire de lui demander des comptes. Il est vrai qu’à part les quelques crimes sus-mentionnés, Bush n’avait commis ni vol à l’étalage ni vol à la tire.

Wednesday, April 07, 2010

L'Irak et la machine à remonter le temps

En observant la situation en Irak, on a l’impression d’avoir emprunté une machine à remonter le temps et de s’être retrouvé en 2005. A l’époque, des élections législatives avaient eu lieu, Bush & Co. avaient applaudi la victoire de la démocratie, et, petit à petit, l’Irak avait sombré dans une orgie de violence insensée qui, dans les années 2006 et 2007, les plus sanglantes de l’histoire moderne du pays, faisait jusqu’à trois mille morts par mois.
L’an 2010 s’avèrera-t-il le sosie sanglant de 2005 ? Les signes qui le confirment sont nettement plus évidents que ceux qui l’infirment. Aujourd’hui, comme il y a cinq ans, les Irakiens ont voté, mais le scrutin a causé plus de problèmes qu’il n’en a résolu. Aujourd’hui, comme il y a cinq ans, les politiciens s’entredéchirent pour s’emparer du pouvoir. Aujourd’hui, comme il y a cinq ans, les insurgés s’engouffrent dans le vide politique causé par les chamailleries politiciennes. Aujourd’hui, comme il y a cinq ans, l’après scrutin s’avère particulièrement sanglant et ce sont toujours les civils qui payent le prix fort.
Au lendemain des élections de 2005, les insurgés avaient réussi à déclencher une guerre ethnique en s’attaquant aux lieux saints des Irakiens chiites pour amener ceux-ci à réagir contre leurs concitoyens sunnites, et leur projet de dérailler le processus politique avait réussi dans une très large mesure. Après les élections du 7 mars dernier, le processus politique est de nouveau sur les rails et les mêmes forces qui l’avaient déraillé il y a cinq ans s’appliquent à le dérailler encore une fois aujourd’hui.
Aujourd’hui, les insurgés sont en train de franchir un nouveau pas, un pas qualitatif, si l’on peut dire, dans l’horreur. Ils viennent d’inventer un nouveau procédé par lequel ils portent la terreur dans l’unique endroit où le citoyen irakien se sentait en sécurité : son domicile. Ce procédé inédit consiste à louer un appartement dans un immeuble, le bourrer d’explosifs et faire sauter toute la bâtisse sur la tête de ses habitants. C’est ce qui s’est passé le mardi 6 avril dans une série de quartiers de Bagdad où des dizaines de citoyens se sont soudainement trouvés sous les décombres de l’appartement qu’ils occupaient quelques secondes plutôt.
Bien qu’il n’y ait aucune revendication ni preuve formelle sur l’identité des criminels, tout porte à croire que la signature est celle d’Al Qaida. Etouffée financièrement, traquée militairement dans le monde entier, cette organisation est la seule qui n’éprouve absolument aucun scrupule à s’en prendre aux civils innocents et à leur porter la mort et la terreur jusqu’à chez eux ou à l’endroit de leur travail.
Quand, le 11 septembre 2001, cette organisation a tué 3000 personnes en quelques minutes, son chef Ousama Ben Laden avait déclaré l’attaque « licite » et cette mort massive « justifiée » par le fait que les victimes avaient participé à l’élection du gouvernement américain et payaient les impôts qui finançaient l’action de ce gouvernement…
C’est sans doute la même logique et le même raisonnement qui déterminent l’action d’Al Qaida en Irak et ses attaques insensées contre les civils irakiens. Ceux-ci abhorrent cette organisation qui n’a rien d’autre à proposer que la destruction, la mort et la terreur. La dernière preuve du mépris dans lequel les Irakiens tiennent cette organisation terroriste est visible dans la participation aux élections du 7 mars dernier, en dépit des menaces des terroristes de tuer quiconque s’approche d’un bureau de vote.
Ici, le contraste est clair entre le sens de responsabilité des citoyens irakiens qui, le 7 mars dernier, ont donné un coup dur aux terroristes d’Al Qaida en se rendant aux urnes au prix de leur vie, et l’irresponsabilité de leur classe politique qui, en mettant en avant l’intérêt personnel avant celui du pays, en bloquant la formation d’un gouvernement d’union, mettent en danger la vie de leurs citoyens.
Car, ceux qui ne se contentent plus de faire exploser les voitures piégées dans les rues de l’Irak, mais de détruire les maisons sur la tête de leurs habitants, sont en train de s’engouffrer chaque jour un peu plus dans le vide politique tragique engendré par les chamailleries politiciennes des chefs de file des courants politiques irakiens.
Il est pour le moins étrange que, après sept ans d’horreur, de mort et de destruction, les politiciens irakiens n’arrivent toujours pas à intérioriser l’idée que la stabilité de l’Irak et la sécurité des ses citoyens passent avant les ambitions personnelles d’un Nouri al-Maliki ou d’un Iyad Allaoui pour ne citer que ces deux principaux prétendants au pouvoir. Certes les interférences étrangères n’arrangent pas les choses, mais un sursaut nationaliste de la part de la classe politique à Bagdad pourrait ouvrir de nouveaux horizons pour le pays et réengager le processus de prise de décision dans un cadre irako-irakien.
Surtout que ceux par qui tout ce malheur est arrivé ne demandent plus qu’une chose : quitter au plus vite l’Irak. Le départ des troupes de combat américaines, prévu le 31 août prochain, sera un grand pas dans le sens de l’appropriation par les Irakiens du processus de prise de décision. Encore faut-il qu’Al Qaida, qui se verra dépouiller du principal élément sur lequel elle a bâti sa propagande et justifié son activisme, ne remette pas en cause ce départ en semant l’anarchie à travers des actions terroristes d’envergure. Mais les politiciens irakiens absorbés par leurs querelles et consumés par leurs ambitions personnelles sont-ils conscients de ce danger ?

Monday, April 05, 2010

La "carte anti-occidentale" de Karzai

La visite-surprise de Barack Obama à Kaboul le dimanche 28 mars ne visait pas seulement à s’enquérir du moral et du degré de combativité des troupes américaines. Son but était aussi et surtout de dire deux mots au président afghan, Hamid Karzai. Le gouvernement dirigé par celui-ci est accusé de tous les maux. Corruption, mauvaise gouvernance, inefficacité, incapacité d’alléger un tant soit peu le calvaire que vit le peuple afghan etc.
Le président américain est conscient de toutes ces tares et il a dit à son homologue afghan tout ce qu’il avait sur le cœur, exigeant de lui qu’il mette de l’ordre rapidement dans les structures gouvernementales. La raison fondamentale qui se trouve derrière l’insistance américaine de mettre un terme à la corruption et à la mauvaise gouvernance n’est pas tant que ces deux fléaux constituent un obstacle majeur contre toute espèce de développement de l’Afghanistan que le fait qu’ils alimentent dramatiquement l’insurrection, en envoyant de plus en plus d’Afghans désespérés grossir les rangs des talibans.
C’est un fait que si les talibans, en dépit des moyens de résistance rudimentaires, n’ont toujours pas été défaits, c’est parce qu’ils n’ont jamais eu de problème de recrutement. C’est un fait aussi que si des milliers de jeunes se laissent enrôler par les talibans, c’est moins par conviction que par dépit face à tant de corruption et tant de mauvaise gouvernance qui minent l’Etat afghan.
Hamid Karzai est à la tête de cet Etat depuis 2001. Voilà bientôt une décennie qu’il est au pouvoir et, avec toute la bonne volonté du monde, on ne peut pas mettre à son actif la moindre petite réalisation en faveur du peuple afghan, et ce, malgré les milliards de dollars que les Etats-Unis, l’Europe, le Japon et d’autres ont déboursé, et malgré le soutien de dizaines de milliers de soldats étrangers armés jusqu’aux dents…
L’impopularité de Karzai en Afghanistan et la suspicion dans laquelle le tiennent Américains et Européens s’expliquent par son incapacité ou sa réticence à contrôler ses proches, dont son demi frère Ahmed Wali Karzai, qui continuent de commettre impunément toutes sortes d’abus et de s’adonner à tous genres de trafics aux dépens des citoyens afghans.
La tension, palpable depuis l’élection présidentielle de l’année dernière, entre Hamid Karzai et la coalition qui combat les talibans, s’est transformée jeudi dernier en véritable crise après que le président afghan, dans un coup d’éclat surprenant, a accusé « les étrangers » d’avoir « falsifié massivement » les résultats du scrutin. Karzai n’a pas été très explicite, mais, si l’on comprend bien, il accuse « les ambassades étrangères » d’une part, et le numéro deux de l’ONU en Afghanistan, Peter Galbraith, et le chef de la mission des observateurs de l’Union européenne, Philippe Morillon, d’autre part, de lui avoir volé sa victoire en soutenant son rival Abdallah Abdallah. Il est à préciser ici que si Karzai est aujourd’hui président, ce n’est pas parce qu’il a été élu par le peuple, mais parce que son rival s’est retiré de la course du deuxième tour, protestant contre les falsifications massives en faveur de Karzai. Comprenne qui pourra…
Mais Karzai est allé beaucoup plus loin en affirmant que les forces étrangères qui combattent les talibans, c'est-à-dire celles-là même sans lesquelles il ne pourra pas tenir un jour à son poste, sont « sur le point de devenir des forces d’invasion ». Et il a même menacé de « rejoindre l’insurrection »…On imagine la stupéfaction que de telles déclarations puissent causer à Washington, à Londres, à Berlin, à Paris, à Ottawa ou encore au siège de l’Otan.
La mauvaise humeur du président afghan est due sans doute aux pressions de plus en plus intenses auxquelles le soumettent ceux qui protègent son pouvoir, le sommant d’agir sérieusement contre la corruption. Cette mauvaise humeur est due aussi sans doute à l’annulation par la Maison blanche d’une visite que devait effectuer à Washington le président afghan. Réponse du berger à la bergère, Karzai a invité le président iranien, Ahmadinejad, à Kaboul au moment même où le chef du Pentagone, Robert Gates, s’y trouvait, et s’est débrouillé pour se faire inviter à Pékin, dans l’évidente intention de montrer à ses alliés américains qu’il pourrait tout aussi bien jouer « la carte anti-occidentale ».
Certes, les pays de la coalition ne sont pas en train de payer le prix fort en sang et en argent pour les beaux yeux de Hamid Karzai. Ils ont leurs propres objectifs qui n’ont rien à voir avec la personne du président afghan. Mais celui-ci, en acceptant le pouvoir que lui ont offert les Occidentaux en 2001, il a accepté aussi d’être leur protégé et leur homme.
Aujourd’hui, Karzai a choisi de se rebiffer contre ses protecteurs en brandissant sa « carte anti-occidentale » et en les menaçant de « rejoindre l’insurrection ». C’est du pur bluff, car il n’a aucun atout en main. Ses menaces contre ses protecteurs et ses bienfaiteurs étrangers seraient crédibles et auraient eu un sens s’il avait de la légitimité, s’il avait été élu par une large majorité de son peuple, s’il avait nettoyé les structures de son administration de la corruption endémique qui la mine ou s’il avait contribué à améliorer le sort des masses afghanes. Consciemment ou inconsciemment, le président afghan est en train de jouer avec le feu. Il risque de se faire brûler gravement, car il pourrait perdre l’amitié des « étrangers » sans gagner celle des insurgés.