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Saturday, November 30, 2013

Violence au nom de Dieu, violence sans limite

« Frère, si tu diffères de moi, tu m’enrichis », avait écrit Antoine de Saint-Exupéry. Si la sagesse et le bon sens contenus dans ces huit mots étaient suivis par les hommes, notre histoire et notre présent auraient eu un tout autre aspect. Mais ce n’est pas le cas. La différence, au lieu d’enrichir les hommes, elle les a divisés et dressés les uns contre les autres. Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire et jusqu’à ce jour, le constat le plus frappant qui s’impose est que la caractéristique principale qui marque les rapports humains est la violence. En termes d’intensité de la violence, de l’ampleur des dégâts humains et matériels, de l’étendue géographique des conflits et de la variété de leurs causes, le XXeme tient sans doute tous les records. En une seule journée, le 22 août 1914, pas moins de 27 000 soldats français étaient morts, et pour la seule journée du 1er juillet 1916, 20 000 soldats britanniques étaient tombés sur le champ de bataille dans une orgie de violence aggravée par le perfectionnement technique de l’armement et par l’entrée, pour la première fois dans l’histoire, des avions dans les combats. La guerre de 1939-1945 avait déchaîné la violence à une échelle planétaire. Engendrant plus de 60 millions de victimes, le second conflit mondial s’est terminé par une forme de violence inédite et terrifiante : deux bombes nucléaires ont été lancées le 6 août 1945 sur Hiroshima et le 9 août 1945 sur Nagasaki, provoquant l’agonie et la mort de centaines de milliers de Japonais dans des conditions atroces. Entamé dans la violence avec le conflit de 14-18, le XXe siècle s’est terminé dans la violence avec les guerres impitoyables qui ont suivi l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. La réputation violente du XXe siècle ne s’est pas démentie en Afrique où les guerres fratricides ont connu leur apogée avec le génocide rwandais qui a fait près d’un million de victimes, tuées pour la plupart à la machette, au milieu des années 1990. Mais la violence la plus impitoyable, la plus soutenue et la plus aveugle reste celle déclenchée au nom de Dieu. La violence religieuse est sans doute antérieure aux trois religions monothéistes. Le sacrifice humain était une forme brutale et terrifiante de la violence religieuse, même si le philosophe français René Girard le considérait comme « un progrès » par lequel l’humanité avait tenté de canaliser cette violence en la transformant « d’une violence de tous contre tous en une violence de tous contre un », balisant ainsi la voie à l’émergence des conditions nécessaires à la vie sociale. La violence religieuse infligée aux « ennemis de Dieu » prend souvent le caractère d’une cruauté extraordinaire. L’inquisiteur, le croisé et le jihadiste islamiste qui s’autoproclament serviteurs de Dieu se lancent dans une guerre totale contre ceux qu’ils considèrent comme ennemis de leur foi. Tout sens de la mesure et tout sentiment de pitié ou de modération sont absents de la guerre religieuse. Ses acteurs deviennent des illuminés dont l’intensité de la foi est proportionnelle à l’intensité de la cruauté avec laquelle ils traitent leurs ennemis. En d’autres termes, plus l’inquisiteur, le croisé ou le jihadiste islamiste se montrent impitoyables avec ceux qu’ils considèrent hérétiques, ennemis de Dieu ou infidèles, mieux, pensent-ils, ils servent leur Dieu. L'obsession des illuminés d'Al Qaida de verser gratuitement le maximum de sang possible, peu importe que ce sang soit celui de « l'infidèle étranger », du policier, du soldat ou celui du simple passant, est visible dans les stratagèmes effroyables auxquels ils recourent dans les guerres où ils sont impliqués, et en particulier celles d’Irak et de Syrie. L'un de ces stratagèmes consiste à envoyer un premier kamikaze se faire exploser au milieu d'une foule. Au moment où les secouristes et les sauveteurs commencent à évacuer les blessés en priorité, le second kamikaze en attente fonce sur les sauveteurs, les secouristes et les blessés du premier attentat. Un autre stratagème non moins effroyable consiste à envoyer un kamikaze se faire exploser dans un enterrement au milieu de la foule qui accompagne un mort vers sa dernière demeure. Face à ces sommets d’inhumanité et d’horreur franchis par ces « serviteurs de Dieu », il serait intéressant de rappeler ici un événement tiré de l'histoire tumultueuse de la Russie du début du XXe siècle, événement qui avait marqué l’écrivain français Albert Camus à un point tel qu'il en avait fait le thème central de son œuvre intitulée "Les Justes". En 1905 un jeune terroriste nommé Yanek Kaliayev, membre d'une organisation révolutionnaire russe, avait refusé de lancer une bombe contre le grand-duc Serge, oncle du tsar Nicholas II, parce qu’il avait vu qu'il était accompagné de deux enfants. Quelques jours plus tard Kaliayev avait commis son attentat mortel contre le grand-duc quand celui-ci était seul. Camus était à la fois séduit et horrifié par le geste de Kaliayev. Séduit parce que le jeune terroriste qui cherchait à servir sa cause révolutionnaire, était en même temps soucieux de faire le minimum de victimes possible. Horrifié aussi parce que même la mort d'un seul être humain sacrifié pour un idéal était pour lui inacceptable, car pour Camus le terrorisme est indéfendable quels qu'en soient les buts proclamés. "La vie d'un innocent a plus de poids et de valeur qu'un idéal qui se révèle le plus souvent un mirage", telle est l'idée centrale autour de laquelle est construite la pièce de Camus inspirée de l'attentat perpétré en 1905 contre l'oncle du tsar. Si Camus était horrifié par la mort d'un seul homme tué pour un but politique bien précis, quelle aurait été sa réaction s'il avait assisté aux massacres massifs d'innocents, perpétrés au nom de Dieu par l'organisation terroriste d'Al Qaida ? Quelle aurait été sa réaction de voir des jeunes à la fleur de l’âge se ceinturer d’explosifs et tenter de pénétrer dans des hôtels pour massacrer de paisibles touristes ? Moins de trois décennies avant l'action terroriste de Yanek Kaliayev, Fiodor Dostoïevski, dans "Les frères Karamazov", défendait bec et ongles l'idée que "si Dieu n'existait pas, tout serait permis". Cette idée centrale de la pensée politico-religieuse du grand écrivain russe ne résiste pas aux attitudes extrêmes de Kaliyaev d'une part et des terroristes d'Al Qaida d'autre part. Kaliayev, le révolutionnaire athée, a ajourné le lancement de sa bombe sur le grand-duc Serge parce qu'il était accompagné de deux enfants. Les terroristes d'Al Qaida, qui ne prononcent pas une seule phrase sans la faire précéder de la formule :"Au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux", recourent aux stratagèmes les plus sataniques pour massacrer le maximum d'innocents possible. Kaliyaev, le révolutionnaire athée, a ajourné le lancement de sa bombe sur le grand-duc Serge parce qu’il était accompagné de deux enfants. Le terroriste islamiste, « très pieux », pourrait ajourner l’explosion de sa voiture piégée, s’il n’y avait pas assez d’innocents à déchiqueter. La différence entre le terroriste athée Yanek Kaliayev et le terroriste pieux Oussama Ben Laden est que, à l'une des questions fondamentales que l'humanité s'est toujours posée :"Y-a-t-il une limite à ne pas dépasser?", le premier répond "oui" et le second répond "non". C'est parce que les partisans de Ben Laden et ses disciples pensent qu'il n'y a aucune limite qui soit infranchissable que la Tunisie est entrée de plain pied dans l'une des périodes les plus sombres et les plus dangereuses de son histoire.

La France rentre dans les rangs

Dans la nuit du 23 au 24 novembre, un accord intérimaire sur le nucléaire iranien a pu finalement avoir lieu entre l’Iran et ce qui est convenu d’appeler les « 5+1 », c'est-à-dire les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne. Très tard dans la nuit du samedi à dimanche, le ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius, a annoncé la bonne nouvelle aux journalistes présents dans l’hôtel Intercontinental de Genève. Les détails de l’accord ne sont pas encore rendus publics, mais l’on parle déjà de l’acceptation par l’Iran de l’arrêt de l’enrichissement de l’uranium à 20%, se contentant d’un enrichissement à 3,5%. En contrepartie, 4,5 milliards de dollars d’argent iranien gelé dans les banques occidentales seront débloqués et un nombre non spécifié de sanctions sera levé. Cet accord intérimaire est valable six mois durant lesquelles les négociateurs continueront leur travail en vue d’arriver à un accord final. L’accord intérimaire ne fait pas plaisir à tout le monde, (d’aucuns à l’instar des Saoudiens et des Israéliens en sont furieux), mais il n’en constitue pas moins un soulagement pour la plupart des pays du monde qui voient d’un bon œil l’une des plus graves crises internationales se résoudre diplomatiquement. L’origine de la crise du nucléaire iranien remonte à 2002 quand le site d’enrichissement nucléaire de Natanz était découvert. Un grand tapage médiatique et une fureur aux Etats-Unis et en Israël principalement ont suivi. A l’époque, le président américain George W. Bush avait son plan de remodelage du Moyen-Orient et la décision de l’appliquer était déjà prise. Ce plan visait en premier lieu la destruction du régime irakien et son remplacement par un autre, pro-américain, avant de poursuivre sa mission destructrice auprès de tous les régimes « ennemis » de la région, et principalement la Syrie et l’Iran. L’Iran était donc au point de mire de George W. Bush dont il devait s’occuper dès l’installation d’un régime ami à Bagdad. D’où la fureur de la Maison blanche quand, en 2003, le président français Jacques Chirac avait pris l’initiative de proposer des négociations avec Téhéran pour tenter de résoudre pacifiquement et diplomatiquement le problème nucléaire iranien. Entretemps, l’invasion de l’Irak avait tourné au désastre tant pour les occupants que pour les occupés, et l’Iran en était sorti bénéficiaire. George Bush avait alors détruit le régime de Saddam Hussein, le pire ennemi de l’Iran, et avait, sans le vouloir bien sûr, ouvert toutes grandes les portes de l’Irak à l’influence iranienne. Ce rappel historique est nécessaire pour montrer comment en dix ans les rôles de la France et des Etats-Unis vis-à-vis du nucléaire iranien se sont inversés. Si en 2003, la France avait pris l’initiative du dialogue avec l’Iran et les Etats-Unis ne voulaient pas en entendre parler, en 2013, c’est la France qui, singulièrement, a fait avorter au début du mois de novembre les précédentes négociations avec l’Iran, alors que les Etats-Unis étaient prêts et même pressés de signer un accord avec l’Iran. Il serait intéressant de revoir le cheminement de ces négociations qui ont démarré le 7 novembre dernier, à Genève. Elles ont bien démarré, l’optimisme était de rigueur et le secrétaire d’Etat John Kerry a même interrompu sa tournée au Moyen-Orient et s’est envolé pour Genève, caressant probablement l’espoir d’annoncer au monde un accord historique avec l’Iran et la fin de la brouille irano-américaine qui dure depuis plus d’un tiers de siècle. C’est la France qui a déraillé ces négociations prometteuses. C’est la France qui s’est chargée de faire échouer un accord qui était pourtant à portée de main. Après 60 heures de négociations dans une ambiance portée plutôt sur l’optimisme, le ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius, sort sa demande de « changements de dernière seconde » au projet d’accord irano-occidental. Alors que les participants aux négociations s’apprêtaient à signer le projet d’accord, M. Fabius, à la surprise générale, sort à la dernière minute « une vingtaine d’amendements » au projet, sachant pertinemment que les Iraniens n’accepteront jamais « les conditions humiliantes » contenues dans « les amendements » français. Qui a intérêt dans l’échec de ces négociations ? Il y a essentiellement trois parties : Israël, l’Arabie saoudite et les « faucons » du Congrès américain. Si l’Arabie saoudite et Israël se sont délectés en silence de cet échec, sans doute pour ne pas embarrasser la France par des remerciements, ce n’est pas le cas des « faucons » du Congrès. Le plus anti-iranien du sénat, Lindsay Graham, a exprimé clairement et directement sa joie sur CNN en ces termes : « Les Français sont en train de devenir de très bons leaders au Moyen-Orient. Merci la France ». Quant à John McCain, tout aussi anti-iranien, il s’est contenté d’un tweet sur son compte Twitter : « La France a eu le courage d’empêcher la conclusion d’un mauvais accord nucléaire. Vive la France. » Il faut remonter à mai 2007, et plus précisément à l’élection de Nicolas Sarkozy, pour déceler le début de raidissement de la position française à l’égard de divers dossiers chauds dans la région Golfe-Moyen-Orient. « D’une position médiane, la France a basculé dans une position souvent plus dure que celle des Etats-Unis », affirme François Nicoullaud, ancien ambassadeur à Téhéran, cité par le journal « Le Monde ». Dans cette position française, presque similaire à celle d’Israël, certains observateurs décèlent une touche personnelle du ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, dans le sens de l’intransigeance. « Il a la mémoire pénible vis-à-vis de l’Iran », remarque un diplomate, cité par le journal « Le Monde ». Le diplomate fait allusion aux années 1980. Laurent Fabius était alors Premier ministre lorsque Paris fut secoué par une série d’attentats. Les enquêteurs privilégiaient alors « la piste iranienne »… Il est remarquable que le ministre français des Affaires étrangères, M. Laurent Fabius, qui était à l’origine de l’échec des précédentes négociations, prenne la peine d’annoncer lui-même le succès de celles-ci à une heure si tardive. Visiblement, face à la détermination de Washington de signer un accord avec Téhéran, la France n’a eu d’autre chois que de mettre de l’eau dans son vin et de rentrer dans les rangs. Le quotidien israélien « Haaretz » s’est fait l’écho dans son édition du 21 novembre du « malaise » de la Maison Blanche face à la position israélienne du « tout ou rien ». Israël exigeait alors le démantèlement total du programme nucléaire iranien, y compris le démantèlement de toutes les centrifugeuses en service en Iran, avant toute levée des sanctions. Selon un haut responsable de la Maison blanche cité par « Haaretz », « une telle exigence conduirait directement à la guerre ». Dans les milieux proches de la Maison blanche, on soupçonnait déjà Israël de manœuvrer pour provoquer la guerre. On soupçonnait également que l’option du « tout ou rien » visait à pousser l’Iran à abandonner les négociations pour en prendre prétexte de l’attaquer et d’obliger Washington à le suivre. Les Etats-Unis étaient sans doute conscients de ce piège que leur tendaient leurs alliés israéliens depuis 2006. Mais ils ont toujours signifié clairement leur opposition à une frappe israélienne contre l’Iran sans leur aval. Selon le quotidien « Haaretz », le Premier ministre israélien savait depuis vendredi 22 novembre qu’il ne pouvait plus s’opposer à la conclusion de cet accord intérimaire et a décidé d’arrêter sa campagne…pour mieux se préparer à la prochaine campagne qu’il compte enclencher pour empêcher la conclusion d’un accord final dans six mois. Mais comme l’a souligné le journaliste israélien Barak Ravid, si Netanyahu se prépare à entrer en campagne contre la conclusion d’un accord final entre l’Iran et les « 5+1 », « il craint déjà que l’accord intérimaire, comme c’est le cas dans d’autres situations, ne devienne permanent. »

La malédiction du pétrole

Il a fallu quarante ans pour qu’on puisse voir finalement, preuves à l’appui, que les malheurs du monde arabe trouvent leur origine dans l’année 1973. C’est cette année qui a vu le déclenchement progressif de ce que beaucoup appellent « la malédiction du pétrole ». C’est en effet en 1973 que le prix de l’or noir a entamé une croissance continue passant de 2,32 dollars en octobre 1973 à 100 dollars en octobre 2013. Cette évolution aurait pu être une bénédiction, si la masse faramineuse d’argent générée par la vente du pétrole arabe était tombée entre les mains de régimes responsables ayant pour objectif fondamental le bien de leurs peuples et le développement industriel de leurs pays. Au lieu de cela, une bonne partie de cet argent qu’on peut évaluer sans risque d’erreurs en centaines de milliards de dollars a été utilisée et continue d’être utilisée dans deux directions principales : le financement de l’extrémisme religieux et l’achat massif d’armement. Dans un article de « Time Magazine » daté du 11 novembre 2013, le journaliste américain d’origine pakistanaise Fareed Zakaria écrit : « S’il y a un prix récompensant la politique étrangère la plus irresponsable du monde, c’est à l’Arabie saoudite qu’il doit sûrement être décerné. C’est la nation qui assume le plus de responsabilité dans la montée du radicalisme religieux dans le monde. Pendant les quatre dernières décennies, les immenses réserves de pétrole du royaume ont rendu possible l’exportation d’une version extrémiste, intolérante et violente de l’islam prêchée par les cheikhs wahhabites. » En toute objectivité et en toute honnêteté, ce ne sont pas là des accusations gratuites à l’encontre d’un pays innocent et mis injustement à l’index. Toutes les grandes puissances, tous les services de sécurité du monde savent pertinemment que des milliards de dollars d’argent saoudien sont dépensés dans le soutien des mouvements extrémistes et jihadistes. Les partis religieux afghans coalisés contre l’occupation soviétique de 1979 à 1989, les talibans dans les années 1990, les extrémistes sunnites irakiens après la chute de Saddam Hussein et leurs équivalents syriens aujourd’hui, sans oublier les extrémistes du Pakistan, du Bangladesh, d’Indonésie, du Mali, du Nigéria et la liste est longue, tout ce beau monde a bénéficié et bénéficie encore peu ou prou de la manne pétrolière saoudienne. Ce n’est pas un hasard, mais plutôt une conséquence logique de sa politique étrangère irresponsable que le royaume wahhabite se trouve accusé par une large partie de l’opinion publique américaine et de membres du Congrès d’être responsable des attentats du 11 septembre 2001, le plus grand acte terroriste de l’histoire de l’humanité. Il ne faut pas oublier que quinze des dix neuf terroristes sont de nationalité saoudienne, ce qui, pour d’anciens sénateurs, constitue apparemment un motif suffisant qui les a convaincus de porter plainte contre le royaume saoudien pour « implication directe » dans ces attentats. En Tunisie, après ce qu’on appelle encore révolution, l’argent du pétrole saoudien n’a pas perdu de temps pour arriver en catimini chez nous et entamer son œuvre destructrice de l’Etat et de la culture tunisiens. Des centaines d’écoles coraniques sont financées par cet argent nauséabond et sont en train de « préparer une nouvelle génération de musulmans tunisiens. » Il y a tout lieu de croire que les Wahhabites tentent aujourd’hui de prendre la revanche sur la rebuffade humiliante subie par Mohamed Ibn Abdelwaheb en personne il y a plus de deux siècles, quand nos ancêtres avaient répondu à son prosélytisme un peu trop collant par un niet catégorique. Mais si l’argent du pétrole saoudien finance en toute connaissance de cause l’extrémisme et l’intolérance religieuse dans les quatre coins du monde, l’argent du pétrole libyen, sans le vouloir sans doute, a financé l’armement par lequel cet extrémisme tente aujourd’hui de s’implanter en Afrique du nord en empêchant la Libye de se stabiliser et en tentant de déstabiliser la Tunisie. Pendant plus de quarante ans, la dictature libyenne n’a pratiquement rien fait qu’accumuler l’armement à coups de milliards de dollars non seulement pour se protéger contre ses ennemis, mais aussi avec l’idée d’imposer, le moment venu, son « modèle jamahiryen » à ses voisins arabes et africains. En dernière analyse, les centaines de milliards de dollars gaspillés pendant 42 ans par Kadhafi en armements de toutes sortes n’ont servi à rien. Le régime a fini par s’effondrer et avec lui le rêve fou du colonel d’imposer son « modèle jamahiryen ». Qui aurait pensé un jour que les immenses arsenaux libyens ne serviront qu’à nourrir un immense trafic de contrebande et armer les bandits et les extrémistes de tous bords ? Sans la malédiction de l’argent du pétrole, la situation en Tunisie serait aujourd’hui nettement meilleure. Les Tunisiens seraient maintenant en train de poursuivre l’œuvre de développement entamée il y a près de soixante ans, plutôt que de perdre temps et énergie à tenter désespérément de protéger leurs acquis menacés par l’extrémisme et l’armement financés tous deux par un argent qui a l’odeur nauséabonde du produit qui le génère.

L'achat massif d'armement assure-t-il la protection?

Le pouvoir exécutif américain a informé il y a quelques jours le pouvoir législatif que l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis ont passé une commande importante d’armement évaluée à 6,8 milliards de dollars pour le premier pays et à 4 milliards de dollars pour le second. Inutile de préciser que le Congrès n’a aucune raison de refuser ni même d’émettre la moindre réserve une telle commande. Il est intéressant de poser ici la question si les quantités d’armements aussi importantes et aussi sophistiquées soient-elles peuvent protéger un pays arabe quelconque ? Si l’on remonte un peu dans l’histoire récente, on constatera que les régimes baathiste de Saddam Hussein et jamahiryen de Mouammar Kadhafi ont dépensé des centaines de milliards de dollars dans l’achat de milliers de tonnes d’armements, mais cela ne les a pas protégés et ont fini par disparaître. Le premier a signé son arrêt de mort le jour ou son chef a eu la mauvaise idée d’affirmer dans un discours télévisé « aujourd’hui, l’Irak est capable de détruire Israël ». C’est ce jour là que les Etats-Unis et leur allié israélien ont décidé de se débarrasser du régime de Saddam, ce qu’ils ont fait par étapes. Quant à Moummar Kadhafi, il n’a cessé quarante ans durant de réduire le nombre de ses amis et d’allonger la liste de ses ennemis. Ceux-ci n’ont pas voulu rater l’occasion qu’ils attendaient depuis longtemps et ont volé au secours des rebelles libyens que Kadhafi tentait d’écraser par sa formidable machine de guerre. Ces deux exemples montrent clairement que l’entassement de quantités d’armements dans des dépôts ne constitue en aucun cas une assurance pour la pérennité d’un régime ou pour la stabilité d’un pays. Ces deux exemples montrent également que l’unique moyen d’avoir la paix, c’est de mener une politique étrangère qui a pour règle d’or : ne pas tirer le diable par la queue. En d’autres termes, il faut mener une politique étrangère intelligente qui consiste avant tout à éviter de multiplier les ennemis parmi les grandes puissances. A l’autre extrémité politique du monde arabe, il y a l’exemple de l’Arabie saoudite qui, depuis sa création, n’a pas eu de problèmes graves qui menacent sa stabilité. La pérennité du royaume wahhabite n’est pas due aux centaines de milliards de dollars dépensés par Al Saoud dans l’achat d’armement, mais à la politique étrangère menée par Ryadh et qui consiste avant tout à mettre l’accent sur l’intérêt de la famille régnante, et cet intérêt ne peut être protégé que dans le cadre d’une relation privilégiée avec la plus grande puissance du monde. La stabilité du royaume saoudien est le résultat d’un pacte entre Ryadh et Washington qui assure les besoins en sécurité du premier et les besoins en pétrole du second. Imaginons que l’Arabie saoudite avait mis sur pied une politique étrangère de « défense des causes et de l’unité arabes » et d’hostilité face aux « puissances impérialistes ennemies du monde arabe et islamique ». Les Al Saoud auraient très certainement disparu de la scène bien avant les régimes baathiste et jamahiryen. Ayant des alliances solides et une protection assurée par la plus grande puissance du monde, l’Arabie saoudite n’a pas besoin d’autant d’armement. Pourtant, ce royaume continue de dépenser des milliards de dollars dans le but de se procurer avions et hélicoptères de combat, des tanks des missiles de toutes sortes, et des milliers de tonnes d’armement léger. Pourquoi donc les autorités saoudiennes s’engagent-elles dans des achats aussi massifs ? Il y en a qui expliquent cela par la peur de l’Iran. Tout d’abord ce pays n’a jamais agressé ni occupé personne. Et aurait-il la moindre intention agressive vis-à-vis de Ryadh, un simple éternuement de la part de la grande puissance protectrice le ferait changer d’avis très vite. La peur du terrorisme alors ? Il est vrai que l’Arabie saoudite est menacée par ce fléau et a même été victime de sa violence. Mais on ne combat pas le terrorisme avec des avions de combat sophistiqués ou avec des missiles à un million de dollars-pièce, mais plutôt en asséchant ses sources de financement et d’endoctrinement dont l’une des plus importantes se trouve précisément en Arabie saoudite. Il y a quelques raisons qui expliquent mieux ces achats massifs d’armement de la part des pays arabes pétroliers. Il y a d’abord le puissant lobby militaro-industriel américain qui, régulièrement, fait des pressions sur l’Etat fédéral pour le pousser à faire lui-même pression sur ses protégés arabes pour les « convaincre » de se soulager un peu du trop plein des pétrodollars et de passer des commandes. Si le lobby se permet de faire un tel lobbying, c’est parce qu’il sait que la devise « les désirs du protecteur sont des ordres », que les Saoudiens ne peuvent pas ne pas appliquer, joue en sa faveur. Il y a ensuite l’intérêt personnel des décideurs. On sait que le marché d’armement donne droit à des commissions fort substantielles. Si un marché d’un milliard de dollars donne droit à une commission de 10% seulement, il y a là 100 millions de dollars à se partager entre les amis, la famille politique ou la famille tout court. Cela vaut effectivement la peine de faire des commandes quand on est aux commandes.

Science sans conscience, politique sans morale

Edward Snowden est l’homme par qui le scandale arrive. Pour ceux qui ne le connaissent pas encore, c’est un ancien analyste de la NSA (National Security Agency) qui s’est réfugié en Russie après avoir dévoilé des informations secrètes sur des opérations d’espionnage à grande échelle entreprises par l’Agence qui l’employait et dont les victimes sont 35 chefs d’Etat et de gouvernements de divers pays et des dizaines, peut-être des centaines de millions de citoyens européens. Ce scandale de grande ampleur a mis la Maison blanche dans une situation inextricable et extrêmement embarrassante vis-à-vis de ses alliés européens, et notamment vis-à-vis de l’Allemagne, de la France, de l’Espagne, de l’Italie, sans compter ses voisins de l’Amérique latine, le Brésil et le Mexique en particulier. L’intensité de cet embarras a visiblement déstabilisé le président américain qui ne sait plus sur quel pied danser. Quand il a eu Merkel au téléphone, il lui a dit qu’il n’était pas au courant qu’elle était espionnée par les services américains, avant de se rétracter devant la presse de son pays et d’affirmer qu’il ne peut dire ni oui ni non, car les informations sur les rapports que reçoit ou ne reçoit pas le président sont elles-mêmes…un secret. La presse allemande et la presse américaine ont toutes deux publié des informations soulignant le fait que le président Obama était bien au courant depuis 2010 que la chancelière allemande était « étroitement surveillée ». En fait, si Obama a finalement décidé d’opter pour le classique « No Comment », c’est parce qu’il s’est trouvé dans une situation très délicate et où s’il dit oui, il est courant, c’est grave, et s’il affirme ne pas être au courant, c’est plus grave encore, car il aura démontré qu’il ne lit pas les rapports qui lui sont soumis par les agences d’espionnage. Après les informations publiées parles journaux « Le Monde » et « El Mundo » sur la vaste opération d’espionnage dont ont été victimes des dizaines de millions de citoyens français et espagnols, les réponses américaines sont empreintes de cacophonie. On a d’une part la NSA qui nie avoir espionné les citoyens européens, prétendant que toutes les informations à sa disposition lui proviennent des services secrets français et espagnols. Et, d’autre part, la Maison blanche qui tente de sortir de la crise en pataugeant. En effet, face à la multiplication des « mauvaises nouvelles » sur cette opération d’espionnage massif sans précédent, la Maison blanche est totalement désorientée. Son responsable de la communication, Jay Carney, multiplie les affirmations incohérentes et même contradictoires, mais semble finalement trouver la parade. « Le président, dit-il, garde une entière confiance dans le travail de la NSA, et tout ce que fait cette Agence, elle fait très bien dans le cadre du post-11 septembre. » Le 11 septembre, voici l’aubaine qu’Obama n’a pas pensé exploiter dès le début. Mais mieux vaut tard que jamais. En parlant de téléphone mardi avec le président français, François Hollande, Obama a tenté de le rassurer et de le convaincre en lui disant que « le travail de la NSA ne consiste pas à espionner les citoyens européens, mais à les protéger du terrorisme islamiste ». Mais Obama n’a pas expliqué comment la mise sur écoute de 35 chefs d’Etat et de gouvernement, dont la chancelière allemande, Angela Merkel, la présidente du Brésil, Dilma Roussef, et le président du Mexique, Enrique Peña Nieto, va-t-elle aider l’Amérique à lutter contre Al Qaida. Il n’a pas précisé non plus comment l’enregistrement de 60 millions de communications téléphoniques entre citoyens espagnols en moins d’un mois, va aider à protéger le peuple espagnol contre le terrorisme islamiste. Le fond du problème reste toujours l’idée terrifiante que tout ce qui peut être fabriqué, on le fabrique, et tout ce qui peut être fait, on le fait. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », écrivait il y a quelques siècles, le grand écrivain français Rabelais. Qu’aurait-il écrit, s’il était témoin du modèle actuel de développement basé sur le principe sacro-saint qui veut que tout ce que la science et la technologie permettent de produire doit être produit. La science et la technologie ont permis à l’Homme de fabriquer des armes nucléaires, et il en a fabriqué avec une telle frénésie qu’il a déjà stocké de quoi détruire la Terre 30 ou 40 fois. Elles lui ont permis de développer de manière saisissante ses moyens de communication, et il en a fait un moyen d’espionnage massif, mettant en péril l’un des piliers de l’ordre social : le respect de la vie privée. L’avertissement lancé il y a plus de cinq siècles déjà par Rabelais n’a pas été entendu. Son non respect a été fortement aggravé par un autre fléau : la politique sans morale. De sorte que le monde entier se trouve aujourd’hui menacé par l’alliance explosive entre les scientifiques sans scrupules et les politiques sans morale.