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Tuesday, November 30, 2010

Et si WikiLeaks existait avant le 11 septembre ?

Julian Assange persiste et signe. Son site internet est devenu « un danger pour le monde » et un foyer à partir duquel sont menées « des attaques contre la communauté internationale », si l’on en croit la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton.
Mme Clinton a de sérieuses raisons d’être furieuse contre le fondateur de WikiLeaks. Non seulement des centaines de milliers de secrets du département d’Etat sont étalés sur la place publique, mais l’un des documents, signé de sa main, demande à ses subordonnés à collecter toutes sortes d’informations sur les hauts responsables de l’ONU, et même, bizarrement, les données relatives à la carte bancaire du secrétaire général Ban Ki-moon…
Cette fois, Julian Assange a mis en ligne 251 288 documents secrets, couvrant la période du 28 décembre 1966 au 28 février 2010, et totalisant 261 276 536 mots, de quoi remplir 3000 livres. Les premières fournées, si l’on peut dire, de ces documents vont des plus futiles (portraits souvent peu flatteurs de dirigeants étrangers) aux plus importants (informations ultraconfidentielles sur des questions brûlantes de politique internationale).
Grâce à WikiLeaks, le commun des mortels a pu donc avoir accès à des informations inhabituelles, ce qui pose avec acuité le problème de la confidentialité à l’âge numérique. Bien avant la création de Wikileaks, des commentateurs ont déjà pointé du doigt le fait qu’il est désormais très difficile d’envelopper trop longtemps du sceau du secret des informations à un âge où celles-ci circulent avec un débit effarant et une vitesse vertigineuse.
On comprend le département d’Etat pour qui seul compte l’aspect dommageable de ces fuites. C’est un fait que WikiLeaks va rendre le travail des diplomates américains beaucoup plus difficile qu’avant. Leurs interlocuteurs parleront moins et les collecteurs d’informations américains auront bien du mal à trouver de quoi remplir leur rapports réguliers qu’ils sont tenus d’envoyer à Washington.
On comprend aussi l’inquiétude des politiciens qui aiment se chuchoter des confidences dans un monde où les micros, les caméras et les oreilles indiscrètes n’ont pas de place. Que sera la politique si les coulisses et les palais fortifiés deviennent transparents ? Suscitera-t-elle autant d’intérêt si elle perd son côté obscur, ses mystères et ses intrigues ?
Mais que les responsables américains se rassurent. La politique restera ce qu’elle a toujours été, c'est-à-dire secrète, mystérieuse, intrigante. Elle comportera toujours ses deux parties bien distinctes : la partie superficielle à laquelle le public peut accéder, et la partie essentielle non accessible au commun des mortels et où se prennent les décisions les plus importantes souvent vitales pour les milliards d’êtres humains qui ont choisi de vivre en communauté.
A l’ère numérique, où l’information circule à la vitesse de la lumière, ou à l’ère préindustrielle, où la vitesse de l’information ne dépassait guère celle du cheval, la politique et les politiciens restent fondamentalement les mêmes. Hier comme aujourd’hui, le public n’a droit qu’aux informations qu’on veut bien lui donner à condition qu’il n’y ait pas d’erreurs rendant les fuites possibles.
Julian Assange n’est pas un magicien. Il n’est doté d’aucun pouvoir surnaturel lui permettant de s’approprier les secrets les mieux gardés. Les centaines de milliers de câbles confidentiels qu’il publie sur site depuis quelques temps lui sont parvenus sans qu’il ait cherché ni payé pour les avoir. Donc à la base il y a une erreur qui a détraqué le système et mis dans l’embarras les politiciens de Washington.
Cette erreur a été commise précisément par l’administration américaine qui doit assumer sa responsabilité et s’en prendre à elle-même plutôt que de pointer des doigts accusateurs à celui qui, ayant reçu des informations, a décidé de les partager avec le plus grand nombre via son site WikiLeaks.
On sait maintenant qui a fourni la masse de secrets à Julian Assange. Il s’agit d’un soldat américain de 22 ans, Bradley Manning, analyste au Pentagone. Son poste lui permettait d’accéder à une masse d’informations secrètes, civiles et militaires. Tout en écoutant Lady Gaga, il gravait sur des CD tout ce que contenait l’ordinateur mis à sa disposition par le Pentagone.
La question qui se pose est comment une puissance de la taille des Etats-Unis avec la masse d’informations secrètes ou compromettantes dont elle dispose peut-elle se permettre une telle imprudence en les mettant à la disposition d’un simple soldat de 22 ans ?
Evidemment Bradley Manning est en prison attendant son procès. On peut légitimement se demander qui est le plus coupable : le soldat Manning qui, enivré par Lady Gaga, a voulu se montrer important en faisant savoir aux autres qu’il est dans le secret des dieux, ou bien le politicien chevronné qui a décidé d’élargir le champ d’accès aux informations confidentielles.
Un responsable américain a justifié cette décision par… les attentats du 11 septembre. Ces attentats n’ont pu être évités entre autres à cause de l’ « accaparement de l’information et du refus des différents services à la partager. »
A propos des attentats du 11 septembre, un débat est en cours actuellement aux Etats-Unis. Ces attentats auraient-ils eu lieu si WikiLeaks existait alors ? Cette question a été posée par une ancienne collaboratrice du FBI, Coleen Rowley qui a affirmé au Los Angeles Times : « Nous étions nombreux, dans la période précédant le 11-Septembre, à avoir vu des signes alarmants que quelque chose de dévastateur était sur le point d’être planifié. Mais nous travaillions pour des bureaucraties sclérosées incapables d’agir rapidement et de manière décisive. Dernièrement, deux d’entre nous se sont demandé si les choses auraient pu être différentes s’il y avait eu un moyen rapide et confidentiel d’obtenir des informations. (…) Wikileaks aurait pu permettre de fournir une soupape aux agents qui étaient terriblement inquiets de ce qui pourrait arriver et qui étaient frustrés par l’indifférence apparente de leurs supérieurs.»
En effet, si WikiLeaks existait avant le 11 septembre 2001, et s’il disposait des informations monopolisées par les services secrets sur les préparatifs des attentats, il les aurait sans aucun doute diffusées et la configuration du monde serait nettement meilleure aujourd’hui.

Saturday, November 27, 2010

Au "cimetière des empires"

Les Soviétiques s’étaient englués en Afghanistan du 27 décembre 1979 au 15 février 1989, soit 9 ans et 50 jours. Les Américains, qui avaient déclenché leur guerre d’Afghanistan le 7 octobre 2001, ont surpassé jeudi dernier leurs malheureux prédécesseurs. Ce samedi 27 novembre, cela fait 9 ans et 52 jours que les Etats-Unis sont englués dans ce « cimetière des empires », et le bout du tunnel, si bout il y a, est encore loin.
On nous a dit d’abord que l’armée américaine quittera les lieux en 2011. Et puis, tout compte fait, non, ce n’est pas possible. Ensuite, on nous jure que cette fois c’est décidé, c’est réfléchi, c’est sûr, le départ des G’Is est programmé pour 2014. Et puis, le doute s’installe aussitôt de nouveau. Oui, bon on quitte l’Afghanistan d’accord, mais on ne l’abandonnera pas à son sort et on ne le laissera pas redevenir un camp d’entraînement géant pour les terroristes.
Ces valses-hésitations montrent le degré de confusion des Etats-Unis, dont l’armée s’était laissé entraîner dans le piège afghan par une série de décisions dont la plus désastreuse était celle de George W. Bush qui, en 2003, avait décidé d’attaquer l’Irak, laissant les choses pourrir en Afghanistan.
En intervenant le 27 décembre 1979 en Afghanistan, les Soviétiques étaient à mille lieux de penser qu’ils allaient livrer leur ultime bataille de la guerre froide. S’ils n’avaient que les rebelles afghans à combattre, l’URSS en serait sans doute venue à bout facilement et le régime pro-soviétique installé à Kaboul aurait eu une longévité beaucoup plus importante.
Les Soviétiques avaient affronté les rebelles pendant plus de neuf ans. Et si ceux-ci avaient tenu aussi longtemps, bien qu’ils fussent une mosaïque politico-ethnique, c’est parce qu’ils étaient armés et financés par la CIA, qui avait acheminé jusqu’à 2000 fusées portables Stringer et des valises de billets verts distribués généreusement à quiconque, intégriste ou laïc, Afghan ou Arabe, prêt à combattre l’ennemi numéro un des Etats-Unis, l’Union soviétique.
Tous les historiens sont pratiquement d’accord pour dire que l’élément déterminant dans la défaite soviétique en Afghanistan, c’est le missile Stinger. Cette petite fusée, qui ne pesait pas plus de 15 kilogrammes, se portait sur l’épaule et était très efficace contre les hélicoptères et les avions de combat qui volaient très bas. Son utilisation massive par les résistants afghans avait provoqué la destruction de centaines d’hélicoptères et, finalement, la défaite de l’armée soviétique, préfigurant l’écroulement de l’URSS.
En intervenant le 7 octobre 2001 en Afghanistan, les Etats-Unis, en comparaison avec l’aventure soviétique, avaient une tâche très facile à accomplir. Ils avaient à détruire un régime honni, isolé, détesté par l’ensemble de la communauté internationale, sauf peut-être le Pakistan, pour ses pratiques moyen-âgeuses.
Contrairement aux Soviétiques qui avaient fait face à une condamnation universelle en 1979, les Américains avaient bénéficié d’un soutien ouvert ou tacite de la part de la quasi-totalité de la communauté internationale. Le régime des talibans avait vite fait de s’écrouler et les terroristes d’Al Qaida, responsables des attentas du 11 septembre 2001, subissaient des bombardements intensifs dans les montagnes de Tora Bora. En un mot, c’était la débandade générale. Les talibans et les partisans de Ben Laden qui avaient survécu cherchaient désespérément un répit. Il leur avait été offert sur un plateau d’argent grâce à la fixation pathologique du régime de George Walker Bush sur l’Irak.
La concentration de la force politico-militaire américaine sur l’Irak avait permis aux talibans et à Al Qaida d’avoir un répit de quelques années, ce qui leur avait permis de regrouper leurs forces, de les réorganiser et de s’engager dans une guérilla contre laquelle 100.000 hommes en armes et 100 milliards de dollars par an (7 fois le PIB de l’Afghanistan) n’ont pas pu grand-chose.
Alors que, en hiver 2001, ils étaient sur le point de venir à bout de deux ennemis irréductibles, les talibans et Al Qaida, les Américains se retrouvent, neuf ans plus tard, englués dans deux bourbiers. Et si, en rapatriant la moitié de leurs forces, les Etats-Unis s’efforcent de se libérer avec peine du bourbier irakien, les choses vont de mal en pis en Afghanistan où ils n’arrivent ni à dénicher l’ennemi qu’ils veulent détruire ni à déterminer l’origine de l’armement et des explosifs qu’il utilise contre eux.
En désespoir de cause, les Américains et leurs alliés de l’Otan pensaient avoir trouvé la parade en faisant savoir aux talibans qu’il était possible de trouver une solution négociée au problème afghan. Il s’agissait pour la hiérarchie militaire américaine de rééditer l’expérience irakienne en Afghanistan en créant une scission au sein de la résistance afghane. La tactique était la même : utiliser les valises bourrées de dollars comme appât pour attirer les talibans « modérés » dans le but de les impliquer dans des négociations avec le pouvoir à Kaboul.
La tactique semble avoir satisfait ses initiateurs puisque pendant des mois on a négocié avec « le mollah Akhtar Mohammed Mansour, un ex-ministre taliban et bras droit du mollah Omar ». Le négociateur était protégé, chouchouté, transporté dans les avions de l’Otan pour les séances de négociation, gratifié de chèques à six chiffres, et plus il se montrait souple plus il recevait encore, jusqu’à la découverte du pot aux roses.
Le négociateur était un imposteur. Il s’agissait d’un escroc qui avait usurpé une identité pour s’enrichir. Dans d’autres circonstances, nul ne se serait inquiété d’un tel incident d’une banalité ordinaire. Mais dans ce cas précis, il ne s’agit pas d’un incident banal, mais d’un signe supplémentaire de la grande confusion qui caractérise les forces étrangères en Afghanistan qui, visiblement, ne savent plus à quel saint se vouer.
En dépit des milliards de dollars dépensés en Afghanistan, les services secrets occidentaux se sont laissé berner par un imposteur qui les a grugés pendant des mois. C’est d’autant plus étonnant que la CIA connaît bien le pays où elle est présente depuis 1980. Hier, comme aujourd’hui, entrer au « cimetière des empires » est nettement plus facile que d’en sortir.

Tuesday, November 23, 2010

Pourquoi acheter la vache quand le lait est gratuit?

C’est un pot de vin royal qu’Obama a proposé à Netanyahu rien que pour s’arrêter pendant 90 jours de mettre la main sur ce qui ne lui appartient pas. En d’autres termes, le Premier ministre israélien se voit proposer par le président américain l’équivalent de trois milliards de dollars en avions de combat ultra performants et ultra sophistiqués en contrepartie d’un arrêt momentanée de la colonisation de trois mois.
Le journaliste britannique de l’« Independent », Robert Fisk, a fait le calcul et a trouvé que si les Israéliens s’arrêtent de voler pendant 90 jours les terres palestiniennes, ils recevront un pot de vin du contribuable américain de 500 millions de dollars par semaine, soit 71.428.571 dollars par jour, ou 2.976.190 dollars par heure, ou 49.603 dollars par minute, ou encore 827 dollars par seconde.
C’est probablement la première fois dans l’histoire des nations que l’on recourt à ce genre de procédé pour convaincre un Etat de se conformer à la loi internationale en s’arrêtant très momentanément de s’approprier par la force des biens d’autrui.
Mieux encore, ou pire. Pour convaincre Israël d’arrêter de construire sur des terres qui ne lui appartiennent pas, Obama a enveloppé ce pot de vin royal dans un emballage plus attirant encore. En plus des trois milliards, Israël aura le droit de rester dans la vallée du Jourdain après l’établissement d’un Etat palestinien ; les Etats-Unis opposeront leur habituel veto à toute résolution qui ne plairait pas à Israël ; ils s’engagent, en outre, à ne plus jamais demander à un gouvernement israélien de moratoire pour la construction des colonies. Et ce ne sont pas des promesses verbales, mais écrites comme l’ont exigé les Israéliens, si l’on en croit le « Jerusalem Post ».
Tous ces cadeaux pour un simple arrêt de trois mois de la construction dans les terres palestiniennes occupées, Jérusalem-Est non comprise !
Rappelons que quelques semaines avant les élections législatives de mi-mandat du 2 novembre, Obama avait fait une offre tout aussi généreuse à Netanyahu, mais sans préciser le montant de l’aide militaire, en contrepartie d’un moratoire de deux mois seulement. Rappelons aussi que l’offre a été ignorée par Netanyahu. Pour le convaincre d’accepter cette nouvelle offre, Madame Clinton a passé pas moins de sept heures de négociations avec le Premier ministre israélien. Si la secrétaire d’Etat américaine a eu besoin de négocier pendant sept heures, cela en dit long sur la réticence de ses interlocuteurs israéliens d’accepter un gel de la construction pendant trois mois, même si l’offre est scandaleusement généreuse.
Mais si l’offre américaine est absurde, la réticence d’Israël à l’accepter ne l’est pas. Après tout, ce pays a toujours été habitué à prendre sans rien donner, pourquoi change-t-il d’habitude maintenant ? Pourquoi consent-il une contrepartie à ce qu’il aura de toute façon gratuitement que la Maison blanche le veuille ou non ? Pourquoi fait-il preuve de flexibilité quand tout le monde sait, et Israël le premier, que la politique américaine au Moyen-Orient se décide à Tel Aviv et non à Washington ? En un mot, pourquoi Israël achète-t-il la vache du moment qu’il a toujours eu le lait gratuitement ?
Cela dit, que les Etats-Unis tentent désespérément maintenant de vendre une petite vache du troupeau qu’Israël continue de traire gratuitement, c’est un problème israélo-américain. Les Palestiniens ont parfaitement raison de protester et de demander que leur cause soit dissociée de ce marchandage pitoyable entre Washington et Tel Aviv. Le président Mahmoud Abbas a parfaitement raison de remarquer que Washington a toujours armé Israël, que les Etats-Unis sont libres de donner à ce pays autant d’armes et autant d’avions qu’ils veulent, mais ils n’ont pas le droit d’impliquer, en les dénaturant, les exigences palestiniennes dans leur marchandage avec Israël.
Les exigences palestiniennes sont constantes. Elles ne consistent pas à demander un moratoire sur la colonisation de deux mois, deux ans ou deux décennies. Elles consistent en un retrait pur et simple des territoires occupés en 1967, y compris Jérusalem-Est, y compris la vallée du Jourdain. Mais ce qui est extraordinaire, c’est cette manière américaine de demander quelques semaines de moratoire en contrepartie d’offres stupéfiantes, comme si en deux ou trois mois de moratoire, on va pouvoir résoudre tous les problèmes accumulés pendant 43 ans d’occupation !
Les Palestiniens n’ont aucun intérêt à s’impliquer plus loin encore dans ce qui est devenu la mascarade des négociations du moratoire ou du moratoire des négociations, on ne sait plus. D’autre part, il est grand temps que les Etats-Unis jettent l’éponge et reconnaissent à la face du monde qu’ils sont incapables d’avancer le processus de paix d’un iota.
Il ne fait pas de doute qu’une bonne partie de la classe politique américaine, y compris la Maison blanche, souhaite ardemment une solution au problème du Moyen-Orient. Mais, de par la structure du pouvoir à Washington et du poids écrasant des lobbies, les Etats-Unis sont dans l’incapacité de jouer le rôle d’intermédiaire impartial. Et c’est cette incapacité qui les amène à recourir à des procédés consternants pour convaincre leur allié d’arrêter de violer la loi internationale pendant seulement trois mois en contrepartie d’une prime de 827 dollars par seconde.
Comme d’habitude, Israël répond à toute offre généreuse par une décision humiliante pour son grand allié américain. Cette fois, avant même de se pencher sur les propositions américaines, le Knesset israélien a adopté lundi dernier par 65 voix contre 33 une loi soumettant tout retrait de Jérusalem-Est et des hauteurs du Golan à un référendum populaire. En d’autres termes, ce sont les centaines de milliers de juifs russes, ukrainiens, moldaves et autres falashas d’Ethiopie, qui n’étaient pas encore nés en 1967 ou qui ont émigré en Israël il y a seulement quelques années, ce sont ceux-là donc qui décideront si les Palestiniens et les Syriens vont récupérer leurs droits spoliés depuis 43 ans ou non. Décidément, la scène du Moyen-Orient n’a jamais autant ressemblé au théâtre de l’absurde.

Saturday, November 20, 2010

Cherche ennemi désespérément

Le sommet tant attendu de l’Otan a fini par avoir lieu ce week-end dans la capitale portugaise, Lisbonne. A la lumière des résultats, il est difficile de tirer des conclusions solides et dire que le problème existentiel dont souffre depuis 20 ans l’organisation atlantique est maintenant résolu.
Si elle était un homme, l’Otan vivrait sous antidépresseurs. La raison est que, depuis l’effondrement de l’Union soviétique, elle ne sait vraiment plus ni qui elle est ni ce qu’elle fait sur terre. Depuis la disparition de son ennemie intime, l'Union soviétique, il y a 20 ans, l’Otan semble ne pas arrêter de la pleurer à chaudes larmes, car c’est cet ennemi soviétique qui était sa raison d’être, qui lui permettait une vie active et équilibrée et qui interdisait à quiconque de mettre en doute l’utilité de son existence ou de récuser les budgets faramineux qui lui étaient alloués.
Depuis 20 ans, l’Otan n’arrête pas de chercher une occupation qui justifierait son existence et les milliards payés annuellement pour son entretien. Elle vit toujours dans la nostalgie du bon vieux temps (1949-1991) quand elle avait tenu le rôle de gardien du système occidental contre une menace réelle qui venait de l’Est sous forme de 50 divisions, comprenant deux millions d’hommes en armes, une quantité faramineuse d’armement classique et une masse terrifiante d’armement nucléaire.
En 1991, suite à l’effondrement de l’Union soviétique, l’Otan avait raté une occasion de résoudre radicalement son problème : disparaître avec la disparition de la menace qui l’avait fait naître. Mais au lieu de s’auto-dissoudre comme son rival d’alors, le Pacte de Varsovie, l’Otan avait jugé utile non seulement de continuer à mener une existence sans objet, mais aussi de s’étendre encore à l’Est pour englober ce qu’on appelle désormais les « Intermarum », c'est-à-dire les ex-membres du Pacte de Varsovie situés entre la mer noire et la mer baltique.
Les années 1999 et 2001 étaient des années charnières dans l’existence de l’Otan. La guerre du Kosovo a permis à l’Organisation atlantique de trouver un remède à une oisiveté qui a trop duré en s’attribuant le rôle de pompier dans l’extinction de ce foyer de tension balkanique. Les bombardements massifs et continus de la Serbie pendant plus de deux mois ont été aussi une occasion pour l’Otan de bomber le torse et de montrer à qui veut voir qu’elle est une Organisation suffisamment forte pour pouvoir intervenir là où elle juge nécessaire de le faire.
En 2001, les attaques terroristes d’une ampleur inédite contre New York et Washington, suivies des attaques sanglantes contre Madrid et Londres, ont convaincu l’Otan, ou du moins certains de ses membres les plus influents, d’avoir enfin eu l’ennemi qu’elle attendait depuis 1991 : « le terrorisme global » contre lequel « une guerre globale » devait être déclenchée.
L’impasse afghane, que le sommet de Lisbonne a tenté de débloquer en fixant 2014 comme date limite à la présence des forces étrangères, a amplement démontré que l’Otan s’est trompée d’adversaire. Certes les talibans et Al Qaida posent un problème certain pour la sécurité internationale, mais l’erreur est d’avoir cru possible de les écraser par les moyens militaires classiques. L’erreur monumentale de l’Otan est d’avoir appliqué les techniques de guerre classique à des groupes d’insurgés mobiles, aguerris, déterminés et prêts à se sacrifier « pour une place au paradis ».
L’Otan a échoué en Afghanistan parce que l’adversaire qu’elle veut anéantir est insaisissable et que l’écrasante majorité de ses bombes ont servi soit à écraser les rochers des montagnes afghanes, soit à tuer les civils. L’Otan a échoué en Afghanistan parce qu’elle n’a aucune vision stratégique cohérente et qu’elle s’est laissée entraîner dans le bourbier afghan par l’administration de George W. Bush, connue par son incompétence notoire et par sa propension à faire tout de travers.
Le sommet de Lisbonne s’est donné pour objectif de doter l’Otan d’une stratégie claire qui lui permet de faire face aux dangers multiformes qui menacent le monde en ce début de siècle. Le problème, c'est qu’un tel objectif est beaucoup plus facile à coucher sur papier qu’à réaliser sur le terrain.
L’Otan est composée de 28 pays aux intérêts disparates et aux perceptions des menaces et des dangers très différentes les unes des autres. Les experts classent ces 28 pays en trois groupes : les « Atlantistes » (Etats Unis, Canada, Danemark et Pays Bas), la « Vieille Europe » (Allemagne et France essentiellement) et les « Intermarum » (les pays d’Europe centrale).
Qu’il s’agisse de la définition des menaces prioritaires et des moyens de les juguler, de la politique à mener vis-à-vis de le Russie, de l’approche à travers laquelle est appréhendée la guerre d’Afghanistan, de la question du multilatéralisme et de la nature de la relation à entretenir avec l’ONU, les trois catégories composant l’Otan ne sont pratiquement d’accord sur aucun sujet. Les divergences dominent largement les perceptions relatives aux grands problèmes internationaux. Par conséquent, il est difficile de doter l’Otan d’une vision stratégique qui bénéficierait de l’appui unanime des 28 membres.
Cela dit, les divergences qui séparent les 28 membres de l’Otan ne sont pas du genre irréductible, car, comme l’a dit Marko Papic, analyste à « Stratfor », une institution américaine d’analyse géostratégique, si l’Otan continue d’exister aujourd’hui, ce n’est pas à cause de son unité d’objectif, mais à cause du manque de sujets irrémédiablement controversés de nature à provoquer la rupture entre les membres et l'écroulement de l'Otan.
L'Otan tâtonnera encore longtemps à la recherche d'un ennemi à sa mesure qui justifierait son existence. L'ennemi que le sommet de Lisbonne lui a trouvé (une éventuelle pluie de missiles d'origine indéfinie contre lesquels l'Europe doit être protégée) n'est pas sérieux. Car, nonobstant les hallucinations des néoconservateurs américains et des extrémistes au pouvoir en Israël, on ne voit vraiment pas pourquoi la Chine ou l'Iran s'amuseraient à fabriquer des missiles et à les lancer sur la tête des Européens?!

Wednesday, November 17, 2010

La faute de Nixon et les crimes de Bush

Peut-être vaut-il mieux pour lui de se faire oublier plutôt que de continuer à pérorer, défendant des décisions désastreuses qui ont mis le monde sens dessus dessous, ramené des pays à l’âge de pierre, provoqué la mort de centaines de milliers de personnes, détruit la vie de millions d’autres, fait de son pays un Etat-paria, affaibli, diminué, exténué, surendetté et, globalement, sur la pente déclinante.
George W. Bush était dimanche sur CNN. Il persistait contre vents et marais à croire qu’il avait raison d’avoir envahi l’Irak, qu’il ne s’était pas détourné de l’Afghanistan, que le monde est mieux sans Saddam Hussein et autres formules à l’emporte pièce à vous mettre sur leurs nerfs les plus blasés et les plus flegmatiques.
Il se défend d’avoir abandonné l’Afghanistan après avoir ordonné l’invasion de l’Irak. Si les choses ont mal tourné en Afghanistan, ce n’est pas parce que Bush avait transféré ses troupes vers l’Irak, mais « parce qu’il s’est avéré que nos alliés de l’Otan ne désiraient pas combattre. » En d’autres termes, la faute n’incombe pas à Bush, mais aux « alliés », membres de l’Otan, qui n’ont pas fait leur devoir en prenant aussitôt la place des troupes américaines qui étaient parties pour l’Irak…
La décision d’envahir l’Irak était « la bonne », même s’il s’est avéra que les armes de destruction massive étaient une vue de l’esprit. Car, si Saddam était toujours là, le monde aurait été aujourd’hui dans une situation « bien pire ».
La journaliste qui l’interviewait, Candy Crowley, était un peu trop timoré et avait raté une occasion en or de faire son travail professionnellement. Le responsable d’une grande partie des malheurs du monde en ce début de siècle sanglant était devant elle, mais elle n’a pas eu le réflexe ou le désir ou le courage de lui poser quelques questions sur quelques uns des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité qu’il a commis.
La « prestation » de George W. Bush sur CNN cache mal le désarroi de l’ex-président qui, conscient sans doute de l’ampleur des malheurs provoqués par ses décisions insensées, se réfugie dans l’état psychologique classique de fuite en avant dans une tentative désespérée de se convaincre et de convaincre les autres que ce qu’il a fait était pour le bien de son pays et du monde, et que si les choses ont mal tourné, la responsabilité doit être assumée par les « alliés qui n’ont pas voulu combattre en Afghanistan », et aux « terroristes irakiens qui détestent la liberté, la démocratie ».
La réalité dans de nombreux endroits au monde, créée par les décisions de Bush est si affreuse que, c’est compréhensible, il cherche à l’ignorer et à la fuir, tout en imaginant une autre « réalité », celle d’une « démocratie irakienne transformative de toute la région » que le peuple irakien est en train d’en jouir avant d’en faire bénéficier ses voisins.
Face à l’ampleur des désastres engendrés par la politique de Bush, la timidité et l’inhibition de la journaliste de CNN, Candy Crowley, sont sidérantes. Son silence face à la démagogie de l’ex-président sur la « démocratie transformative » irakienne, alors que l’Irak, plus de sept ans et demi après l’invasion, est toujours à feu et à sang, ne fait nullement honneur au journalisme américain qui nous a habitué à de puissantes investigations et à des interpellations sérieuses de responsables d’erreurs politiques infiniment moins graves que celles commises par le prédécesseur d’Obama.
Au lieu d’être poursuivi par la justice internationale pour rendre compte des crimes de guerre et crimes contre l’humanité qu’il a commis, George Bush continue, comme si de rien n’était, à parler, commenter, donner des leçons, écrire des livres, empocher les millions et mener la belle vie.
Imaginons un instant que c’est un dirigeant arabe ou africain ou asiatique qui a fait le dixième de ce que Bush a fait ! On aurait en cent Luis Moreno Ocampo pour le conspuer et exiger son jugement à La Haye et mille médias, dont CNN sans aucun doute, pour pleurer les victimes et rameuter les chasseurs de criminels de guerre pour que le coupable soit arrêté et que justice soit faite.
Mais il se trouve que le coupable ici est américain et que les seuls qui soient en mesure de lui demander des comptes sont américains aussi. Si l’on prend l’exemple de deux présidents ayant commis des fautes, Richard Nixon et George Bush, l’attitude des Américains vis-à-vis d’eux est déroutante. La faute du premier est d’une banalité extraordinaire par rapport à celle du second. Le « crime » de Nixon est d’avoir ordonné le placement de quelques micros dans le siège du parti démocrate, histoire d’assouvir une curiosité un peu excessive. Le crime du second est d’avoir causé la mort de centaines de milliers d’Irakiens et détruit la vie de millions de familles et fait perdre à l’Irak sous ses bombes des décennies d’efforts et de construction, histoire d’assouvir une haine un peu excessive contre le président Saddam Hussein.
Et pourtant, Nixon fut traîné dans la boue, obligé de démissionner, traité en pestiféré par ses compatriotes jusqu’à son dernier soupir. Quant à Bush, il est traité en ex-président qui a préservé du mieux qu’il a pu les intérêts de son pays et de son peuple. Il est invité dans les forums et les plateaux de télévision, et on le laisse tordre le cou à la réalité et à débiter les mensonges les plus éhontés sans réagir !
Bush est beaucoup plus chanceux que Nixon. Il a échappé au jugement des hommes, mais il n’échappera pas au jugement de l’Histoire qui le considère déjà comme « le pire président » des 44 que les Etats Unis ont eu en 234 ans. Mais il est fort douteux que Bush ait la force intellectuelle et morale requise pour s’inquiéter sérieusement des jugements de l’Histoire. Pour lui, elle peut dire tout ce qu’elle veut du moment qu’il bénéficie, dans l’impunité la plus totale, d’une retraite dorée dans son ranch de millionnaire.

Saturday, November 13, 2010

Sombres visions

Il y a des questions que les journalistes posent des fois et qui s’avèrent être d’une naïveté époustouflante. Elles ressemblent un peu aux questions posées par les ménagères qui, avant d’acheter les tomates, demandent au marchand de légumes si elles sont bonnes ?
A l’issue du sommet du G20 qui s’est terminé à Séoul vendredi, le président américain avait tenu une conférence de presse et un journaliste lui avait posé la question suivante : Vous sentez-vous affaibli à l’intérieur des Etats-Unis et votre influence a-t-elle diminué sur la scène internationale à la suite de votre défaite aux élections législatives du 2 novembre ? La réponse d’Obama était tout simplement et évidemment « Non ».
La réponse d’Obama est loin d’être une aberration. Elle est dans la logique des choses et le surprenant aurait été qu’il réponde par oui. Car, tout le monde sait que l’une des principales caractéristiques de la politique consiste à tordre le cou à la réalité et à l’interpréter d’une manière avantageuse.
Les arguments mis en avant par Obama pour justifier son « Non » ne méritent pas qu’on s’y attarde, car ce n’est pas parce qu’il va parler avec la majorité républicaine qu’il n’est pas affaibli à l’intérieur des Etats-Unis. De même, ce n’est pas parce qu’il s’est fait beaucoup d’amis parmi les chefs d’Etat et de gouvernement et qu’il a visité de nombreux pays, qu’il a gagné en influence sur la scène internationale.
La réalité à l’intérieur des Etats-Unis est loin d’être avantageuse pour le président américain qui, en effet, est sorti très affaibli des élections législatives du 2 novembre dernier. Non seulement il aura toutes les difficultés du monde à poursuivre son programme économique et social, mais ce sera déjà un miracle s’il arrive à sauver sa loi sur l’assurance- maladie et à priver les riches des avantages fiscaux que leur a accordés George W. Bush.
La bataille annoncée entre les pouvoirs exécutif et législatif aux Etats-Unis tournera autour de ces deux questions principales, les républicains se disant déterminés à abroger la loi sur l’assurance-maladie et à perpétuer les avantages fiscaux, inexplicables du reste dans un pays surendetté, dont bénéficient les millionnaires et les milliardaires.
La réalité sur la scène internationale n’est pas plus avantageuse pour un président qui a très peu d’atouts en main pour amener Israël à suspendre la construction dans les colonies, la Chine à infléchir sa politique monétaire ou les Européens à redoubler d’efforts en Afghanistan.
Alors qu’Obama était en Asie, le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, était aux Etats-Unis pour fêter avec ses amis républicains leur victoire aux législatives et pour tenter de manipuler les priorités et les urgences dans les programmes de la politique étrangère américaine.
Avec un Congrès majoritairement complaisant jusqu’à la complicité avec le Premier ministre d’un Etat étranger, et intransigeant jusqu’à l’hostilité avec le Président des Etats-Unis, on peut dire, sans grand risque d’erreur, qu’en matière de politique moyen-orientale américaine, Netanyahu est plus influent à Washington que ne l’est le chef de la Maison blanche. La preuve est que l’establishment américain est beaucoup plus proche de la vision de Netanyahu que de celle d’Obama pour tout ce qui touche aux problèmes du Moyen-Orient.
La perte d’influence de l’Exécutif américain est telle que personne ne sera surpris si, dans les semaines et les mois qui viennent, la diplomatie américaine se détourne de la question palestinienne et consacre toute son énergie et ses moyens à la question du nucléaire iranien, comme le désire ardemment le gouvernement israélien et ses amis républicains fraîchement élus pour un mandat de quatre ans.
Mais cette perte d’influence n’est pas visible seulement à travers le refus catégorique des Israéliens de faire la moindre petite concession à l’Exécutif américain. Elle est visible dans les rapports avec Pékin, qui a refusé toute médiation américaine dans le différend avec le Japon au sujet des îles de sud de la mer de Chine ; dans les rapports avec New Delhi qui a décliné poliment mais fermement la médiation américaine dans le différend avec le Pakistan au sujet du Cachemire ; avec Islamabad qui persiste à refuser de déplacer ses forces de la frontière avec l’Inde à la frontière avec l’Afghanistan, comme ne cesse de le demander Washington depuis des années etc.
De là à dire que les Etats-Unis sont désormais un « géant aux pieds d’argile », il n’y a qu’un pas que beaucoup d’observateurs et d’analystes ont franchi. Parmi ceux-ci, Juan Cole, professeur d’Histoire et directeur du Centre d’études asiatiques à l’Université du Michigan, est allé beaucoup plus loin.
Pour Juan Cole, « la vision la plus sombre » de l’avenir des Etats-Unis on la doit à George H. Bush qui lança en 1991 sa guerre pour « défendre les pays producteurs de pétrole contre l’agressivité irakienne ». Du moment que la note fut payée « dans une large mesure par le Koweït et l’Arabie Saoudite », les Etats-Unis se sont trouvés « pour la première fois dans la situation d’une force mercenaire globale ».
La conclusion du professeur Juan Cole est sidérante. Il n’exclut pas l’idée de voir un jour les Etats-Unis devenir « le soldat appauvri qui combat pour les intérêts des autres », ou encore « le glorieux forgeron qui fabrique les armes pour les futures grandes puissances ».

Tuesday, November 09, 2010

Obama et l'imbroglio indo-pakistanais

Le président américain continue son périple asiatique qui doit durer dix jours et l’amener, après l’Inde, en Indonésie, en Corée du sud (où se tiendra la réunion du G20) et au Japon. Les observateurs n’ont pas manqué de relever la « bizarrerie » de ce voyage : la non-inclusion du Pakistan dans l’itinéraire de Barack Obama, en dépit de l’importance vitale que revêt ce pays aux yeux de Washington pour la lutte contre le terrorisme et pour la guerre en Afghanistan. Et le fait que le rival malheureux d’Obama, John McCain, ait été dépêché à Islamabad ne résoudra pas l’énigme et ne consolera pas la classe politique pakistanaise, dont la frustration est d’autant plus grande que le président américain a entamé son voyage par l’Inde.
L’Inde est de loin l’étape la plus intéressante de ce périple, mais également la plus délicate. Intéressante par la moisson des contrats dont l’économie américaine a désespérément besoin. Plusieurs milliards de dollars en avions, en armements et en contrats civils, « de quoi assurer du travail à 50.000 Américains ». Le volet commercial du voyage a de quoi remplir d’aise les 200 chefs d’entreprises américains qui ont fait le voyage avec Obama.
Le volet politique n’a pas engendré de résultats aussi brillants et les responsables politiques de la délégation américaine n’ont pas été aussi contents que les responsables économiques. La difficulté vient du fait que la nature des deux principaux sujets politiques du voyage, l’Afghanistan et le Pakistan, font que les Etats-Unis se trouvent déchirés entre deux visions difficilement conciliables qu’ont toujours eues New Delhi et Islamabad.
Ce qui complique encore les choses c’est que, au sein de l’establishment américain lui-même, il n’y a pas de consensus sur la position qui doit être soutenue vis-à-vis de l’Inde. Une tendance veut renforcer les liens entre « les deux plus grandes démocraties du monde » en mettant l’accent sur les avantages économiques et commerciaux à tirer et, surtout, en faisant de l’Inde un atout dans le bras de fer avec la Chine qui cache de moins en moins ses ambitions de déclasser les Etats-Unis sur le double plan militaire et économique. La seconde tendance, représentée par le Pentagone et la hiérarchie militaire, considère la question afghane comme la priorité des priorités. A partir de là, le sujet principal de négociation avec l’Inde doit être la détente avec le Pakistan afin que ce pays accepte de déplacer une large partie de ses troupes massées du côté de la frontière avec l’Inde vers les zones « chaudes », c'est-à-dire le nord ouest pakistanais et la frontière avec l’Afghanistan.
Les trois jours de voyage d’Obama en Inde ont été un délicat exercice d’équilibrisme entre ces deux positions sinon contradictoires, du moins sensiblement différentes. Un délicat exercice d’équilibrisme aussi entre les deux positions, contradictoires celle-là, exprimées par l’Inde et le Pakistan.
Mais si Obama peut se prévaloir de certains succès commerciaux réalisés au cours de ce voyage, s’il peut mettre en avant un certain renforcement des liens politiques entre les deux pays (il a clairement défendu le droit de l’Inde à un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU), force est de constater que les choses les plus importantes sont restées en suspens.
Une question vitale pour Washington n’a pas été abordée par Obama au cours de son voyage : la « doctrine militaire» indienne, dite « Cold Start », dont l’existence est niée par New Delhi, mais mise en avant par Islamabad pour refuser de déplacer ses troupes de sa frontière orientale vers sa frontière occidentale. Selon des sources américaines et pakistanaises, « la doctrine Cold Start » a été mise en place au lendemain de l’attaque en 2001 du parlement indien à New Delhi par « des militants pakistanais ». Elle consiste en une « force d’intervention rapide qui mènerait, dans les trois jours suivant une attaque terroriste, des actions de représailles à l’intérieur du Pakistan, suffisamment dures pour punir les responsables, mais sans provoquer trop de dommages pour éviter une confrontation nucléaire. »
Cette « doctrine » a fait l’objet de discussions à Washington en automne dernier à l’occasion de la visite du premier ministre indien, Manmohan Singh, et le mois dernier à l’occasion de la visite du chef de l’armée pakistanaise, le général Ashfaq Parvez Kayani. Ce n’était guère surprenant que le premier niât jusqu’à l’existence d’une telle doctrine, et que le deuxième en fît l’un des sujets principaux de discussion avec ses hôtes militaires et civils américains.
Les Indiens sont cohérents. Puisqu’ils nient l’existence d’une telle doctrine, ils ont refusé jusqu’au bout qu’elle soit inscrite parmi les sujets à aborder par le président Obama au cours de sa visite en Inde. Les Pakistanais sont cohérents aussi. Puisqu’ils sont convaincus du danger que représente pour eux une telle doctrine, ils font la sourde oreille chaque fois que les Américains les pressent de déplacer leurs troupes d’est en ouest.
Ces deux positions extrêmes sont exacerbées par ce qui est devenue une rivalité en plein jour entre Islamabad et New Delhi en Afghanistan. Si le Pakistan considère celui-ci comme sa « profondeur stratégique », vitale en cas de nouveau conflit avec l’Inde, celle-ci le considère comme vital en tant que tête de pont pour ses relations commerciales avec les pays d’Asie centrale et pour son approvisionnement en énergie. Et ce n’est pas pour les beaux yeux des afghans que l’Inde a dépensé depuis 2001 plus d’un milliard de dollars dans la construction d’infrastructures, ni pour faciliter seulement leur déplacement qu’elle a construit la route qui relie l’Afghanistan à l’Iran.
Pour le moment, c’est l’Inde qui marque des points. Non seulement, elle a réussi à avoir de « très bonne relations » avec le gouvernement afghan, mais celui-ci voit ses rapports avec Islamabad aller de mal en pis. Il y a deux jours, Kaboul a publié un communiqué dans lequel il accuse des « cercles » au Pakistan d’aider l’insurrection afghane. Face à un tel imbroglio, il est difficile pour Obama de tenir sa promesse de commencer le retrait des troupes américaines d’Afghanistan en 2011.

Saturday, November 06, 2010

L'art de se faire détester

L’argent a coulé à flot pendant les préparatifs des dernières élections de mi-mandat aux Etats-Unis, de façon inhabituelle. Les observateurs ont comparé la masse d’argent accumulée pour les dernières législatives aux sommes consenties par les donateurs pour l’élection présidentielle, généralement beaucoup plus coûteuse.
La générosité des donateurs a profité surtout aux républicains qui ont eu la part du lion pour une raison simple : les grandes corporations industrielles et commerciales américaines qui s’estiment « très lésées » par les nouvelles lois initiées par Obama et relatives à la sécurité sociale, ont déboursé sans compter en faveur des candidat républicains dans le but évident d’affaiblir le locataire de la Maison blanche, en aidant les gens du Grand Old Party à faire main basse sur la Chambre des représentants et du sénat et d’abroger la loi « scélérate ».
Les républicains ont réussi à s’emparer de la Chambre des représentants, mais ont échoué au sénat. Obama a gardé certes une majorité au sénat, mais elle est si mince qu’elle ne lui est pratiquement d’aucun secours dans la mise en pratique de sa politique. Il aura beaucoup de difficultés à gouverner pendant les deux années qui lui restent.
Si les républicains ont bénéficié largement des dons des grandes corporations économiques américaines, il n’est pas certain que cette générosité, inhabituelle dans des élections de mi-mandat, soit un élément déterminant dans leur victoire. En revanche, il est certain que l’un des éléments déterminants de cette victoire est la désaffection des électeurs et leur profonde déception vis-à-vis d’un homme qui, deux ans auparavant, les a séduits en leur promettant de réparer tout ce que son prédécesseur, George W. Bush, avait mis de travers.
Déçus, et même furieux contre un président qui n’a rien pu faire contre la profonde crise économique, les Américains, pour reprendre la métaphore du New York Times, lui ont confisqué les clefs de la voiture et les ont données aux républicains sans leur dire quelle direction prendre. Il est loin d’être certain que ceux qui se sont installés au volant sachent conduire prudemment et dans la bonne direction.
Quand on a en tête leur programme qui consiste notamment à limiter le rôle de l’Etat fédéral (sauf quand il s’agit de débourser les milliards pour sauver de la banqueroute les banques ou les compagnies d’assurances), à abroger la loi relative à l’assurance-maladie (l’unique réalisation importante d’Obama), à instaurer un système fiscal dégressif (favorisant les riches et accablant les pauvres), on peut être certain que les républicains prendront la route dangereuse et feront tout pour accentuer le déclin, déjà visible, de la puissance américaine. Leur victoire dans les législatives de mardi dernier, ils la doivent donc, dans une large mesure, à Barack Obama.
En deux ans d’exercice du pouvoir, Barack Obama a réussi à décevoir tout le monde. Aux Etats-Unis, ceux qui s’étaient opposés à son élection ont trouvé de nouveaux motifs pour lui en vouloir encore, et ceux qui l’ont fortement soutenue se sont détournés de lui. A l’étranger, les choses sont plus déroutantes encore. Obama est toujours détesté en Israël, bien qu’il n’ait pas pris une seule mesure en faveur des Palestiniens. Il n’a pas réussi à garder le capital de sympathie que son discours du Caire lui a fait gagner dans le monde arabo-musulman. En Europe, la déception est à la mesure des espoirs soulevés par l’élection de Barack Obama qui, pendant la campagne présidentielle, a fait siens la plupart des griefs que les pays européens retenaient contre George W. Bush.
Il semble qu’il y ait un consensus entre Américains, Européens Arabes et Musulmans que le principal défaut du président Obama est qu’il parle beaucoup et agit très peu. Il parle avec beaucoup d’éloquence, mais semble atteint d’une grande inhibition quand il s’agit de concrétiser les idées exprimées dans ses discours.
Au plus fort de la crise des banques américaines, et avant de mettre au point son plan géant de sauvetage de 700 milliards de dollars, Barack Obama conspuait sévèrement dans ses discours les primes faramineuses que versaient les banques à leurs « traders ». Une fois l’argent du contribuable versé, et comme pour narguer leur bienfaiteur, les banques ont continué, comme si de rien n’était, à signer les gros chèques au bénéfices des « traders », sans que le chef de l’Etat fédéral n’intervienne pour arrêter la mascarade. On a là l’un des multiples exemples qui soulignent le large fossé entre ce que dit Obama et ce qu’il fait, ce que les Américains trouvent exaspérant.
Pour prendre un autre exemple, ses critiques acerbes pendant la campagne de 2008 contre la politique carcérale que pratiquait George Bush dans le cadre de la lutte anti-terroriste, n’ont pas empêché la prison de Guantanamo de continuer, deux ans après l’élection d’Obama, d’accueillir 174 détenus.
Les Arabes et les Musulmans ont applaudi avec beaucoup de ferveur et d’espoir le discours du Caire du 4 juin 2009. A en croire Obama alors, le problème israélo-palestinien et la question iranienne allaient se résoudre dans les jours qui suivaient. Un an et demi après, la politique d’Obama envers l’Iran ne diffère en rien de celle de Bush. Quant à la solution du problème israélo-palestinien, il n’a même pas pu imposer à Israël un simple moratoire de deux mois sur la construction de colonies, en dépit d’offres mirobolantes que Netanyahu n’a même pas daigné examiner.
Les Européens ne sont pas moins déçus. En Afghanistan, Obama est allé plus loin que Bush, en dépit de son prix Nobel de la paix. Au sommet de Copenhague de décembre dernier sur le climat, il a préféré faire équipe avec la Chine, et au printemps dernier, il a annulé le sommet UE-USA à Madrid, ce que les Européens ont ressenti comme une humiliation. Et personne en Europe ne se fait d’illusion sur l’issue du prochain sommet USA-UE, prévu à Lisbonne le 20 novembre.
Si Obama maîtrise bien l’art de la rhétorique, il maîtrise mieux encore l’art de se faire détester.

Tuesday, November 02, 2010

La "seule chance" d'Obama

A l’heure où cet article est mis en ligne, il était une heure de l’après midi sur la côte Est des Etats-Unis et dix heurs du matin sur la côte Ouest. Les électeurs américains se pressaient aux bureaux de vote pour renouveler l’ensemble des 435 sièges de la Chambre des représentants, 37 des 100 sièges du sénat et 37 des 50 postes de gouverneurs des Etats fédérés. Tous les sondages sans exception prédisaient un raz de marée républicain qui devrait déposséder les démocrates de leur majorité au Congrès et mettre le président Obama en grande difficulté pour les deux ans qui restent de son premier mandat, et réduire largement ses chances de remporter un second.
Mais si l’on en croit l’un des commentateurs les plus célèbres du Washington Post, Obama a une chance et une seule non seulement de s’assurer le soutien de la nouvelle majorité républicaine au Congrès, mais de se faire réélire haut la main en novembre 2012, avec les félicitations bien sûr, mais aussi la gratitude du monde entier.
Le commentateur en question est David Broder qui a rejoint le Washington Post en 1966, après avoir travaillé ailleurs, notamment au New York Times. Il était à la pointe de la désinformation qui a poussé les Etats-Unis à la désastreuse guerre d’Irak, et continue jusqu’à ce jour ses commentaires désinformateurs sur une base bihebdomadaire au grand journal washingtonien.
Dans son dernier commentaire, publié dimanche 31 octobre, il s’adresse directement au président Obama et l’assure qu’il ne peut en aucun cas compter sur les investisseurs américains pour améliorer le rendement d’une économie à vau-l’eau. Le seul moyen de revigorer l’économie américaine et, par conséquent, de se faire réélire, c’est de suivre le précieux conseil qu’il lui donne. Ce conseil, vaut la peine d’être traduit et cité en entier.
« Pensez un peu à FDR (Franklin Delano Roosevelt) et à la grande dépression. Qu’est-ce qui a finalement résolu cette crise économique ? La deuxième guerre mondiale. Et c’est là où Obama pourrait réussir. Avec un grand soutien des Républicains au Congrès (fortement opposés aux ambitions nucléaires de l’Iran), il pourrait s’engager en 2011 et 2012 dans une épreuve de force avec les mollahs. Et à mesure que la tension monte et que nous accélérons les préparatifs de guerre, l’économie s’améliore.
Je ne suis pas en train de suggérer, bien sûr, que le président déclenche une guerre pour se faire réélire. Mais la nation sera unie autour d’Obama parce que l’Iran est la plus grande menace du monde dans ce jeune siècle. S’il peut faire face à cette menace et contenir les ambitions nucléaires de l’Iran, il aura fait un monde plus sûr et sera vu comme l’un des meilleurs présidents de l’histoire. » Voilà ce qu’avait écrit en substance David Broder, dimanche dernier, dans les pages de l’un des plus grands et des plus influents journaux américains.
Ce qu’il faut remarquer en premier lieu, est que David Broder est un boutefeu, mais un boutefeu hypocrite et lâche. Car, dans un même élan, il appelle Obama à entrer en guerre contre l’Iran s’il veut améliorer la situation économique du pays et s’assurer un second mandat, et, en même temps, se défend de suggérer au président américain de déclencher une guerre pour se faire réélire.
Mais mettons de côté son hypocrisie et sa lâcheté, et examinons de plus près son appel à engager une troisième guerre contre un troisième pays musulman en dix ans. Sa comparaison entre la situation qui prévalait au lendemain de la deuxième guerre mondiale et celle d’aujourd’hui, est indigne d’un journaliste qui travaille depuis un demi siècle pour les grands journaux. C’est un fait que la deuxième guerre mondiale avait résolu le problème de la grande crise économique. Les grands centres industriels américains étaient épargnés grâce à l’éloignement géographique des Etats-Unis des champs de bataille en Europe et en Asie. L’économie américaine avait pu alors tourner à plein régime, profitant de l’immense demande en biens d’équipement et de consommation engendrée par les destructions à grande échelle des économies européennes et japonaise.
On ne voit vraiment pas comment des bombardements, même massifs, et même de longue durée contre l’Iran, pourraient revigorer l’économie américaine. Bien au contraire, une telle initiative pourrait provoquer la fermeture du détroit d’Hormuz et le doublement du prix de pétrole, insupportable pour une économie très affaiblie. Sans parler de l’approfondissement du fossé, déjà vertigineux, des déficits, puisque les Etats-Unis seront obligés de s’endetter encore auprès des Chinois pour financer la guerre proposée par David Broder.
Hypocrite et lâche, David Broder est aussi inhumain. Car il sait pertinemment que la guerre à laquelle il appelle de toutes ses forces ne pourrait pas ne pas prendre la forme de bombardements massifs, comme ceux dont étaient victimes l’Irak en 1991 et 2003 et la Serbie en 1999, avec la mort de dizaines de milliers de civils et la souffrance biblique de millions d’autres.
Enfin, il ne faut pas oublier qu’en 2002-2003, David Broder était parmi les désinformateurs américains les plus zélés qui remuaient ciel et terre pour nous convaincre que l’Irak de Saddam était « la plus grande menace du monde », et que celui qui la fera disparaître nous garantira un monde plus sûr et entrera dans l’histoire comme l’un des plus grands présidents. Résultat : un monde plus dangereux que jamais et le président responsable de ce désastre s’est déjà assuré une place dans la poubelle de l’histoire.
Au lieu de tirer la leçon qui s’impose de la terrifiante mésaventure irakienne, David Broder remet ça en pointant du doigt vers l’Iran qu’il qualifie, comme il l’a fait pour l’Irak huit ans plus tôt, de « plus grande menace du monde ». Si, à Dieu ne plaise, Obama s’avère suffisamment écervelé pour prendre en compte le conseil de David Broder, il aura donné le coup de grâce à l’économie américaine, aura rendu le monde autrement plus dangereux qu’il ne l’est aujourd’hui et se sera assuré une place dans l’histoire à côté de celle occupée par son prédécesseur.