airelibre

Sunday, December 03, 2006

L'étrange "cadeau de l'Etranger"

Par Hmida Ben Romdhane


Les développements de plus en plus dramatiques en Irak ont déstabilisé plusieurs intellectuels conservateurs et néo-conservateurs américains qui n'avaient jamais imaginé de tels développements dans leurs scénarios les plus cauchemardesques.
Francis Fukuyama est l'un de ces intellectuels déstabilisés. Depuis le milieu des années 1990, Fukuyama ne cessait d'appeler à l'invasion de l'Irak et de mettre au point les justifications intellectuelles et morales pour le reversement du régime baathiste irakien. Frustré comme beaucoup de ses amis que Bill Clinton fût imperméable à son argumentation, Fukuyama ne se contenait plus de joie quand George W. Bush avait pris lui-même la responsabilité de convaincre le peuple américain de "la nécessité" de déclencher une guerre pour mettre fin au règne de Saddam Hussein. Plus le temps passe, plus la situation empire en Irak et plus Fukuyama se rendait compte que les projets politiques basés sur de fausses constructions intellectuelles mènent inéluctablement à l'échec et, dans le cas de l'Irak, au désastre.
Fukuyama a écrit de nombreux articles auto-critiques dans lesquels il s'en prenait à l'administration Bush et à ses partisans néo-conservateurs, et donc à lui-même. "L'administration Bush et ses partisans néo-conservateurs, écrit-il, n'avaient pas seulement sous-estimé la difficulté de mettre en place des changements dans des endroits comme l'Irak, mais ils avaient aussi mal compris la manière avec laquelle le monde réagirait face au déploiement de la puissance américaine". Comme tout néo-conservateur, Fukuyama était convaincu que l'usage de la force américaine ne pouvait être que pour "le bien", et il reconnaît "l'échec de l'hégémonie bienfaitrice" de la puissance américaine avant de prendre ses distances avec ses amis politiques et avec l'administration Bush.
Ce revirement, cet éloignement de l'administration Bush ne concerne pas seulement les intellectuels, mais aussi les journalistes dont beaucoup étaient de fervents défenseurs du "projet irakien" de George W. Bush et qui l'avaient défendu bec et ongles pendant plus de trois ans, bien que les prémisses de l'échec fussent visibles dès les premiers mois de l'invasion. Ralph Peters est de ceux là. Editorialiste au très conservateur "New York Post", il avait défendu contre vents et marais l'invasion de l'Irak du début jusqu'à la semaine dernière. Il lui a fallu trois ans et sept mois pour se rendre compte que l'armée américaine est dans l'impasse. Il se transforme maintenant en fervent défenseur de l'évacuation de l'Irak d'ici un an. "Les soldats américains veulent bien mourir pour leur pays, mais nous ne devrions jamais leur demander de sacrifier leurs vies pour le simple ajournement d'un embarras politique", écrit-il dans un éditorial particulièrement remarqué dans les milieux politiques et très peu apprécié à la Maison blanche, cela va sans dire.
Mais, comme il y a de tout en Amérique, il y a aussi certains intellectuels qui, bien que le désastre irakien avance dramatiquement vers sa quatrième année, continuent à considérer l'invasion de l'Irak comme l'une des actions les plus justes que l'Amérique ait entreprise et dont les résultats sont… un pain béni pour les Irakiens.
Fouad Ajami est un intellectuel américain (probablement d'origine arabe si on en juge par le nom) qui, plus que tout autre intellectuel aux Etats-Unis, avait poussé de toutes ses forces vers l'invasion en criant sur les toits que les soldats US seraient accueillis en héros dans les rues des villes irakiennes. Il a même eu droit à l'honneur douteux d'être cité par le vice-président américain, Richard Cheney, dans son discours d'août 2002, dans lequel il défendait l'option de l'invasion de l'Irak :" Concernant la réaction de la rue arabe, disait alors Cheney, l'expert du Moyen-Orient, le professeur Fouad Ajami, prédit que, après la libération de l'Irak, les rues de Basra et de Bagdad exploseront de joie à la manière dont les foules ont salué les soldats américains à Kaboul".
Ni la situation en Irak, ni encore moins la situation en Afghanistan ne semble avoir eu le moindre effet sur "l'expert du Moyen Orient", Fouad Ajami. Ce dernier soutient encore en 2006 que "l'intervention en Irak était ce qu'il fallait faire. C'est un cadeau de l'Etranger aux Irakiens et aux Arabes. Le régime de Saddam Hussein serait resté en place mille ans, si les Américains ne l'avaient pas décapité". Dans un livre qu'il vient de publier (1), Ajami défend l'incroyable idée que la guerre d'Irak "est une guerre noble et son aboutissement déterminera si c'est un noble succès ou un noble échec. Les réalistes purs et durs pourraient objecter que l'échec ne pourrait jamais être qualifié de noble… Mais l'histoire a des ambiguïtés qu'ils ne comprennent pas". Mais que lui, Fouad Ajami, comprend en proférant de telles absurdités.
Il est pour le moins surprenant que même un intellectuel comme Bernard Henri Lévy, connu pour ses opinions tranchées pour tout ce qui touche à l'Irak et à la Palestine, ait écrit que cette guerre "est moralement juste mais politiquement erronée" et que Fouad Ajami en est encore à chercher les justifications abracadabrantes d'une guerre qui, même si elle est perdue par l'Amérique, celle-ci ne devrait pas trop s'en inquiéter par ce sera "un "échec noble".
Visiblement, cet "expert du Moyen Orient", utilise son expertise non pas pour éclairer l'Amérique, l'aider à reconnaître ses erreurs, à les rectifier et à se réconcilier avec l'opinion mondiale. Au contraire, il est en train de la flatter pour l'erreur stratégique la plus désastreuse de son histoire. Et à ce titre, il constitue un véritable danger non seulement pour le Moyen-Orient dont il est "expert", mais aussi et surtout pour l'Amérique qu'il est toujours en train de pousser vers des directions qui se sont révélées amplement catastrophiques pour l'Irak, les Arabes et l'armée américaine elle-même. Si M. Fouad Ajami veut absolument rester en odeur de sainteté à la Maison blanche, il y a d'autres moyens moins dangereux pour le faire.

(1)- Fouad Ajami, The Foreigner's gift: The Americans, the Arabs and the Iraqis in Iraq (Le cadeau de l'Etranger: les Américains, les Arabes et les Irakiens en Irak), Free Press, 2006.







Bush, "The Lancet", et la mort en Irak


On comprend le président américain George W. Bush quand il conteste le nombre des morts en Irak chaque fois qu'il y a une étude sur le sujet aboutissant à l'alignement de six chiffres. On le comprend parce que le désastre est exclusivement de sa fabrication, aidé, il est vrai par son vice-président, son ministre de la défense et beaucoup d'autres qui arpentaient les coulisses de la Maison blanche en 2002-2003.
Ce n'est pas la première fois que le journal médical "The Lancet", mondialement respecté, engage une enquête sur ce qui se passe en Irak. La première fois était au lendemain de l'éclatement du scandale d'Abou Ghraib. Le journal a fait une enquête sur les tortures infligées par les soldats américains aux prisonniers irakiens et s'en était pris à l'immoralité des médecins de l'armée américaine qui avaient violé toutes les règles déontologiques en se mettant au service des tortureurs qui eux-mêmes avaient violé non seulement les conventions de Genève mais aussi les règles de leur propre armée.
Cette fois, "The Lancet" a fait une enquête dans le dangereux environnement irakien qui a duré plusieurs semaines pour fixer le nombre de morts en Irak depuis le début de l'invasion. Les résultats ne sont guère étonnants, compte tenu de l'intensité de la violence qui s'est exacerbée terriblement avec l'irruption de la guerre fratricide qui oppose les sunnites et les chiites. Le chiffre donné par "The Lancet" est de 655 000. Selon ce chiffre, la moyenne mensuelle des morts en Irak serait donc de 15 000 et non de 3000 par mois, comme le suggèrent pratiquement tous les médias.
Cette enquête a été menée par quatre docteurs en médecine, trois Américains de la Johns Hopkins University Bloomberg School of public health, et un Irakien qui enseigne à l'université "Al Mustansirya" de Bagdad. Les quatre enquêteurs ont conduit leur recherche auprès de 1849 foyers irakiens. Ils sont arrivés à la conclusion que le taux de mortalité des Irakiens a été multiplié par quatre en moyenne depuis l'invasion américaine. Ils ont suivi les mêmes paramètres et les mêmes instruments d'analyse qu'une étude du même genre effectuée par "The Lancet" pour fixer le nombre des victimes de la guerre civile au Congo. Les chiffres étaient alors jugés parfaitement crédibles par la Maison blanche. Mais pour l'étude effectuée en Irak, Bush a affirmé:"Je ne peux dire que ce rapport soit crédible. J'ai demandé aux généraux (basés en Irak), et ils m'ont dit que c'est faux". Parole de généraux contre celle du "Lancet", le choix n'est vraiment pas embarrassant.