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Thursday, March 27, 2008

Une guerre de trois trillions de dollars

L'extraordinaire complexité de la situation en Irak rend le pays de plus en plus incontrôlable. Il y a trois mois, le président américain, célébrant la décision d'envoyer 30 000 soldats supplémentaires en décembre 2006 comme une preuve de sa lucidité, a commencé à nourrir l'espoir qu'enfin, son armée allait voir le bout du tunnel et, avant de quitter la Maison blanche, il commencerait à retirer quelques milliers. Il a nourri l'espoir que, faute d'avoir pu trouver les armes de destruction massive, faute d'avoir pu démocratiser l'Irak, faute d'avoir pu donner au peuple irakien la liberté et la prospérité, il pourrait au moins stabiliser le pays, peu importe la nature du régime sous lequel cette stabilisation se ferait, fût-il pire que celui de Saddam, renversé il y a cinq ans.
Seulement, depuis quelques semaines, l'Irak est en train de sombrer de nouveau dans les pires niveaux de violence des années 2005 et 2006. La zone verte est bombardée en plein jour, les voitures piégées et les attentats suicide reprennent à un rythme inquiétant, Bagdad est toujours la ville la plus dangereuse du monde, et Basra, la deuxième ville d'Irak, rivalise désormais avec la capitale en termes d'insécurité et de dangerosité, la guerre bat son plein entre les milices chiites de Moqtada Sadr et le gouvernement chiite de Nouri Maliki contraint d'appeler à la rescousse l'armée américaine qui a massivement bombardé Hilla, provoquant un carnage parmi les civils, en mot, George Bush et son administration qui ont déclenché cette orgie de violence absurde ne savent plus à quel saint se vouer.
L'armée américaine a déjà enterré quatre mille de ses soldats, c'est-à-dire mille de plus depuis que Bush a décidé d'envoyer les 30 000 soldats supplémentaires pour "stabiliser la situation". Quant aux morts irakiens, leur nombre varie de 200 000 à 1,2 million, selon les sources, sans compter les 4,5 millions de réfugiés que la guerre a déracinés et qui errent à l'intérieur de l'Irak et à l'étranger.
Pour le président américain, la situation en Afghanistan est tout aussi dramatique et les perspectives d'évolution sont sombres. Du temps de l'occupation soviétique, les Américains avaient l'habitude de se frotter les mains à cette période de l'année au moment où les montagnes afghanes entament leur processus de dégel et la résistance se préparait à intensifier ses attaques contre l'occupant que l'hiver limitait au strict minimum. Maintenant, l'armée américaine et ses alliés de l'OTAN se retrouvent dans la même situation que les Soviétiques dans les années 1980, redoutant le printemps comme la peste. En effet, les talibans que l'on croyait morts et enterrés, avant que Bush ne leur tourne subitement le dos en 2003, se préparent à profiter du dégel du printemps pour reprendre la guerre qu'ils livrent depuis deux ans contre les forces étrangères qui tiennent à bout de bras le régime de Hamid Karzai.
Comme si deux guerres ne sont pas assez, le président américain se retrouve, à 10 mois de la fin de son mandat, confronté à "la plus grave récession" qu'a connue l'Amérique "depuis 1945", selon beaucoup d'économistes américains. Par dizaines de milliers, les Américains sont en train de perdre leurs maisons qu'ils ne peuvent plus payer, leurs emplois que les entreprises ne peuvent plus assurer et beaucoup se retrouvent dans la rue sans toit ni source de revenues. Les banques les plus solides sont menacées et certaines d'entre elles, comme la prestigieuse Bear Stearns, ont fermé boutique, ce qui a poussé le gouvernement ultra libéral de George Bush d'intervenir pour injecter d'énormes sommes d'argent du contribuable dans le système bancaire pour aider les banques privées à résister à l'ouragan financier qui balaie la planète depuis quelques mois. Car, comme chacun sait, en Amérique et en Europe, les énormes bénéfices des banques sont privés et leurs énormes pertes sont publiques.
La guerre d'Irak est-elle responsable de cette crise économique qui prend des proportions planétaires? En tous cas elle n'y est pas étrangère. Selon le prix Nobel d'économie, l’Américain Joseph Stiglitz, "le désordre économique actuel et la guerre d'Irak sont très liés. Cette guerre est au moins partiellement responsable dans la flambée des prix de pétrole. Plus encore, les dollars dépensés en Irak n'ont pas stimulé l'économie américaine de la même manière que s’ils ont été dépensés aux Etats-Unis".
L'argent américain dépensé en Irak continue de hanter l'imaginaire. Le journaliste du New York Times, Nicholas Kristof, a fait son calcul et a trouvé que son pays dépense en Irak 5000 dollars chaque seconde, c'est-à-dire 411 millions de dollars par jour ou encore 12,5 milliards de dollars par mois. Ceci pour les dépenses immédiates. Joseph Stiglitz, lui, double la facture parce que, en bon économiste, il calcule tous les coûts, ceux du court terme, comme ceux du long terme. Et ceux du long terme, c'est-à-dire la prise en charge par le contribuable "pendant les 50 prochaines années" des dizaines de milliers de mutilés, de handicapés et autres victimes de la guerre. Au bout du compte, cette guerre aura coûté au contribuable américain 3 trillions de dollars, soit 3000 milliards de dollars. Plus clairement encore, la mésaventure militaire de George Bush aura coûté à chaque ménage américain de cinq personnes la bagatelle de 50 000 dollars.
Plus extraordinaire encore, Bush continue de financer sa guerre en empruntant massivement chez les Chinois, les Japonais et les pays pétroliers du Golfe, parce que, au lieu d’augmenter les impôts, comme le fait depuis la nuit des temps tout Etat qui entre en guerre, le président américain a fortement baissé les impôts en faveur des riches et refusé de revoir sa politique fiscale même après que la guerre se fut révélée excessivement coûteuse. Puisqu’un un jour ou l’autre ces dettes doivent être remboursées, bien des années après la guerre d’Irak et même après la mort de Bush, les Américains qui ne sont pas encore nés et qui sont déjà endettés jusqu’au cou continueront à payer des Chinois et des japonais qui sont déjà créanciers de l’Amérique bien avant leur naissance.

Wednesday, March 26, 2008

Rapport du Comité de réflexion et de sauvetage de La Presse

Introduction
Nous, journalistes soussignés, avons décidé de nous réunir en un Comité de Réflexion et de Sauvetage de La Presse. Notre motivation est strictement professionnelle, sans aucune considération d'ordre politique ou personnel. Nous sommes attachés à faire en sorte que le journal La Presse continue de servir avec sérieux et brio les intérêts supérieurs de notre pays. En sa qualité statutaire d'entreprise publique, il lui incombe d'assumer sa vocation de service public pour une information fiable, honnête et crédible, au seul service de la Tunisie et des Tunisiens. Nous réaffirmons notre plein engagement en faveur des choix stratégiques, modernistes et équilibrés de la Tunisie, notre unique ambition étant de contribuer à ce que le secteur de l'information soit à la hauteur des performances et acquis réalisés par la Tunisie dans d’autres domaines.
Il est de notre devoir de prendre cette initiative de sauvetage de notre journal parce que les conditions de travail des journalistes de La Presse sont devenues inacceptables. Ces conditions de travail, que nous décrivons ci-dessous, ont engendré une grave détérioration de la qualité du journal, qui a vu tant de lecteurs se détourner vers d’autres quotidiens parce que, comme beaucoup d’entre eux l’affirment, ils ne reconnaissent plus leur journal, devenu le véhicule d’une information insipide et stéréotypée, traitée d’une manière très peu professionnelle et qui ne sert ni le gouvernement, ni les lecteurs, ni l’image du pays. Sans parler de la langue de bois imposée au journal et qui est pour beaucoup dans le découragement des lecteurs.
Cette initiative est une sonnette d’alarme qui s’adresse en premier lieu au gouvernement, propriétaire du journal, afin qu’il prenne de toute urgence les mesures appropriées en vue d’inverser la tendance actuelle et de remettre le journal sur les rails : ceux d’un engagement plus sain et plus dynamique au service des grands défis que se lance notre pays.
Le comité est ouvert à toutes les bonnes volontés parmi nos collègues désireux de sauver le journal La Presse et de l’aider à regagner son audience ainsi que sa réputation perdues, et déterminés aussi à accompagner les profondes mutations de notre époque autrement que par des méthodes éculées et anti-professionnelles.
L’état des lieux que nous dressons ci-après donne la mesure de l’impératif d’agir en vue de créer un climat différent, à la faveur duquel le journaliste de La Presse pourrait enfin renouer avec son journal et avec le plaisir d’y apporter le fruit de son labeur et de son expérience.


La situation matérielle des journalistes de La Presse
La situation matérielle des journalistes de La Presse laisse à désirer, au propre comme au figuré. Elle se caractérise par une marginalisation manifeste de la Rédaction. Dernier exemple en date : une réunion du comité d'entreprise a été décidée et convoquée en janvier 2008 par la Direction générale. Différentes parties y ont pris part, sauf la rédaction!
Pourtant, l’équipe du journal La Presse constitue, statutairement et pratiquement, le cœur même de l'entreprise qui, comme son nom l'indique, est une Société Nouvelle d'Impression, de Presse et d'Edition (SNIPE).
Cette marginalisation n’épargne pas les plus anciens d’entre nous. Elle relève même d'une stratégie délibérée, soucieuse de neutraliser les journalistes, dans le cadre d'une manoeuvre de contrôle et de surveillance.
Dans les différentes facettes du travail du journal La Presse (contenu, forme, gestion des ressources humaines, positionnement sur le marché, visibilité, recherche d’un supposé label d'excellence …), cela prend malheureusement la forme d’un nivellement par le bas.
La chose est d’ailleurs palpable à différents niveaux : le cadre de travail, les dynamiques de groupe, les salaires et échelles de motivation matérielle et morale, les gestions des plans de carrière.

Le cadre de travail : il reflète fidèlement la place qui est réservée aux journalistes au sein de l’entreprise. Les locaux qui abritent ces derniers sont étroits, vétustes, délabrés et menaçant ruine par endroits. Quelques dizaines de mètres carrés, où s'entassent plus de cinquante journalistes professionnels (sans parler des pigistes et des collaborateurs externes), forment un espace de travail synonyme de promiscuité.
Par endroits, il n'y a même pas de fenêtres. La lumière blafarde des néons baigne les lieux de jour comme de nuit, toute l'année durant. Il n'y a guère de murs (hormis ceux du bureau du rédacteur en chef principal), et donc point d'intimité pour les journalistes, hommes et femmes. L’écrasante majorité des journalistes évoluent dans des espaces incommodes.
Le parterre est à demi couvert de plaques grisâtres à la composition douteuse (leur pose remonte à plus de vingt ans).
Le bloc sanitaire est considérablement détérioré, sale, dégoulinant de fuites diverses, manquant de l'aération la plus élémentaire (absence totale de fenêtres ou de circuits de ventilation), et n’offrant pas les conditions minimales d’intimité et de respect de soi et d'autrui.
L'enceinte abritant la rédaction est surmontée d'un escalier menant à la terrasse-toit : véritable dépotoir de paperasse et déchets de différentes natures.
La majeure partie des journalistes ne dispose pas d'armoires de rangement de leurs documents et effets personnels. Encore moins de boîte à lettres ou de tables de travail individuelles. Leur courrier traîne le plus souvent pêle-mêle sur une table de fortune.
Les postes téléphoniques sont en très petit nombre et la plupart du temps défectueux. Il n'y a guère de ligne directe, et encore moins internationale, à la disposition des journalistes. Guère de fax, d'imprimante ou de photocopieuse. Les ordinateurs sont le plus souvent défectueux, sclérosés, les virus de divers ordres y sont légion. Les câbles traînent dangereusement dans les locaux, près des télex, le long des semblants de murs de séparation, au mépris des règles élémentaires de sécurité et d'hygiène. L'eau des climatiseurs déborde souvent dans les locaux. Les fenêtres sont difficilement maniables et les rideaux sont hideux… La liste est encore longue.
Alertée à maintes reprises, la direction générale a promis de parer à toute cette misère. Promesses non suivies d'exécution.

Les dynamiques de groupe : le travail journalistique (et a fortiori la production d'un journal quotidien) est par essence un travail collégial, d'équipe. Il nécessite une coordination et une concertation de tous les instants au sein même de la rédaction et dans les rapports de celle-ci avec les services techniques et administratifs. Or, à La Presse, les journalistes sont atomisés, dispersés, cloîtrés dans des tâches spécifiques. La transversalité du travail, moyennant réunions périodiques et informations réciproques en amont et en aval, n’est pas de mise. Nucléarisés à dessein, les différents services s'ignorent, souffrent d'une absence de coordination. Tout est hyper-centralisé au niveau de la Direction générale, qui évite toute réunion avec les journalistes, ensemble ou par services. Il arrive souvent, d’ailleurs, qu'il y ait des interférences entre les services au sujet de voyages, missions, interviews, articles, commentaires…) sans que les responsables ou les journalistes du service en question soient mis au courant.

Les salaires et échelles de motivation matérielle et morale : En général, les salaires des journalistes sont faibles, inégaux et dérisoires pour certains. Ils sont bien en deçà des profils des journalistes, de leurs expériences respectives et des efforts consentis par eux au service du journal. Certes, cela relève de la convention collective de la presse écrite. Toutefois, La Presse pâtit du manque d'un statut propre ou d'une convention interne qui aiderait à pallier à cette injustice qui frappe les journalistes de plein fouet. Ceux de nos collègues qui sont partis à la retraite en témoignent. Leurs pensions de retraite sont très faibles, les autorisant à peine à faire face aux besoins du quotidien. Certains d'entre eux en sont réduits à assumer des vacations –généralement sous-payées- après la retraite.
Quant aux piges, censées améliorer le niveau des salaires, elles sont très anodines, voire insignifiantes. Le barème de leurs montants s'est rétréci comme peau de chagrin au fil des ans.
Côté moral, les journalistes ne sont guère motivés. Il n’est pas rare qu’ils soient pris à partie et taxés d’opposants tapis dans l'ombre. Et s'il arrive aux journalistes de la Presse de bien faire leur travail (après s’être faufilés entre les obstacles), s'ils en sont félicités par les lecteurs ou quelque autre partie politique, administrative, ou diplomatique, les différents responsables qui se succèdent à la tête du journal ne les en avisent guère.
Les stages de formation, de recyclage et de perfectionnement ne profitent pas à tous les journalistes. Au cours des cinq dernières années, certains journalistes en ont profité à maintes reprises, notamment à l'étranger, tandis que d'autres en ont été littéralement privés. Idem pour les missions à l'étranger, octroyées selon des critères qui n’ont rien à voir avec les considérations professionnelles. Il est arrivé que des missions de certains services spécifiques soient "attribuées" d'une manière arbitraire à des journalistes complètement étrangers à la spécialité en question ou à l'objet de la mission proprement dite.

Les gestions des plans de carrière : Elles sont inexistantes pour la plupart des journalistes. Les jeunes journalistes sont abandonnés, sans le moindre encadrement, pressés qui plus est de produire une quantité considérable d'articles. Certains d'entre eux sont de simples pigistes, subissant une précarité propice à tous les chantages.
Alors que nous manquons d'effectifs, de jeunes journalistes prometteurs sont marginalisés dans leur statut professionnel précaire (pigistes ou contractuels, parfois bien au-delà des limites légales qui prescrivent leur titularisation). D’autres, qui sont plus anciens, et dont certains ont le grade de rédacteurs en chef, sont tenus à l’écart des très rares réunions du comité de rédaction. Et cela bien que les écrits de ces journalistes attestent clairement qu'ils sont en pleine phase de production, sur les plans aussi bien quantitatif que qualitatif.
Il faut également déplorer le sort peu enviable réservé aux collègues qui partent à la retraite. Certains d'entre eux ont été littéralement "débarqués" des locaux de la rédaction, sommés par des agents administratifs de prendre des congés avant de quitter définitivement le journal. L'un d'entre eux a été empêché de rejoindre les locaux du journal sur instruction ferme de la Direction générale, après 37 ans de service. Et cette mesure aurait été effectivement appliquée, n’eut été l'attitude énergique des collègues qui l'ont réintroduit dans les locaux tout en organisant une cérémonie d'hommage en son honneur et à celui d'autres collègues partis à la retraite.

Ressources humaines
Autant dire que le constat est celui de l'absence totale d'une quelconque vision cohérente de l'entreprise en matière de ressources humaines. Pourtant, le journal "La Presse" se prévalait, dans le temps, des meilleures plumes, et attirait, que ce soit à titre de collaborateurs ou de correspondants, de nombreux francophones de tous les domaines, de toutes les franges socio-économiques et de tous les horizons, dont des cadres tunisiens vivant à l'étranger, ainsi que des coopérants, hommes d'affaires, universitaires, experts et diplomates étrangers résidant chez nous.
A contrario de ce rayonnement porteur de crédibilité et d'ouverture sur son environnement, qu'il a connu durant de longues années, notre journal n'a cessé, ces dernières années, de voir son audience se restreindre et son niveau se déclasser. Quel journaliste de La Presse n’a-t-il pas été, à un moment ou un autre, apostrophé par un lecteur mécontent en ces termes : « Votre journal est vide, je ne l’achète plus ». Sans parler du site Internet du journal qui se limite à une photocopie statique du support papier.
Cette perte de confiance et d’audience est intervenue à la faveur d'un long processus qui a vu La Presse, concomitamment, cesser d'être l'espace de débat intellectuel qu'il a souvent été, délaisser son créneau de journal de proximité au profit d'un profil partisan, et adopter une politique de recrutement douteuse, pénalisant le professionnalisme et la maîtrise de la langue française.
Mais le journal ne s'est pas contenté d'une mauvaise politique de recrutement, il a, de surcroît, tout mis en oeuvre pour décourager ceux qui ont tenu à faire carrière en son sein, et n'a rien fait pour retenir ceux qui ont fini par songer à aller chercher ailleurs le statut et les avantages que leur profil et leur niveau de professionnalisme méritaient. Or, tout le monde s'accorde à dire, aujourd'hui, que les journalistes professionnels maîtrisant le français viennent à manquer, et qu'il n'y a plus, en Tunisie, de vrais francophones attirés par la carrière de journaliste.
Encore faut-il se poser les bonnes questions à ce sujet ! Les bonnes questions, c'est de savoir si l’on demeure convaincu de l'importance stratégique du journal "La Presse" en tant que source d'information crédible et objective, en tant que référence en matière de langue française en Tunisie, en tant qu'image concrète de modernité et d'ouverture, et en tant qu'école de débat intellectuel au service du processus de démocratisation de la vie nationale : toutes prérogatives dont, malheureusement, notre journal ne peut guère plus se targuer aujourd’hui. Car, qui est en mesure d'affirmer, aujourd'hui, que le journal "La Presse" représente véritablement un espace de réflexion, encore moins un outil au service du progrès et de la modernité, dans le sens de la représentation de la diversité des idées et des expressions sociales, ainsi que du pluralisme ou d'une quelconque option de libre participation à la vie de la cité et à l'édification de la société de demain ?

Le contenu et la forme
La fonction première d'un journal n'est-elle pas d'informer et, pour informer, un journal ne doit-il pas être attractif, refléter les préoccupations de ses lecteurs ? Or, ni au niveau du contenu, ni au niveau de la forme, le journal La Presse ne répond à ces exigences.
A commencer par la «Une». Les articles culturels, sociaux et économiques ainsi que les articles et commentaires « maison » de qualité n’ont pas de place sur la première page du journal. Tout au plus ont-ils droit parfois à un faux appel. La « Une », qui est la vitrine du journal, est quasi-exclusivement réservée aux dépêches des agences de presse (TAP, Reuter et AP).
Les raisons de l’exclusion des journalistes de La Presse de cet espace du journal demeurent un mystère qu’aucun directeur n’a voulu élucider.
Les genres, appelés dans le jargon journalistique « nobles », tels que les enquêtes, les reportages, les dossiers, les portraits, les commentaires pluridisciplinaires, sont en voie de disparition.
On ne parlera pas ici de l’éditorial, à travers lequel se maintient, pourrait-on penser, un espace réservé aux plumes du journal. Pour toutes sortes de raisons, son niveau de qualité est devenu une référence en matière de discours creux et inconsistant : écho fade et sans âme de tel ou tel aspect de l’actualité politique, dont on s’accommode fort bien à la tête du journal… Ainsi, la qualité du contenu se trouve fortement affectée et le produit journalistique est réduit à une masse d’informations insipides, qui rebutent le lecteur.
Les titres dont le journal gratifie ses lecteurs sont à l’avenant et échappent à toute norme professionnelle. Exemple parmi tant d’autres, le 19 mai 2007, la Presse titrait : « Cérémonie de signatures de deux accords de concession relatifs à la construction et l'exploitation de l'aéroport d'Enfida et l'exploitation de l'aéroport de Monastir ». Le lecteur ordinaire y perd son latin et ne se retrouve nullement.
La surcharge de l'information officielle est telle que le journal semble renoncer à sa spécificité pour s’apparenter à un organe du parti. On se demande quelle est en fait la ligne du journal. Des rubriques de proximité telle que « Pris sur le vif », « Humeur », « Courrier des lecteurs », « Faits divers », qui faisaient la renommée du journal ont disparu.
Alors que la presse électronique menace sérieusement les médias classiques, notre journal à nous continue d'ignorer la photo, qui fait figure de parent pauvre ou carrément de bouche-trou. La conséquence, c'est une photothèque vidée de toute sa substance : chaque service est obligé, soit d'organiser sa propre photothèque, soit de puiser anarchiquement dans les sites web en faisant fi de la propriété intellectuelle et artistique. Le journal continue de perpétuer la même charte graphique des années 1970.
La publicité a été mise de la partie pour réduire l'espace rédactionnel réservé aux journalistes. Même les suppléments, qui étaient créés dans le but de revaloriser cet espace et d'assurer une valeur ajoutée au journal, en ont pâti. Pire, ils se sont transformés en véritable alibi pour la publicité, et nos lecteurs avouent souvent qu’ils les perçoivent comme un accessoire inutile et jetable. Quant aux journalistes qui y participent, ils y perdent en lectorat et en motivation. La somme d'énergie dépensée dans la gestion de la documentation, dans la recherche, dans le travail d'investigation - ces suppléments étant conçus dans une approche d'analyse - voient ainsi les efforts des journalistes échouer dans le manque d’intérêt.


La censure
Il n’y a pas un seul moyen d’information au monde, qu’il s’agisse de presse écrite, radiodiffusée ou télévisuelle, où il n’y a pas de contrôle exercé sur le contenu. Aucun homme raisonnable ne revendique la liberté absolue d’expression et d’opinion, car tout n’est pas publiable et toutes les opinions ne peuvent pas revendiquer au même titre le droit de s’exprimer librement. Aucun homme raisonnable ne criera à la censure si l’article refusé par le responsable d’une publication ne respecte pas les règles de base de la déontologie journalistique et les principes de base de la morale.
La Presse de Tunisie est un journal gouvernemental. Aucun journaliste de La Presse ne conteste le droit du gouvernement d’utiliser son journal pour faire passer ses messages et pour défendre ses réformes. Du reste, les propriétaires des journaux réputés les plus grands et les plus libres dans le monde ont leurs propres intérêts, qu’ils servent et qu’ils défendent à travers leurs publications. Les journaux les plus libres et les plus libéraux du monde ne sauraient affirmer n’avoir jamais eu recours aux mécanismes de contrôle des articles que leur proposent leurs journalistes.
Pendant de longues années, les journalistes de La Presse se sont accommodés de ce contrôle. Les désaccords sur le contenu ou la forme d’un article se résolvaient le plus souvent amicalement entre le journaliste et, selon le cas, son chef de service ou son rédacteur en chef. La preuve en est que, pendant de longues années, La Presse n’a connu ni grogne, ni protestations collectives ni pétitions contre la censure. La première pétition à ce niveau, rendue publique par les journalistes de La Presse, remonte au mois de mars 2004, alors que notre journal existe depuis 1936.
Le problème se pose, donc, à partir du moment où la censure se transforme d’une incommodité gênante mais tolérable, en un fléau qui menace le journal d’anémie profonde. C’est parce que nous refusons cette anémie que nous avons décidé d’agir et d’alerter les autorités concernées.
La dégradation brutale de la qualité du journal n’est pas due aux journalistes, qui restent attachés à l’obligation de faire correctement et consciencieusement leur travail, mais à la pratique systématique d’une forme de censure et de transformation autoritaire des articles, et cela dans tous les domaines : Politique nationale et internationale, Société, Economie, Culture, Sports, Magazine. Même le « Supplément Jeunes » et les articles sur la météo ne sont pas épargnés. Les articles partiellement « corrigés » sont tellement changés que leurs auteurs ne les reconnaissent plus.
Point important : les articles partiellement censurés sont charcutés de la manière la plus arbitraire, sans le moindre égard pour la structure du texte et pour sa cohérence d’ensemble, et sans le moindre respect pour le journaliste qui, n’ayant été ni invité à donner son avis ni même informé des modifications qu’on a fait subir à son texte, découvre ce dernier le lendemain en feuilletant le journal, méconnaissable, fortement dégradé et, ultime insulte, signé en son nom.
Les exemples pullulent. Une collègue qui a titré son article, écrit à l’occasion de la journée internationale de la femme : « Quand seront-elles plus nombreuses à investir la ville ? », découvre le lendemain son article portant le titre suivant : « Elles seront plus nombreuses à investir la ville ». Un collègue qui a intitulé son commentaire sur la situation au Liban : « Une nouvelle crise à l’horizon », découvre le lendemain un titre qui n’a absolument rien à voir avec son texte : « Aider le Liban à surmonter ses crises ». Parfois, la plume du censeur s’emmêle les pinceaux. Ainsi, un collègue du service Sport qui écrit : « Pour le public, peu importe qui se trouve à la tête de l’équipe nationale, l’important c’est les résultats », découvre le lendemain, avec consternation, la version « corrigée » de sa phrase : « Le public qui est à la tête de l’équipe nationale, veut des résultats. »
Nous avons choisi ces quelques exemples pour leur brièveté, car si l’on devait reproduire toutes les modifications, altérations et dégradations infligées quotidiennement au travail des journalistes de La Presse durant seulement une année, il faudrait assurément beaucoup plus que le présent rapport.
La censure pure et simple des articles est monnaie courante. Rarement un jour ne passe sans que la direction générale n’enlève un article. Il va sans dire que les articles relatifs à la politique nationale et internationale, et ceux qui sont produits par les services Société, Economie, Sports et Culture, font l’objet d’une surveillance particulièrement sourcilleuse, et ceux qui sont purement et simplement censurés se comptent par douzaines. Mais ce qui est surprenant est que même les articles relatifs à la météo ou contenant des données officielles transmises aux journalistes par les services ministériels n’échappent pas aux ciseaux de la direction générale. C’est ainsi qu’un article intitulé « Au secours, il pleut » a été censuré. Et le même sort a été réservé à un autre, intitulé : « L’emploi, notre défi majeur ».
La qualité de notre journal se dégrade de jour en jour. Nous n'émettons ici aucun jugement subjectif, mais c'est l'avis de tous ceux, lecteurs et observateurs, à qui on demande leur avis sur La Presse.
Même dans les cercles officiels, l'évaluation du contenu et du niveau de notre journal est pour le moins réservée. En janvier dernier, le ministre de la Communication et des Relations avec le parlement, M. Rafaa Dkhil, était invité à une réception organisée par La Presse dans un hôtel de la capitale. Dans l'allocution qu'il a prononcée, le ministre n'a pas caché son désappointement face à la dégradation de la qualité et du niveau de La Presse. Il a donné l'exemple de la couverture par La Presse des débats budgétaires de décembre dernier à l'Assemblée. Cette couverture, a affirmé M.Rafaa Dkhil, était d'une qualité médiocre, loin derrière celle de tous les autres journaux de la place. Inutile de dire que La Presse du lendemain n'a reproduit aucune des critiques émises par le ministre à l'égard de notre journal. Pire encore, aucun journaliste de La Presse n'a été autorisé à écrire un article sur la réception en l'honneur de nos anciens collègues retraités. La direction s’est contentée, une fois de plus, d’une dépêche de la TAP.
L’exemple donné par M.Rafaa Dkhil dans son évaluation de notre journal est parfaitement juste. La couverture des débats budgétaires par La Presse n’était pas à la hauteur. La faute ne revient pas aux journalistes, mais à la direction générale qui dissuade ou supprime tout propos critique et interdit la référence au moindre député qui ose mettre le doigt sur les problèmes. Les journalistes font leur travail en répercutant la teneur des débats qui ont lieu dans l’enceinte du parlement. Mais les articles sont amputés d’un trait de plume de tout ce qui s’apparente de près ou de loin à une critique, à une remarque pertinente sur les insuffisances de l’administration ou à une mise en garde contre tel ou tel aspect négatif dans la gestion politique, sociale et économique du pays. Même les noms des députés sont de trop. Ne trouvent grâce que les propos laudateurs et les discours qui laissent entendre, de façon irresponsable, qu’en Tunisie tout va bien et qu’il n’y a chez nous aucun problème de quelque nature que ce soit.
Ce qui s’applique à la couverture des débats budgétaires par les journalistes de La Presse, s’applique à tous les autres domaines qu’ils entreprennent de couvrir. Pour la direction générale, les journalistes n’ont pas pour mission de critiquer, d’enquêter sur les problèmes économiques et sociaux ou de pointer le doigt sur les blocages existants, mais de répéter tous les jours que tout est pour le mieux. Même les événements dont personne ne peut être tenu pour responsable sont interdits de publication à La Presse. Quand il pleut beaucoup, nous ne pouvons pas enquêter sur les dégâts causés par les inondations. Et quand il ne pleut pas assez, on ne peut pas enquêter non plus sur les conséquences de la sècheresse.
La censure systématique dont sont victimes tous les journalistes de La Presse sans exception, et qui est source de démobilisation, est en train de tirer le journal vers des profondeurs vertigineuses et de mettre en danger l’image même du journal, sa position commerciale sur la place et, à terme, sa survie. Car enfin, le lecteur va-t-il être éternellement fidèle à un journal dont la médiocrité s’accentue de jour en jour ? Va-t-il continuer longtemps encore à acheter un journal où il ne trouve pas la moindre critique pertinente et dont le contenu se résume en trois mots : « Tout va bien » ?
La question à laquelle nous souhaiterions qu’une réponse soit apportée est la suivante : quels intérêts est-on en train de servir en gérant la rédaction de La Presse à coups de ciseaux ? On ne sert pas les intérêts du gouvernement, puisque le niveau lamentable atteint par le journal ne fait sûrement pas honneur à son propriétaire. On ne sert pas les intérêts des journalistes qui y travaillent, puisqu’ils sont brimés, frustrés et empêchés de faire correctement, consciencieusement et honorablement leur travail. Elle ne sert pas les intérêts des lecteurs, puisqu’elle leur présente un produit journalistique d’une médiocrité rebutante. Elle ne sert pas les intérêts du pays, puisqu’elle nie ses problèmes et interdit absolument d’en parler. Alors quels intérêts sert-on ?
En gérant de la sorte notre journal, la direction générale se trouve aux antipodes des recommandations des discours officiels, y compris et surtout ceux du Président de la République, qui a insisté de nombreuses fois sur la nécessité de développer le secteur de l’information en le tirant vers le haut. Depuis quelques temps, La Presse a pris la pente déclinante, parce qu’elle est tirée délibérément vers le bas.


Le statut du journaliste
La question du statut du journaliste de la Presse ne diffère pas énormément de celle qui concerne le journaliste tunisien en général. On partage avec ce dernier un déficit d’image dans l’opinion publique, surtout depuis que le citoyen consommateur d’information a la possibilité de faire des comparaisons quotidiennes entre l’audace des uns et des autres.
Mais le malaise n’est pas moindre pour le journaliste de la Presse : il est au contraire plus important. Et ce n’est pas qu’une question de regard porté sur nous par le citoyen. Il est significatif que la plupart des journalistes de la Presse qui arrivent en fin de carrière n’ont pas une idée glorieuse du travail qu’ils ont exercé pendant de longues années. Beaucoup sombrent dans une vision négative, marquée par le dépit.
Le métier que nous exerçons, qui peut être merveilleux, a quelque chose qui peut devenir très ingrat, et qui a un effet corrosif sur l’image que l’on se fait de soi. D’où sans doute des tendances à prendre des libertés avec la déontologie et, dans le même temps, à développer une attitude de défiance à l’égard de tout ce qui est instance dirigeante.
A la base, il y a un déni de reconnaissance de la qualité propre du journaliste. Ce déni, on peut penser qu’il fait l’objet d’une politique délibérée. De toute façon, la direction de notre journal se prête à pareille interprétation. Elle le montre de différentes façons :
- Lorsque des interventions sont faites sur les articles qui en dénaturent l’esprit, et qui sont souvent réalisées au mépris des critères journalistiques de l’écriture, voire même des règles du bon français ;
- Lorsque les moyens qui permettent la promotion professionnelle au sein du journal relèvent davantage de considérations étrangères au métier. Et lorsque le renoncement à certaines exigences déontologiques peut même devenir un atout ;
- Lorsque la concurrence que se livrent les journalistes entre eux en matière de qualité d’écriture, d’analyse ou d’investigation, et qui est garante d’une bonne santé collective de l’équipe, se trouve faussée par la présence d’une littérature dont on est amené à douter de l’origine exacte. Et que l’authenticité des articles devient un sujet de spéculation entre les collègues ;
- Lorsque l’originalité du travail journalistique, avec sa valeur critique et pertinente, loin de faire référence, est beaucoup plus utilisée dans une logique d’habillage éditorial ou de faire-valoir, qui sert à cacher une réalité, qui est que le journal est surtout un espace constamment mis à la disposition d’auteurs étrangers à l’équipe, et qui y produisent un discours identiquement partisan, d’un style généralement ennuyeux et dommageable, aussi bien pour l’image du journal que pour la politique qu’il prétend servir ;
- Lorsque les règles de base de l’écriture, qui sont liées à ses exigences éthiques, ne sont pas respectées. On a parlé des signatures douteuses : il y a aussi des interviews sans signature du tout, et l’on a de fortes présomptions en ce qui concerne des fausses interviews, dûment signées, elles !
La liste n’est pas exhaustive. Et on est face à une situation où de nouvelles pratiques peuvent surgir d’un moment à un autre, qui accentuent le phénomène du déni de reconnaissance. Les conditions matérielles de notre métier qui pourraient, dans un autre contexte, être considérées comme le fait d’une certaine austérité, d’un manque de moyens, sont perçues, là encore, comme le reflet de ce déni.
Il convient de souligner ici que toute action revendicative devrait prendre en compte cet aspect essentiel du problème, qui doit faire l’objet d’une réflexion quant à son ampleur véritable et quant aux moyens de le dépasser.
Cela pourrait amener à évoquer l’idée d’un « partenariat » possible. Quel que soit le mot à retenir, il s’agit surtout d’imaginer une relation nouvelle, qui prenne en compte les contraintes propres d’un journal comme le nôtre, sans sacrifier l’âme du journal et sans bafouer les exigences de qualité qui sont à la fois celles du passé de ce journal et celles que les journalistes peuvent légitimement nourrir pour l’avenir… A un moment où la bataille de la communication se livre en termes de crédibilité, de confiance tissée au fil des jours entre un journal et ses lecteurs, et de complicité positive entre telle signature et tel profil de lecteur.
Il convient enfin de souligner que le texte que nous présentons n’intervient pas seulement suite au constat des différentes atteintes que nous subissons dans l’exercice de notre métier et du fait de la perpétuation de pratiques anachroniques. Il intervient aussi après que les membres de la rédaction ont clairement pris acte du fait que la rencontre qu’ils ont eue avec la direction et au cours de laquelle ils ont eu l’occasion de faire état des problèmes qu’ils vivaient n’a donné lieu à aucun suivi digne de ce nom.
Il est utile de rappeler ici que l’organisation de cette réunion avait suscité l’espoir, non seulement de voir les problèmes clairement identifiés et traités, mais qu’un dialogue s’instaure dans la durée. Or qui peut aujourd’hui penser à ces espoirs sans y reconnaître, malheureusement, une illusion stérile et un rêve sans lendemain. Les protestations exprimées à cette occasion contre les interventions malencontreuses sur les articles ne semblent, par exemple, avoir eu d’autre effet que de conforter la direction dans l’idée que son rôle est bel et bien de disposer des articles comme bon lui semble. Et que la seule « objection » qui puisse l’arrêter de ce point de vue est la pensée du risque d’une réaction vigoureuse de la part du journaliste excédé de voir son travail continuellement altéré. D’où la tendance à concentrer les interventions sur les auteurs les plus « fragiles ». Ce qui, on doit le souligner, marque assez la place qu’occupe le principe du dialogue dans le contexte actuel : une place tout simplement nulle.
Ce rapport est rédigé en premier lieu afin de servir de prise de conscience et de sursaut salutaire pour tous les journalistes de la Presse qui ont trop longtemps accepté l’état actuel des choses avec fatalité et résignation. Mais il s’adresse aussi, et avec insistance, aux autorités publiques, qui se trouvent être en même temps les propriétaires de La Presse. L’appréciation de la qualité du journal par l’autorité de tutelle, en l’occurrence le ministère de la Communication et des Relations avec le parlement, étant manifestement réservée, et c’est un euphémisme, nous appelons de notre vœu une clarification de nature à rendre aux journalistes la possibilité de faire leur travail sans que celui-ci soit systématiquement altéré par des interventions injustifiées qui le dégradent.
Notre propos ne se limite guère à la simple critique de l’état des lieux. Nous exprimons en revanche notre disposition à concevoir un projet cohérent à même de renouer avec la bonne tradition du profil pionnier et référentiel du journal La Presse. Nous sommes convaincus qu’avec un sérieux lifting, La Presse pourrait vivre encore une éternelle jeunesse et être pour toujours un journal où bat le cœur de la Tunisie.
Tunis le 26 mars 2008

Le Comité de Réflexion et de Sauvetage de La Presse :

- Soufiane BEN FARHAT
- H’Mida BEN ROMDHANE
- Olfa BELHASSINE
- Fadhila BERGAOUI
- M’Hamed JAÏBI
- Faouzia MEZZI
- Raouf Seddik

Saturday, March 22, 2008

L'Allemagne, Israël et les Palestiniens

La Chancelière allemande, Mme Angela Merkel, accompagnée de la moitié de ses ministres, a terminé il y a quelques jours une visite en Israël où elle a été intensément active. Elle a discuté pendant des heures avec son homologue israélien, Ehud Olmert, elle a présidé avec lui une réunion commune des deux gouvernements allemand et israélien, le genre de conseils communs de ministres que Berlin réserve normalement à ses voisins proches, (France et Pologne), elle a visité le « Yad Vashem », le mémorial juif de la Shoah à Jérusalem et, last but not least, elle a prononcé un discours devant les députés israéliens à la Knesset en langue allemande, un « privilège » qu’aucun autre chancelier avant elle n’en a bénéficié.
Durant les trois jours qu’elle a passés en Israël, Mme Merkel a tout fait pour convaincre ses hôtes que l’Allemagne était, est et restera à jamais l’amie d’Israël. Qu’il s’agisse de sa grande émotion affichée lors de sa visite à « Yad Vashem » ou de son discours à la Knesset où, dans une allusion claire à la Shoah, elle a parlé de « la responsabilité éternelle de l’Allemagne dans la catastrophe de l’histoire allemande », ou encore de sa décision d’ignorer les Palestiniens, Mme Merkel visait clairement à plaire au maximum à ses hôtes israéliens. Ses efforts exagérés à prouver son amitié indéfectible à Israël ont étonné même les Israéliens. Dans le quotidien Haaretz, le journaliste israélien Tom Segev a tourné en dérision « le zèle de nouveau converti » affiché par la chancelière allemande dans le but de s’assurer le satisfecit des dirigeants israéliens.
Mme Merkel s’était souciée comme d’une guigne de l’équilibre que, généralement, tentent de préserver les dirigeants étrangers en visite dans la région et qui tiennent compte de la tension ambiante et de la susceptibilité des uns et des autres. La chancelière allemande s’est comportée comme si, pour l’Allemagne, aucun pays ne compte dans cette région à part Israël. Aucun intérêt n’est à défendre à part celui d’Israël.
Non seulement la chancelière allemande n’a pas rencontré un seul dirigeant palestinien (Ramallah est à moins de 7 kilomètres de Jérusalem), mais elle a qualifié de « crimes » le lancement des quelques fusées sur Sderot, en ignorant totalement la véritable guerre menée par Israël avec bombardiers et missiles contre un peuple désarmé. Elle a pointé du doigt « le terrorisme palestinien », mais n’a pas dit un seul mot sur le blocus étouffant de Gaza qui condamne un million et demi de Palestiniens à des souffrances indicibles. Elle a proclamé haut et fort « le droit d’Israël à se défendre », mais a fait comme si l’occupation et la colonisation des terres palestiniennes, qui se poursuivent depuis plus de 40 ans, n’ont jamais existé.
La presse allemande elle-même n’a pas apprécié ce comportement partial et exagérément pro-israélien de la part de la dirigeante du plus grand pays européen. La Süddeutsche Zeitung a remarqué que « dans ses discours, Merkel n’a même pas mentionné les Palestiniens », ajoutant que la chancelière allemande « doit protéger son indépendance et critiquer les politiques d’occupation et de colonisation israéliennes. » De son côté Die Tageszeitung s’étonne que « Merkel n’a pas rencontré un seul Palestinien » et qu’elle est en train d’agir « plus partialement encore que George Bush qui, lui au moins, avait rencontré Mahmoud Abbas. »
Mme Merkel a vécu elle-même une bonne partie de sa vie de l’autre côté du mur de Berlin et elle ne s’en était libérée qu’en 1989. Malgré cela, elle n’a trouvé nullement choquant le mur d’apartheid érigé par Israël et séparant, entre autres, la Cisjordanie de Jérusalem-est. Pas un mot sur ce mur, pas une remarque sur le calvaire quotidien infligé par l’armée d’occupation à une population occupée, pas une objection à la menace de shoah proférée récemment par un ministre israélien contre le peuple palestinien.
En revanche, dans son discours devant la Knesset, Mme Merkel est revenue longuement sur le thème de la shoah. Elle s’en est excusée encore et encore et a assuré les députés israéliens que les Allemands sont toujours « honteux » de cette tranche de leur histoire et qu’ils se sentiront « éternellement responsables » de ce qu’ils ont fait aux Juifs.
Mais ce que Mme Merkel feint d’ignorer est que si le massacre à grande échelle des Juifs par les Nazis est un élément fondamental dans la création de l’Etat d’Israël, le crime nazi est également la cause principale de la dépossession des Palestiniens de leurs terres et des guerres qui ne cessent de déchirer la région depuis 60 ans. Donc, en toute logique et en toute objectivité, « la responsabilité éternelle » de l’Allemagne dont a parlé Mme Merkel en Israël doit s’étendre également aux Palestiniens, victimes indirectes du génocide juif perpétré par le régime hitlérien.
Dans une récente rencontre sur ce thème organisée dans la ville israélienne de Netanya, quelques jours avant la visite d’Angela Merkel, quatre intellectuels allemands, parmi les plus brillants, étaient présents. Il s’agit de Reiner Steinweg, Gert Krell, Georg Meggle et Jorg Becker. L’idée développée courageusement par ces quatre intellectuels en Israël même est que « la responsabilité de l’Allemagne envers les Palestiniens est l’une des conséquences de l’holocauste. Israël n’est donc pas le seul à pouvoir réclamer le droit à un traitement spécial de la part de l’Allemagne. En tant qu’Allemands, nous assumons non seulement une responsabilité vis-à-vis de l’existence d’Israël, mais aussi vis-à-vis des conditions de vie du peuple palestinien ».
Visiblement Mme Merkel n’est pas au courant de ce débat qui anime les cercles intellectuels et politiques allemands. Ou alors elle est au courant et elle a choisi délibérément de l’ignorer en ne reconnaissant qu’une partie de la responsabilité historique de l’Allemagne à l’égard des tragédies qui déchirent le Moyen-Orient. Dans les deux cas, la chancelière a tort.

Tuesday, March 18, 2008

L'Irak, cinq ans d'enfer

L’une des curieuses habitudes des hommes est de se tourner toujours vers le passé pour voir s’il y a quelque chose à célébrer, quelque événement glorieux à revivre ou quelque catastrophe à commémorer. Cette semaine nous commémorons la catastrophe de l’Irak qui entame demain sa sixième année sans le moindre espoir à l’horizon d’une quelconque amélioration des conditions de vie infernales des 27 millions d’Irakiens.
Il serait aussi inutile que fastidieux de répéter encore une fois ici que la guerre déclenchée le 19 mars 2003 contre l’Irak était une agression caractérisée contre un peuple souverain, que les promoteurs de cette guerre avaient sciemment utilisé les mensonges les plus éhontés pour tromper l’opinion publique américaine, la manipuler et l’amener à accepter cette agression comme « un devoir de l’Amérique », que cette agression était une violation des principes de base du droit international et une insulte aux principes élémentaires de la morale etc…
Le plus terrible est que, en dépit des conséquences incroyablement désastreuses pour l’Irak d’abord, pour l’Amérique et le monde ensuite, les architectes de cette agression, le président américain et son adjoint en premier lieu, non seulement n’éprouvent pas le moindre remords, mais continuent, cinq ans après, d’affirmer haut et fort que c’était « la bonne décision à prendre », que « le monde est mieux sans Saddam », que « le peuple irakien a retrouvé la liberté ». Ces balivernes sont aussi dénuées de sens que les « arguments » défendus bec et ongles en 2002-2003 par Bush, Cheney, Rumsfeld, Wolfowitz, Powell, Rice et les autres pour justifier leur guerre contre un pays souverain, membre de l’ONU, de la Ligue arabe, de la Conférence islamique, et pilier fondamental de la sécurité dans le Golfe, comme l’ont démontré, a contrario, l’instabilité débordante et les massacres à grande échelle qui ont suivi le renversement du régime de Saddam Hussein.
En tournée dans le Golfe, le vice-président américain, Dick Cheney, a fait une visite en Irak non annoncée évidemment et tenue secrète jusqu’au dernier moment. Deux ou trois jours avant l’invasion de l’Irak, Dick Cheney a affirmé au journaliste américain, Tim Russert, sur la chaîne CBS : « Je pense que nous serons accueillis à Bagdad en libérateurs », c'est-à-dire avec des fleurs et des danses populaires dans les grandes artères de la capitale irakienne. Cinq ans après, il continue à visiter Bagdad en catimini pour des raisons de sécurité.
La visite de Dick Cheney coïncide avec le cinquième anniversaire de l’invasion de l’Irak où il a salué les « immenses changements ». Les changements sont en effet désastreusement immenses, et ils ne sont pas à saluer, mais à déplorer. Plusieurs responsables du désastre irakien, dont Donald Rumsfeld, Paul Wofowitz, Richard Perle, Colin Powell, le Britannique Tony Blair ou encore l’Espagnol José Maria Aznar tentent de se faire oublier en faisant profil bas ou en disparaissant purement et simplement dans la nature. Dick Cheney a décidé de se mettre en avant et d’attirer plus intensément sur lui les feux de la rampe en allant en Irak au moment où les millions d’habitants de ce pays commémorent dans la douleur le cinquième anniversaire de début de leur descente en enfer.
Avant le 19 mars 2003, il y avait une structure étatique qui prenait en charge la sécurité du pays et assumait la responsabilité de l’emploi, de la santé et du minimum vital pour le peuple irakien, en dépit des sanctions inhumaines imposées par l’ONU et maintenues obstinément contre vents et marais par l’administration de Bill Clinton. Bagdad était une ville aussi sûre que Tokyo ou Oslo, et les Irakiens vivotaient tant bien que mal.
Aujourd’hui, l’Irak a le triste privilège d’être le pays où la situation humanitaire est la plus désastreuse du monde. Ceux qui ont fait ce constat ne sont ni des opposants à la politique de la Maison blanche, ni des journalistes qui ont passé quelques semaines dans l’enfer irakien. Il est fait par le Comité International de la Croix Rouge (CICR) qui, de par son statut, est incontestablement l’Organisation humanitaire la plus objective et la plus neutre du monde, et qui, de par sa présence continue en Irak depuis près de trente ans, est celle qui connaît le mieux la réalité irakienne.
Le constat du CICR, contenu dans un rapport rendu public à l’occasion du cinquième anniversaire de l’invasion de l’Irak, est dévastateur pour l’administration Bush : « Cinq ans après l’invasion menée par les Etats-Unis, des millions d’Irakiens ont peu ou pas d’accès à l’eau potable », « la situation humanitaire est la plus grave du monde », « des millions d’Irakiens sont livrés à eux-mêmes », « certaines familles dépensent le tiers de leur salaire moyen de 150 dollars rien qu’en achetant de l’eau propre », « la situation sanitaire est pire que jamais », « Des dizaines de milliers d’Irakiens ont effectivement disparu depuis le début de la guerre », « Une meilleure sécurité dans quelques endroits de l’Irak, ne doit pas détourner l’attention du calvaire continu des millions de personnes qui sont livrées à elles-mêmes », « des dizaines de milliers de personnes –presque tous des hommes- sont en prison, y compris 20.000 détenus à Camp Bucca, près de Basra »…
Le rapport du CICR ne peut pas tout dire évidemment. Il y a des aspects aussi dramatiques que le CICR n’a pas abordés tels que l’électricité qui n’est pas disponible plus deux heures par jour ou l’emploi qui, selon certaines estimations, atteint 70% de la population active. Il y a d’autres aspects dramatiques aussi que le CICR ne peut pas évoquer compte tenu de sa neutralité et qui se rapportent aux conséquences terrifiantes de la politique sectaire du gouvernement Maliki. Celui-ci, depuis qu’il est au pouvoir non seulement il n’a rien fait pour les Irakiens, mais il est pour beaucoup dans l’intensification de la violence terrible qui a éclaté à grande échelle entre Sunnites et Chiites en février 2006, à la suite de la destruction du mausolée de l’imam Al Askari à Samarraa.
Cinq ans après le début de sa mésaventure militaire en Irak, l’administration Bush n’a pas le moindre aspect positif à faire prévaloir. La visite du vice-président américain en ce moment précis est au mieux déplacée, au pire cynique. Car il n’y a rien à célébrer ni à commémorer en Irak sinon cinq années d’enfer pour des millions d’Irakiens.

Wednesday, March 12, 2008

Une guerre contre l'Iran? "Ridicule"

Dans un article publié en 2006 dans le magazine « The New Yorker », Seymour Hersh se montrait presque sûr que George Bush lancerait une troisième guerre contre un troisième pays musulman, l’Iran en l’occurrence, avant de rejoindre définitivement le 20 janvier 2009 son ranch texan.
L’article a fait beaucoup de bruit à l’époque et soulevé beaucoup d’inquiétude aussi, pas seulement dans la région du Golfe et du Moyen-Orient, mais également aux Etats-Unis où beaucoup pensent que l’armée américaine, en difficulté en Afghanistan et en Irak, ne pourrait pas supporter une guerre contre l’Iran.
Depuis, beaucoup d’événements se sont succédé. L’administration américaine a envoyé 30.000 soldats supplémentaires en Irak et, plus décisif encore, s’est alliée aux tribus sunnites des provinces d’Al Anbar et de Salaheddine contre l’organisation terroriste d’Al Qaida. Ces deux développements sur la scène irakienne ont aidé l’armée américaine à enregistrer quelques maigres succès après une longue série de lourds échecs.
Un autre événement important a eu lieu en janvier 2007 : l’amiral William Fallon a remplacé le général John Abizaid à la tête du Central Command (Centcom), responsable des opérations en Irak et en Afghanistan. La nomination de l’amiral Fallon à ce poste avait alors suscité étonnement et inquiétude. Etonnement, parce qu’un amiral était nommé à la tête d’une force militaire imposante, composée essentiellement de troupes terrestres. Inquiétude, parce que beaucoup d’analystes voyaient déjà cette nomination comme un pas vers la guerre contre l’Iran du fait du lien établi entre l’expérience maritime de général Fallon (il était le commandant des forces du Pacifique jusqu’en janvier 2007), et l’importance stratégique du détroit d’Hormuz non seulement en tant que voie maritime vitale pour les pétroliers, mais aussi comme espace maritime incontournable dans un éventuel conflit armé avec Téhéran.
L’amiral Fallon allait se révéler être un tout autre personnage et provoquer la consternation à la Maison blanche et l’étonnement chez ceux qui se sont inquiétés de sa nomination à la tête du Centcom. Fallon n’aura pas sa langue dans sa poche et ne respectera pas le devoir de réserve qui lui impose sa fonction. En d’autres termes il s’impliquera, discutera et critiquera la politique étrangère de Washington, non pas discrètement, mais ouvertement.
Le raisonnement fait par l’amiral Fallon est simple. L’armée américaine est à bout de forces. Les deux guerres qu’elle mène depuis sept ans en Afghanistan et cinq ans en Irak l’ont exténuée. Pendant ces longues années, elle a été sollicitée au-delà de ses capacités de combat et d’endurance. Dans le même temps, le président George Bush et son vice-président Dick Cheney n’arrêtent pas de lorgner vers l’Iran en proférant menace sur menace. Il n’en faut pas plus pour que l’amiral Fallon franchisse la ligne rouge et s’immisce dans les choix stratégiques des Etats-Unis qui sont du seul ressort de la hiérarchie civile.
Face au danger de voir l’armée américaine engagée dans une troisième guerre contre un troisième pays musulman, Fallon n’était pas le seul à franchir la ligne rouge. En novembre dernier, les quatorze services de renseignements que compte l’Amérique, supervisés par Michael McConnell, ont publié un rapport qui a fait beaucoup de bruit et provoqué beaucoup de fureur aux Etats-Unis et en Israël. Ce rapport certifie que l’Iran a arrêté son programme nucléaire militaire en 2003, coupant ainsi l’herbe sous les pieds de tous ceux qui, aux Etats-Unis et en Israël, poussaient de toutes leurs forces vers une attaque militaire contre l’Iran. Le message des services de renseignement aux responsables de la Maison blanche était clair et limpide : « vous nous avez utilisés dans votre guerre contre l’Irak, vous ne nous utiliserez pas dans la guerre que vous préparez contre l’Iran ». Selon certains rapports de presse, l’amiral Fallon a fermement encouragé Michael McConnell à rendre public son rapport.
L’on se rappelle la fureur avec laquelle la vice-présidence et les milieux néoconservateurs aux Etats-Unis ont répondu à ce rapport. Pour eux, il était intolérable que les services de renseignements, censés être au service de l’autorité politique, se transforment en une force influant et déterminant même les choix stratégiques du pays. Mais si les néoconservateurs ne peuvent pas pousser à la démission les responsables de quatorze services de renseignements, ils ont apparemment mis la pression nécessaire pour obtenir la démission de l’amiral William Fallon. En effet, celui-ci a présenté mardi dernier sa démission qui a été accepté « avec réticence et regret » par le chef du Pentagone, Robert Gates.
La démission de Fallon intervient une semaine après la parution dans le magazine « Esquire » d’un article signé par Thomas Barnett, un commentateur respecté aux Etats-Unis. Dans son article, Barnett confirme que Fallon a, depuis sa nomination à la tête du Centcom, toujours combattu l’idée d’une guerre avec l’Iran. Mais Barnett écrit surtout que « si l’amiral Fallon était poussé vers la démission, cela voudrait dire que le président et le vice-président ont l’intention de décider une action militaire contre l’Iran avant la fin de cette année et ne veulent pas qu’un commandant se tienne sur leur route. »
Il semble que l’article de Thomas Barnett dans « Esquire » était la goutte qui avait fait déborder le vase et consumer le peu de patience que la Maison blanche gardait encore face à l’ « insoumission » de l’amiral Fallon qui avait finalement été remercié mardi. Au journaliste qui demandait à Robert Gates si la démission du chef du Centcom voulait dire que les préparatifs d’une guerre contre l’Iran ont commencé, le patron du Pentagone a répondu : « c’est ridicule ». Compte tenu de l’état peu enviable où se trouve l’armée américaine en Irak et en l’Afghanistan, il est en effet ridicule de l’envoyer guerroyer contre un pays autrement plus puissant et plus dangereux que l’Irak et l’Afghanistan réunis.

Friday, March 07, 2008

Deux poids et deux mesures en direct

L’attaque perpétrée dans une école religieuse à Jérusalem le jeudi 6 mars est une réponse quasi-immédiate à la guerre asymétrique qu’a livrée quelques jours plutôt Israël contre les Palestiniens. Asymétrique, la guerre l’est incontestablement dans la mesure où elle a opposé des bombardiers F 16 et des hélicoptères de combat contre un peuple qui non seulement manque d’armes, mais de nourriture, d’eau, d’électricité, de carburant etc… Asymétrique, cette guerre l’est dans ses résultats aussi : 127 morts et des destructions de grande ampleur d’un côté, un mort et quelques vitres brisées de l’autre.
Face à cette nième injustice commise contre les Palestiniens, les Etats-Unis n’y ont vu qu’une simple « autodéfense » de la part d’un pays dont les arsenaux conventionnels et nucléaires terrifiants sont gravement menacés par les fusées artisanales « Al Qassam » dont certaines, selon les Israéliens eux-mêmes, n’atteignent même pas Israël mais atterrissent et explosent à Gaza. Les 120 morts palestiniens dont un bébé de 20 jours ? « C’est Hamas qui assume la responsabilité de leur mort et non Israël qui ne fait que s’auto-défendre », entend-on çà et là, en Israël et aux Etats-Unis.
Puis vint l’attaque de jeudi dernier contre une école religieuse, « fortement liée aux colons », à Jérusalem ouest faisant huit morts et une douzaine de blessés. Le peu de temps qui sépare les événements de Gaza et de Jérusalem a offert au monde une image claire, limpide et en direct de la politique des deux poids et deux mesures dont les gens entendent souvent parler mais ont rarement l’occasion d’observer concrètement comme on a pu l’observer ces derniers jours à travers les deux réactions américaines aux antipodes l’une de l’autre selon qu’il s’agisse des massacres de Gaza ou de Jérusalem.
Dans le cas des massacres de Gaza, la machine diplomatique américaine s’est mise en branle pour convaincre le monde entier qu’Israël est dans « une position défensive », que la responsabilité incombe aux Palestiniens eux-mêmes qui n’arrêtent pas de lancer leurs fusées sur Sderot et que s’il y a autant de morts c’est que la plupart sont « des terroristes » et que les autres sont des victimes de « dommages collatéraux » qu’Israël, de toute manière, n’avait aucune intention de tuer. Le Conseil de sécurité ? Washington s’est chargé de le convaincre qu’il n’y avait aucune raison de fouetter un chat et qu’il peut continuer tranquillement à regarder ailleurs. Les 127 Palestiniens morts et les dizaines de maisons détuites ? On en voit tous les jours. Israël qui envoie ses bombardiers contre une population civile désarmée ? De l’ « auto-défense »…
Dans le cas du massacre de Jérusalem, bien que le nombre des victimes israéliennes soit bien inférieur à celui des victimes palestiniennes, la machine diplomatique américaine s’est aussitôt mise en branle pour crier son horreur, dénoncer « les barbares » et souligner que « les assassins n’ont pas leur place parmi les nations civilisées ». Mme Condoleezza Rice, la secrétaire d’Etat américaine, qui a fait des dizaines de milliers de kilomètres pour aller convaincre les Arabes qu’Israël n’a fait que « se défendre » à Gaza, a réagi en ces termes à la mort des huit israéliens de l’école talmudique de Jérusalem : « Les Etats-Unis condamnent l’acte de terreur et de dépravation commis ce soir. Cet acte barbare n’a pas de place parmi les peuples civilisés et choque la conscience de toutes les nations éprises de paix. » Parmi les nations « éprises de paix » que Mme Rice a en tête figurent bien sûr Israël qui, depuis quarante ans, ne cesse de démontrer son « amour pour la paix », et les Etats-Unis qui, de leur côté, ont amplement démontré leur « amour pour la paix » en Irak où, au moment même où la secrétaire d’Etat parlait à la presse, un double attentat dans le quartier de Karrada à Bagdad a fait 55 morts…
Dans le cas de Gaza, comme on l’a dit, le Conseil de sécurité, dormait sur ses deux oreilles comme si de rien n’était. Dans le cas de Jérusalem, les victimes de l’école talmudique n’étaient même pas évacuées que le Conseil de sécurité était déjà en place, convoqué de toute urgence par Zalmay Khalilzad, représentant US à l’instance onusienne. La réaction du secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon est tout aussi prompte et tranche nettement avec ses hésitations et son ton exagérément mesuré qui ont empreint sa réaction aux événements de Gaza. La différence est claire. Voici la réaction officielle de l’ONU aux événements de Jérusalem : « Le secrétaire général condamne dans les termes les plus énergiques l’attaque sauvage d’aujourd’hui commise contre un séminaire à Jérusalem ouest et le massacre délibéré commis contre des civils. Il présente ses condoléances aux familles des victimes ». Nous n’avons entendu rien de tel lors des massacres beaucoup plus sauvages commis par les bombardiers F 16 contre les civils palestiniens, et, à notre connaissance, aucune condoléance n’a été présentée aux familles palestiniennes. Ban Ki-moon n’a même pas déploré la mort du bébé de 20 jours.
La Libye a eu parfaitement raison de bloquer l’adoption d’une résolution biaisée qui, si elle était adoptée, aurait officialisé en direct la politique des deux poids et deux mesures suivie, on le sait, depuis longtemps, mais qui ne s’est jamais manifestée avec autant de cynisme que jeudi dernier. Si, pour les Etats-Unis, la vie d’un Juif est beaucoup plus précieuse que celle d’un Arabe, comme viennent de le démontrer clairement leurs réactions aux événements de Gaza et de Jérusalem, ils ne peuvent pas imposer à un pays arabe d’adopter une position biaisée basée sur le critère immoral des deux poids et deux mesures.

Tuesday, March 04, 2008

Le peuple de Gaza entre deux feux

Cent morts d’un côté, un mort de l’autre. Aucune destruction d’un côté, des dizaines de maisons en ruine de l’autre. Des enfants choqués par des roquettes artisanales d’un côté, des enfants défigurés, mutilés et massacrés à coups de missiles, conçus pour combattre des armées et non des civils, de l’autre. Voici la réalité dans toute son horreur de l’agression à grande échelle perpétrée par l’occupant israélien contre une population sans défense.
Au regard du droit international, les violences extrêmes déclenchées par l’armée israélienne contre des civils désarmés sont des crimes de guerre punissables par les tribunaux internationaux. Mais, la justice n’étant pas de ce monde, Israël trouve le moyen d’agresser, de massacrer les civils, dont des enfants et des bébés, de détruire les maisons sur la tête de leurs habitants et, dans le même temps, se présenter en tant que « victime du terrorisme palestinien ».
Nul ne s’étonnera d’un tel travestissement de la réalité s’il ne provenait que de la partie israélienne. Mais l’étonnant est qu’Israël trouve toujours le soutien inconditionnel des Etats-Unis, même quand il commet des crimes de guerre. Cette fois, le monde entier a pointé un doigt accusateur vers Israël. Du secrétaire général de l’ONU à l’Union européenne, en passant par les différents gouvernements, tous ont dénoncé « l’usage disproportionné de la force ». Même si cette critique est timorée, même si elle faite avec des gants et que ses auteurs ont pris soin de peser les mots, elle comporte tout de même une certaine dénonciation des exactions israéliennes.
Le monde entier sauf, bien sûr, les Etats-Unis. Ce pays n’arrête pas d’étonner le monde par son alignement systématique sur Israël quel que soit le crime commis par ce dernier en tant que puissance occupante contre la population occupée. On se demande quel intérêt américain aurait été mis en danger si Washington s’était aligné cette fois sur le secrétaire général de l’ONU et sur l’Union européenne pour dénoncer comme eux « l’usage disproportionné de la force » par Israël ? Aucun.
Les crimes de guerre perpétrés par l’armée israélienne étaient pourtant une occasion pour Washington de se mettre du côté de la justice et de dénoncer un comportement condamnable par toutes les lois et toutes les morales. Au lieu de quoi, les Etats-Unis ont, encore une fois, choisi de soutenir l’agresseur contre la victime. Cette triste vérité se trouve dans la réaction de la Maison blanche formulée par son porte-parole, Gordon Johndroe. Celui-ci a affirmé samedi dernier à la presse : « Nous appelons à l’arrêt de la violence et de tous les actes de terrorisme dirigés contre les civils innocents. » Si Johndroe s’était arrêté là, on aurait interprété cette position comme un progrès de la part de Washington. On aurait fait l’effort de comprendre que les Etats-Unis s’inquiétaient à la fois de la violence israélienne et de celle de Hamas contre les civils innocents de part et d’autre. Mais le porte-parole de la Maison blanche ne s’était pas arrêté là. Il a ajouté : « Il y a une distinction claire entre les attaques terroristes à la roquette qui visent les civils et les actions d’auto-défense ».
Il y a effectivement une distinction à faire entre les « attaques terroristes à la roquette » qui ont fait un mort et presque pas de dégâts et « les actions d’auto-défense » qui ont fait cent morts, des milliers de blessés et de traumatisés, un nombre élevé de familles sans abri suite à la destruction de leurs maisons par les bombardiers F 16, sans parler du chaos généralisé infligé à toute une population qui souffre depuis des mois d’un blocus impitoyable.
Mais les exactions israéliennes et le sempiternel alignement des Etats-Unis sur Israël quels que soient les crimes que ce pays commet, ne peuvent pas occulter la responsabilité du mouvement Hamas dans la situation de plus en plus désastreuse de la bande de Gaza. Il est clair que tout ce que ce mouvement a entrepris depuis juin dernier, après la guerre qui l’a opposé à Fatah, n’a eu pour effet que d’accroître les difficultés de la population palestinienne.
Les dirigeants de Hamas crient haut et fort qu’ils sont en train de défendre le peuple palestinien. La question qui se pose ici est la suivante : quelle défense et quelle protection Khaled Mechaal et Ismaïl Haniya sont-ils en train d’assurer au peuple palestinien si pour chaque roquette artisanale lancée sur la ville israélienne de Sderot, Israël envoie dix missiles meurtriers sur Gaza ? Si pour chaque Israélien tué, Israël tue cent Palestiniens ? Si pour quelques vitres brisées à Sderot, Israël transforme en ruines des dizaines de maisons à Gaza, augmentant ainsi dramatiquement le nombre des sans-abri ?
Le pire est que les dirigeants de Hamas semblent totalement déconnectés de la réalité. Ils vivent dans leur monde à eux où ils égrènent « les victoires ». A une question posée lundi matin par la BBC sur le retrait des forces israéliennes de Gaza après une brève incursion terrestre, l’un des dirigeants du Hamas à Gaza a répondu ceci : « Grâce à Dieu d’abord, et à la résistance du peuple palestinien ensuite, Israël s’est retiré traînant derrière lui sa défaite honteuse »…
Le peuple de Gaza se trouve pris en tenailles entre deux feux : une force d’occupation surarmée et d’une agressivité extrême d’un côté, et un mouvement intégriste qui, tout en étant déconnecté de la réalité, s’accroche maladivement au pouvoir et prétend être le défenseur du peuple palestinien. En attendant un miracle qui les sortirait de l’enfer dans lequel ils sont enfermés, les habitants de Gaza n’ont plus qu’un seul souci : se procurer de la nourriture et du carburant et, bien sûr, un peu de sécurité. Ce ne sont sûrement pas Khaled Mechaal, de son exil à Damas, ou Ismaïl Haniya, de sa cachette à Gaza qui vont leur offrir ces choses si simples, mais si difficiles à trouver à Gaza.