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Thursday, July 19, 2012

Une occasion historique ratée

Depuis leur accession au pouvoir, les islamistes d’Ennahdha n’ont pas cessé de se tirer dans les pattes, dilapidant rapidement le capital de sympathie qu’ils ont réussi à avoir au lendemain des élections du 23 octobre et décevant tout aussi rapidement les espoirs que leurs discours circonstanciels ont fait naître. Il serait fastidieux d’aligner ici toutes les bourdes commises par les dirigeants d’Ennahdha. Mais il serait utile de rappeler quelques unes de leurs plus importantes erreurs, c'est-à-dire celles qui ont contribué fortement à une perte brutale de crédit auprès de l’opinion publique et qui auraient pu parfaitement être évitées. A peine quelques jours après sa prise de fonctions, le chef du gouvernement Hamadi Jebali, emporté sans doute par l’ivresse d’un pouvoir dont il ne rêvait même pas quelques mois plus tôt, a étonné le public par sa « sortie » sur le « 6eme califat » et par sa « détermination » à libérer Jérusalem à partir de la Tunisie, deux questions absolument hors sujet par rapport aux revendications de base qui étaient à l’origine de la chute de la dictature. Par les longues tractations et marchandages qui ont précédé la laborieuse nomination des membres du gouvernement, les islamistes d’Ennahdha et leurs alliés du CPR et d’Ettakattol ont choqué l’opinion en dévoilant la conception qu’ils se font du pouvoir : un butin à se partager plutôt qu’une responsabilité à exercer. Il y a trop à dire sur la composition de ce gouvernement pléthorique, mais contentons-nous ici d’un seul exemple. Alors que la blessure du népotisme infligée par la dictature au peuple tunisien est encore vive, les décideurs islamistes n’ont rien trouvé de mieux à placer à la tête de l’un des plus importants ministères, celui des Affaires étrangères, que le gendre du président d’Ennahdha. A supposer que M. Ben Abdessalem soit le plus compétent pour le poste, l’intérêt bien compris d’Ennahdha est de pas le nommer, par respect pour le peuple tunisien et par égard à la blessure encore purulente infligée aux Tunisiens par la corruption et l’arrogance sans bornes des gendres du président déchu. Alors que la tache principale de l’Assemblée constituante est de rédiger une Constitution, celle-là a jugé utile de nous doter avant tout d’un gouvernement dont la priorité des priorités s’est révélée être la domination totale des structures de l’Etat à travers le placement dans les postes de responsabilité de militants nahdhaouis ou de personnes prêtes à servir Ennahdha et son projet. Dans quel but ? Hamadi Jebali vient de nous l’apprendre quand il a affirmé dans son discours au 9eme congrès de son parti : « l’urgence des urgences est de gagner les élections avec une majorité confortable ». Ici, une chose importante doit être relevée. Un parti au pouvoir qui crie sur les toits ses convictions démocratiques et sa détermination à réussir la transition, aurait accéléré la rédaction de la Constitution et mis en place depuis des mois les conditions d’une élection libre et transparente, et en premier lieu la remise à jour des listes électorales et une instance indépendantes qui prendrait en charge tout cela. Mais les seuls préparatifs qu’Ennahdha est en train d’entreprendre jusqu’à présent en vue des prochaines élections consistent à marcher sur les traces du défunt RCD, c'est-à-dire à se transformer en parti-Etat dans la pire tradition des régimes dictatoriaux où l’élection n’est pas gagnée à travers une compétition régulière et honnête, mais par le biais de la mobilisation de tous les moyens de l’Etat au service du parti au pouvoir. Il suffit de voir l’agressivité et la hâte avec lesquelles ce gouvernement est en train de mettre la main sur les postes de responsabilité au niveau local, régional et national, il suffit aussi d’avoir en tête «l’urgence des urgences » dévoilée par Hamadi Jebali au récent congrès d’Ennahdha pour se rendre compte de la gravité des dérapages qui menacent le pays. Ce tableau peu reluisant des « réalisations » d’Ennahdha ne sera pas complet si on ne rappelle pas le double langage et la duplicité qui sont devenues la marque déposée du parti au pouvoir, et surtout la passivité, pour ne pas dire la complicité à l’égard de la violence salafiste qui a mis tout un pays sur ses nerfs avant de disparaître subitement. Nul ne sait si cette disparition subite est définitive ou juste un retrait tactique avant de revenir sur la scène avec plus de violence encore. Mais une chose est certaine : les salafistes sont des pions entre les mains d’une ou des parties occultes qui tirent les ficelles. Ils agissent sur commande quand on les appelle et ils se terrent quand la fin de la récréation est sifflée. Toute la question est de savoir qui tire les ficelles et dans quel but ? Peut-être un jour saura-t-on la vérité. D’aucuns se demandent pourquoi fait-on assumer toute cette responsabilité aux islamistes d’Ennahdha sans jamais citer leurs deux alliés au pouvoir, le CPR et Ettakattol. Pour que le mot coalition ait un sens, il faut que ces deux petits partis aient un minimum d’influence sur le cours des événements et un minimum de présence effective dans le processus de prise de décision. Il se trouve que ces deux partis, ou ce qui en reste au vu des divisions et des désertions qui les minent, sont désormais bien rompus non pas à l’exercice du pouvoir mais à l’absorption d’autant de couleuvres qu’exige leur grand allié islamiste dans l’unique but de préserver les deux strapontins qu’occupent leurs deux présidents au sein de la structure actuelle du pouvoir. Peut-être un jour un chercheur se penchera-t-il sur ce puzzle et nous décortiquera-t-il les mécanismes politiques qui se trouvent derrière la transformation du CPR et d’Ettakattol de partis d’opposition parfaitement respectables au temps de la dictature en partis-satellites d’Ennahdha en ces temps incertains. Ennahdha aurait pu s’éviter toutes ces erreurs sus-mentionnées et éviter au pays cette dangereuse accumulation d’incertitudes. Elle avait une occasion historique pour mettre le pays sur la bonne voie en œuvrant à la réussite de la transition démocratique souhaitée par l’écrasante majorité du peuple au lieu de se laisser égarer dans les sentiers marécageux du partage partisan du pouvoir, de ses avantages et de ses privilèges. Ennahdha aurait pu s’inspirer de la réussite du « parti-frère », l’AKP de Tayyip Erdogan qui a mis la Turquie sur la voie de la démocratie et de la prospérité. Mais nos islamistes n’ont ni les cadres compétents ni la cohésion qui expliquent largement la réussite des islamistes turcs. Ceux qui exercent aujourd’hui le pouvoir en Tunisie ont été loin, très loin de la réalité tunisienne pendant les longues années passées soit en prison soit en exil. Et la question qui se pose est la suivante : peut-on gérer une réalité qu’on ignore ? La réponse est non au vu des résultats désastreux de ces quelques mois d’exercice du pouvoir par les islamistes en Tunisie. D’autre part, Ennahdha est divisée et traversée par d’intenses tiraillements internes entre les courants qui prônent l’ouverture et ceux qui tirent de toutes leurs forces vers l’arrière. Au vu des résultats du 9eme congrès, les choses semblent demeurer en l’état en attendant « des jours meilleurs ». Le nombre insuffisant de cadres compétents avec de fortes convictions démocratiques et le peu d’homogénéité et de cohésion dans les rangs du parti expliquent au moins partiellement l’échec d’Ennahdha à exploiter dans son intérêt et dans celui du pays l’occasion historique qui lui a été présentée sur un plateau d’argent et dont les membres (direction et base confondues) n’avaient pas imaginé dans leurs rêves les plus fous.

Thursday, July 12, 2012

La liberté de la presse, un acquis irrémédiable

Kamel Labidi et ses amis de l’INRIC ont bataillé dur pendant plus de 18 mois pour mettre le secteur de l’information, sinistré par le régime de Ben Ben Ali, sur les rails. Ils ont été patients et persévérants, mais le gouvernement de Hamadi Jebali les a eus à l’usure. Kamel Labidi et son équipe ont fini par jeter l’éponge et ils ont raison de refuser de jouer le rôle de décor. Bien que journaliste lui-même, Hamadi jebali n’a pas perdu de temps pour se révéler au grand jour comme le politicien type qui ne croit et ne défend la liberté de la presse que quand il est dans l’opposition ou persécuté par un régime dictatorial. Il a démontré, et c’est loin d’être à son honneur, qu’une fois au pouvoir, la liberté de la presse est devenue pour lui une source sérieuse de trouble qui l’empêche de cacher au public les échecs, les insuffisances et les abus imputés à son gouvernement. Evidemment il n’est pas le seul. Toute son équipe gouvernementale, les cadres du parti dont il est issu et ceux des deux partis alliés nourrissent une inimitié surprenante à l’égard des journalistes qui font leur travail librement et de manière indépendante. Il est rare qu’un jour passe sans que l’un ou l’autre de ces nouveaux responsables ne s’en prenne avec virulence aux journalistes leur faisant assumer tous les malheurs du pays. Certaines attaques sont proprement surréalistes et dignes des « Guignols de l’info ». Le ministre des Affaires étrangères et son secrétaire d’Etat aux affaires arabes et maghrébines se mêlent les pinceaux et sombrent dans la confusion la plus totale, et c’est la faute aux journalistes ; la violence salafiste, c’est moins une triste réalité qui a mis tout un peuple sur ses nerfs qu’une lubie des médias ; la couverture des grèves et des sit-ins, est l’un des éléments d’un « complot » qui vise à noircir l’image du pays à l’étranger et à provoquer la chute du « meilleur gouvernement de l’histoire du pays ». Le problème de ces gouvernants provisoires qui ne défendent la liberté de la presse que quand ils sont dans l’opposition, est qu’ils n’ont pas eu « la chance » du régime novembriste qui les a précédés. En effet, quand Ben Ali a fait main basse sur le pouvoir le samedi 7 novembre 1987, il a trouvé un système d’information bien verrouillé par le régime autoritaire de Bourguiba de sorte qu’il n’ait eu aucun problème, se contentant de ne rien faire pour le déverrouiller. Mieux encore, ou pire, après deux ou trois ans de relative ouverture qui s’est révélée être de la poudre aux yeux, le régime novembriste s’est employé vingt ans durant à resserrer l’étau autour des médias de telle sorte que le jour où ce régime fût balayé, les journalistes étaient au bord de l’étouffement. Le 14 janvier 2011, l’étau s’est brisé et le verrouillage des médias a volé en éclats. Il semble que les gouvernants actuels n’ont pas compris une chose très importante : la différence fondamentale entre le 7 novembre 1987 et le 14 janvier 2011. Dans le premier cas, le changement politique est intervenu d’en haut. Ben Ali a vécu 23 ans durant avec l’idée qu’il a rendu service au peuple tunisien en le soulageant des graves incertitudes de fin de règne de Bourguiba. Il a intériorisé l’idée que son accession au pouvoir, il ne la doit à personne, estimant qu’il était de son droit d’exercer le pouvoir à sa guise et de soumettre à sa volonté le pays dans son ensemble. Dans le second cas, le changement est venu d’en bas. La révolution a fait sauter toutes sortes de verrous laborieusement mis en place pendant plus d’un demi-siècle par Bourguiba d’abord et Ben Ali ensuite. Le verrou le plus important que le changement politique du 14 janvier a fait sauter est celui de la presse. Irrémédiablement. Et c’est le sens de cet adverbe que les gouvernants actuels n’ont pas compris ou feignent de ne pas comprendre, espérant peut-être un miracle qui les aiderait dans le vain bricolage par lequel ils tentent désespérément de reproduire le système d’information minable et misérable mis en place par Ben Ali et qui a fait de la Tunisie la risée des nations démocratiques. Quand on dit que le verrouillage de la presse a sauté irrémédiablement en Tunisie, il ne s’agit là ni d’un jugement ni d’un souhait, mais d’une réalité palpable. L’écrasante majorité des journalistes tunisiens ne sont pas prêts à faire la moindre concession de nature à limiter ou à entraver leur liberté retrouvée après un demi-siècle de frustrations, d’exactions et d’humiliations. Surtout pas quand c’est l’un d’entre eux qui, miraculeusement, est devenu chef du gouvernement et dont l’ardent désir est de réussir à museler ses anciens collègues. Mais ce ne sont pas seulement les journalistes qui font preuve d’intransigeance vis-à-vis de toute atteinte à la liberté de la presse. De larges secteurs de la société tunisienne et tous les consommateurs d’informations qui ont désormais en horreur les mensonges, la démagogie, la langue de bois, la flagornerie, l’hypocrisie et autres tares qui, durant des décennies, ont fait que la presse tunisienne soit pointée du doigt dans le monde et classée au même niveau que la presse nord-coréenne ou cubaine. Cette donnée est très importante et les gouvernants provisoires seraient bien inspirés à intérioriser. Peut-être finiront-ils alors par se convaincre de la vanité de leurs efforts visant à ramener en arrière le secteur vital de l’information. Peut-être finiront-ils par se rendre compte du caractère parfaitement ridicule du long sit-in devant le siège de la télévision tunisienne, avec leur aval discret. Peut-être regretteront-ils d’avoir poussé l’INRIC à s’auto-dissoudre, ternissant encore un peu plus leur réputation en lambeaux. Kamel Labidi et son équipe ont jeté l’éponge après s’être convaincus qu’en matière de gestion de la liberté de la presse, rien ne différencie les gouvernants provisoires actuels de leurs prédécesseurs novembristes. Les collègues et amis de l’INRIC ont jeté l’éponge, mais ne vont pas baisser les bras. Ils continueront au sein de la vigoureuse société civile tunisienne à s’opposer à toute tentative d’apprivoiser les médias et à dénoncer tout harcèlement des journalistes.

Libye: les raisons de l'optimisme

Après 42 ans de dictature impitoyable et près d’un après la chute de Tripoli et la mort violente de Kadhafi, les Libyens ont voté librement pour la première de leur histoire fois samedi 7 juillet. Ces premières élections libres et démocratiques ont été entachées de quelques violences, surtout en Cyrénaïque, ce qui n’est particulièrement grave compte tenu de l’héritage dévastateur légué au pays par le régime surréaliste du bouillonnant colonel. La simple tenue des élections en Lybie est un succès pour tous les Libyens, indépendamment des résultats. Les contestations qui ont précédé et qui suivront inévitablement les élections sont dans la logique des choses, quand on a en tête le réveil brutal des rivalités régionales et tribales étouffées pendant plus de quatre décennies par la répression systématique menée contre les citoyens libyens par le régime de Kadhafi. On se rappelle les théories ubuesques que le « Guide » a rassemblées dans son « Livre vert » et à travers lesquelles il voulait convaincre les Libyens qu’ils avaient « le meilleur régime politique » du monde, « le plus démocratique », « le plus juste », « le plus égalitaire » ; que les citoyens libyens étaient les seuls au monde à détenir bien en main « le pouvoir, la richesse et l’armement » ; que tous les régimes du monde, qu’ils le veuillent ou non, finiront par devenir des « Jamahiriya » et autres idées plus absurdes les unes que les autres. La réalité, on la connaissait déjà du temps de Kadhafi, et on la connaît mieux encore après la chute de son régime : un pays exsangue en dépit des richesses fabuleuses qu’il renferme, un peuple réduit à la misère en dépit du nombre très peu élevé des citoyens par rapport à l’immensité du territoire. La situation économique et sociale de la Libye d’aujourd’hui montre de manière éclatante l’importance de la bonne gouvernance dans le destin des peuples et des nations. Le peuple libyen a eu l’extraordinaire malchance de voir la gestion de ses fabuleuses richesses confiée à un régime désastreux qui non seulement les a dilapidées, mais les a utilisées de manière si chaotique qu’il a fini par se façonner une réputation de paria. La chape de plomb qui a maintenu le peuple libyen silencieux pendant si longtemps étant détruite, les forces qui n’avaient pu s’exprimer pendant plus de quatre décennies se sont trouvé dans une situation où ils se sont crus en mesure d’exiger la réparation des dommages que leur faisait subir la dictature kadhafiste, mais aussi de tenter d’imposer une nouvelle redistribution des richesses et des pouvoirs entre les trois grandes provinces du pays : la Tripolitaine à l’ouest, la Cyrénaïque à l’est et le Fezzan au sud. Il faut dire que peuple libyen est homogène et les groupes sociaux qui le composent s’apparentent plus à de grandes familles qu’à des tribus au sens ethnique du terme. Par conséquent, les clivages qui le traversent aujourd’hui sont de nature très différente de ceux qui traversent certains peuples africains, comme le Rwanda ou la république démocratique du Congo, et qui peuvent évoluer en des conflits très violents et très sanglants. L’anarchie qui règne aujourd’hui en Libye n’a rien à voir avec des divisions ethniques, tribales ou religieuses. Elle est le legs ultime du régime défunt au peuple libyen. Kadhafi a légué à son peuple un vide politique vertigineux, une quantité effarante d’armement et une misère insoutenable. Le vide politique a été rempli tant bien que mal par le Conseil national de transition qui a vu ses efforts de gestion des conséquences de la révolution fortement perturbée par des milices lourdement armées, mais sans programme politique précis, sinon celui d’exiger leur part du gâteau. L’activisme débordant de ces milices s’explique par les années de misère et de frustration vécues sous Kadhafi par une bonne partie du peuple libyen, mais aussi et surtout par les milliards de dollars d’armements accumulés par Kadhafi et qui ne lui avaient servi à rien, sinon à retarder la stabilité des structures politiques qui tentent de se mettre en place depuis la chute de la « Jamahiriya » en août dernier. Les élections de samedi dernier vont-elles finalement donner les moyens au peuple libyen d’assurer une certaine stabilité, d’entamer la construction de structures politiques et de s’engager dans une activité économique sérieuse qui le sortiront enfin de la singularité dans laquelle le régime de Kadhafi l’a confiné pendant de longues décennies ? Il y a plus de raisons d’être optimiste que pessimiste. Tout d’abord, les divergences qui séparent les trois grandes provinces libyennes ne sont ni d’ordre idéologique, ni d’ordre ethnique. Les raisons du désaccord sont d’ordre plutôt matériel et qui disparaîtront avec l’instauration d’un système de redistribution des richesses qui prendra en compte les grandes frustrations du passé et l’intense besoin de justice qu’éprouve actuellement le peuple libyen. Ensuite, la question religieuse ne pose pas de problème particulier comme dans les cas de la Tunisie et de l’Egypte, dans la mesure où le peuple libyen et les forces politiques actives dans le pays sont d’accord à ce que la Charia soit « la source principale » de la législation. Enfin, le pays regorge de richesses naturelles qui, après avoir été dilapidées ignominieusement pendant si longtemps, doivent maintenant être exploitées dans le cadre d’une bonne gouvernance qu’on espère voir s’instaurer bientôt dans le sillage de ces premières élections libres et démocratiques. La Libye est pays riche et vaste qui a des frontières avec pas moins de cinq pays : la Tunisie, l’Algérie, l’Egypte, le Soudan et le Niger. Si elle arrive à s’engager dans une activité économique aux antipodes de celle qu’elle a connue sous le règne infernal de Kadhafi, c'est-à-dire une activité qui repose sur trois piliers : le dynamisme, la rationalité et la bonne gouvernance, ce ne seront pas seulement les six millions de Libyens qui récolteront les bénéfices, mais les dizaines de millions qui vivent dans le voisinage de la Libye en Afrique du nord et en Afrique subsaharienne. Evidemment, il ne s’agit pas ici de minimiser les problèmes sérieux auxquels demeure confrontée la Libye : velléités autonomistes en Cyrénaïque, situation chaotique dans le Fezzan, attachement pathétique des miliciens à leurs armes, mais la solution à tous ces problèmes tient à deux choses : la reprise de l’activité économique et l’instauration d’un mode de redistribution des richesses qui soit en rupture absolue avec celui du régime de Kadhafi. Les autorités qui seront issues des élections du 7 juillet dernier n’auront pas la tâche facile. Toutefois, elles seront dotés d’un atout important dont elles peuvent se prévaloir tant sur le plan intérieur qu’extérieur : la légitimité populaire et démocratique, indispensable pour entreprendre la plus délicate et la plus urgente des missions, celle qui prépare la voie à la reprise économique tant attendue, la dissolution des milices et leur désarmement et l’édification d’une armée et d’un appareil de sécurité unifiés.

Friday, July 06, 2012

Un mélange explosif d’incompétence et d’inconscience

Le grand problème de la révolution tunisienne est qu’elle a mis l’économie et la société dans un état désastreux et permis l’accès au pouvoir de gens qui manquent lamentablement de compétence et d’expérience. D’aucuns disent que c’est le choix du peuple tunisien du 23 octobre dernier, le jour où, pour la première fois de son histoire, ce peuple a voté librement et sans que son vote ne soit falsifié. Certes c’est le choix du peuple, mais deux petites choses méritent tout de même d’être éclaircies. Tout d’abord, ceux qui se disent majoritaires n’ont eu droit qu’à un million et demi de voix sur un corps électoral qui compte entre sept et huit millions de personnes. Ensuite, ceux qui ont voté ne l’ont pas fait pour doter le pays d’un gouvernement, mais d’une Assemblée constituante chargée de rédiger une Constitution qui remplacerait celle de 1959. Il est de plus en plus évident que le parti qui se dit majoritaire est aussi affamé de pouvoir que le PSD et le RCD qui avaient monopolisé la vie politique dans le pays pendant plus d’un demi-siècle. Leur extraordinaire impatience à exercer le pouvoir a fait que les gens d’Ennahdha détournent le vote du 23 octobre de son véritable sens et l’instance issue de ce scrutin de sa véritable mission, faisant main basse sur les structures de l’Etat tunisien et mettant l’Assemblée constituante sur une voie tortueuse qui l’entrave à accomplir une mission claire et précise qui consiste avant tout à doter le pays d’une Constitution. Dans ces conditions, il est donc logique que, plus de huit mois après le scrutin du 23 octobre 2011, pas un article de la Constitution n’a été rédigé. L’Assemblée constituante, de par la nature de sa composition, n’a rien pu faire pour empêcher qu’elle n’évolue en une arène renfermant une opposition divisée et impuissante et une majorité unie et omnipotente qui vote comme un seul homme pour tout projet de loi présenté par le chef du gouvernement, Hamadi Jebali. Et à ce niveau, on ne voit vraiment aucune différence entre celui-ci qui gouverne aujourd’hui et Ben Ali qui gouvernait hier. Le premier obtient aujourd’hui sans problème aucun de l’Assemblée constituante tout ce qu’obtenait hier Ben Ali de la Chambre des députés. Peut-être la différence est qu’aujourd’hui l’opposition, bien qu’impuissante à influer sur le cours des choses, ne laisse passer aucune faute et ne ménage nullement le gouvernement contrairement à l’ « opposition » d’hier qui servait de décor et de « caution démocratique » au dictateur. L’autre différence, qui dérange beaucoup plus les nouveaux gouvernants est la presse libre qui tranche nettement avec la presse muselée d’hier. Il faut dire que les nouveaux gouvernants ne sont pas restés les bras croisés. Ils ont tenté et tentent toujours de mettre la main sur le secteur de l’information, sans succès jusqu’à présent. L’Assemblée constituante est donc détournée de sa mission principale et est poussée malgré elle dans des tiraillements politiques et des querelles politiciennes qu’on observe normalement dans les parlements chargés du pouvoir législatif et non dans une instance élue pour rédiger une Constitution. On peut affirmer sans risque de se tromper que la majorité des Tunisiens aurait accepté de bon cœur tous les travers dans lesquels s’est fourvoyée l’Assemblée constituante, si elle avait doté le pays d’un gouvernement compétent qui sache tenir le gouvernail, manier la boussole et fixer les priorités, conditions sine qua non pour sortir le pays de la plus grave crise de son histoire moderne. Il se trouve que, malheureusement, les traits dominants qui caractérisent le gouvernement actuel sont l’incompétence totale dans la fixation des priorités et la prise des décisions, l’inconscience effarante des graves dangers qui menacent le pays, le refus obstiné de reconnaître la moindre erreur et une tendance pathétique à suivre les voies sans issue. Ces traits négatifs et dangereux sont aggravés par les querelles futiles qui opposent le président de la république et le chef du gouvernement. Ces querelles prennent une dimension absurde quand on compare la petitesse de leur objet et l’énormité des défis que le pays est tenu de relever sous peine de sombrer. Il serait fastidieux d’aligner ici toutes les décisions irréfléchies que ce gouvernement n’aurait pas dû prendre et les décisions urgentes que les Tunisiens attendent et que le nouveau pouvoir continue d’ignorer. Seulement, la dernière décision absurde mérite qu’on s’y attarde un peu. Le gouvernement Jebali nous a surpris par l’une de ses décisions les plus irréfléchies en annonçant sans rime ni raison l’ouverture des frontières du pays aux ressortissants maghrébins qui peuvent désormais entrer en Tunisie sur présentation d’une simple carte d’identité et où ils peuvent travailler, devenir propriétaire et même voter dans les élections locales et régionales. La construction du Maghreb, nous sommes tous pour évidemment. Mais la question qui se pose est la suivante : en quoi contribue-t-on à la construction du Maghreb en prenant de telles décisions irréfléchies, unilatérales et en ignorant superbement les règles les plus élémentaires de la concertation et de la légalité que requiert une telle décision si lourde de conséquences. Tout d’abord un gouvernement provisoire qui a pour mission essentielle de préparer la voie à l’installation d’un régime démocratique durable n’a nullement le droit de prendre une telle décision. De plus, la question est d’une telle gravité qu’elle mérite beaucoup plus qu’une simple signature d’un chef de gouvernement. Or, en dépit de sa gravité et de son importance, cette question n’a bénéficié d’aucun débat. Ni au gouvernement, ni à l’Assemblée constituante, ni dans la presse, ni au sein de la société civile, ni bien sûr entre les Etats maghrébins concernés. En plus de l’incompétence, une telle décision révèle un degré inquiétant d’inconscience du gouvernement quant aux conséquences sur la sécurité et la stabilité du pays. A un moment où Al Qaida au Maghreb islamique est plus active que jamais, où le sud algérien est toujours menacé par les attaques terroristes, où la moitié nord du Mali est sous le contrôle d’illuminés wahabites qui rasent au bulldozer les mausolées et les marabouts établis dans ce pays africain depuis des siècles, ce dont on a le plus besoin en Tunisie c’est un surcroît de contrôle et de surveillance des frontières et non leur ouverture toutes grandes aux terroristes, aux criminels et aux fugitifs recherchés par la justice de leur pays. Ce sont ceux-là justement qui seront intéressés en premier lieu par l’entrée en Tunisie sur présentation d’une simple carte d’identité beaucoup plus facile à falsifier qu’un passeport. Quant aux Maghrébins honnêtes qui visitent notre pays, ils n’ont sûrement aucun problème à présenter leur passeport à la police des frontières. La Tunisie est confrontée à d’immenses défis. Si les gouvernants provisoires sont incapables de les relever, au moins qu’ils s’abstiennent de les aggraver en s’amusant à prendre les pires décisions au pire moment.

Histoire de monstres à détruire

Osons une évidence : si les trillions de dollars dépensés jusqu’ici par les Etats-Unis dans la « guerre contre terrorisme » étaient investis dans les régions pauvres et utilisés dans l’amélioration des conditions de vie des gens, notre planète ne se serait certes pas transformée en paradis, mais tout au moins en un endroit où il ferait bon vivre. Le problème de base est que la politique étrangère américaine n’a jamais été intéressée par la recherche de régions à développer, mais de monstres à détruire. Pourtant, le secrétaire d’Etat, John Quincy Adams, avait mis en garde son pays il y a déjà près de deux siècles, le 4 juillet 1821 exactement, en ces termes : « l’Amérique ne s’venture pas à l’étranger en quête de monstres à détruire. Elle souhaite la liberté et l’indépendance de tous ; elle n’est le champion que de la sienne propre. Elle recommandera la cause générale par le caractère soutenu de sa voix et la douce sympathie de son exemple. Elle sait bien que si jamais elle se rangeait, ne serait-ce qu’une fois sous d’autres bannières que la sienne, fussent-elles celles de l’indépendance d’autres peuples, elle s’impliquerait sans pouvoir s’en extraire dans toutes les guerres d’intérêt et d’intrigue, d’avarice individuelle, d’envie et d’ambition, qui adopteraient les couleurs et usurperaient l’étendard de la liberté. Elle pourrait devenir le dictateur du monde. Elle ne serait plus maitresse de son propre esprit. » En relisant ce passage du discours prononcé par John Quincy Adams à l’occasion du 45e anniversaire de l’indépendance des Etats-Unis, on ne peut s’empêcher de penser que l’homme était habité par l’appréhension que son pays développe une politique étrangère désastreuse pour ses intérêts. Alors que la jeune république américaine n’avait que 45 ans et était fragile, pauvre et peu développée, le secrétaire d’Etat Quincy Adams portait en lui le pressentiment étrange que son pays risquait de s’aventurer à l’étranger « en quête de monstres à détruire ». Sa peur était réelle que son pays s’engageât un jour « sans pouvoir s’en extraire dans toutes les guerres d’intérêt et d’intrigue ». Force est de constater que les appréhensions et les peurs de Quincy Adams étaient fondées. Si l’on passe en revue les guerres menées par les Etats-Unis au cours de sa courte histoire, on sera forcé de reconnaître que les deux guerres les plus désastreuses sont celles du Vietnam et d’Irak. Ces deux guerres sont l’exemple type décrit par Quincy Adams avec concision et précision « guerres d’intrigues et d’intérêt » sous le prétexte de « monstres à détruire ». Elles sont l’exemple type contre lequel le brillant secrétaire d’Etat avait mis l’Amérique en garde de peur qu’elle ne s’y implique « sans pouvoir s’en extraire ». De fait, sa défaite humiliante au Vietnam n’a pas aidé l’Amérique à s’extraire aussitôt du bourbier qu’elle s’est créé. Le traumatisme qui a sonné le pays n’a pas encore entièrement disparu plus de 27 ans après la chute de Saigon. Quant à l’Irak, il est encore trop tôt pour évaluer l’ampleur du désastre provoqué par l’administration de George W. Bush et juger avec le recul nécessaire ses conséquences dévastatrices. L’histoire n’a pas encore dit son dernier mot dans le drame biblique irakien. Mais il y a une chose que ni Quincy Adams ni personne dans ce monde ne pouvait prévoir tellement elle dépasse les imaginations les plus fertiles. C’est ainsi que personne n’avait eu l’idée de mettre l’Amérique en garde contre la tentation de créer des monstres pour se trouver ensuite dans l’obligation de les détruire en s’engageant dans des guerres coûteuses en vies humaines et en argent. La nébuleuse terroriste d’Al Qaida est l’exemple type de monstre créé par les Etats-Unis dans les années 1980 avant de se retrouver vingt ans plus tard engagés dans une guerre sans merci contre leur propre créature. Il serait utile de rappeler ici brièvement les faits. Le 30 avril 1975, Saigon tombe et les Etats Unis quittent le Vietnam dans la confusion et l’humiliation. Le 28 décembre 1979, l’Union soviétique est attirée vers le « piège afghan » par les Etats Unis qui ont œuvré auparavant à offrir aux Soviétiques « leur propre Vietnam ». Comment ? En armant les Jihadistes contre le régime pro-soviétique de Babrak Karmal en Afghanistan, multipliant les provocations et provoquant la réaction suicidaire de l’Union soviétique de l’hiver 1979. Il ne s’agit pas ici de supputations ni d’élucubrations, mais d’informations données par l’un des principaux architectes du « piège afghan », Zbignew Brzezinski, l’ancien conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter, chef de la Maison Blanche du 20 janvier 1976 au 19 janvier 1980. Dans une interview accordée au « Nouvel Observateur » daté du 15-21 janvier 1998, Brzezinski avait étonné le monde par sa franchise en affirmant que « c’est le 3 juillet 1979 (six mois avant l’intervention soviétique en Afghanistan) que le président Carter a signé la première directive sur l’assistance clandestine aux opposants du régime prosoviétique de Kaboul. Et ce jour-là j’ai écrit une note au président dans laquelle je lui expliquais qu’à mon avis cette aide allait entraîner une intervention militaire des Soviétiques. (...) Nous n’avons pas poussé les Russes à intervenir, mais nous avons sciemment augmenté la probabilité qu’ils le fassent. » On se rappelle à l’époque que les Soviétiques avaient justifié leur intervention en affirmant qu’ils entendaient lutter contre une ingérence secrète des États-Unis. Rares étaient ceux en Occident qui les avaient crus à l’époque. A la question du « Nouvel Observateur » s’il ne regrettait pas un peu ce qu’il avait fait, Brzezinski semblait étonné de la question. Sa réponse était : « Regretter quoi ? Cette opération secrète était une excellente idée. Elle a eu pour effet d’attirer les Russes dans le piège afghan et vous voulez que je le regrette ? Le jour où les Soviétiques ont officiellement franchi la frontière, j’ai écrit au président Carter, en substance : « Nous avons maintenant l’occasion de donner à l’URSS sa guerre du Vietnam ». M. Brzezinski ne regrette pas non plus d’avoir favorisé l’intégrisme islamiste, d’avoir donné des armes et des conseils à de futurs terroristes ? Sa réponse est d’une franchise glaciale : « Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques excités islamistes ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la Guerre froide ? » Près d’un tiers de siècle après la signature de la directive de Carter sur l’assistance clandestine au « Jihad » en Afghanistan, les choses ont évolué de telle manière que le terrorisme est devenu la principale plaie du monde. Des attentats de New York le 11 septembre 2001 à ceux de Madrid, Londres, Rabat, Djerba, en passant par les événements sanglants de Slimane et Bir Ali Ben Khlifa, les milliers d’actions terroristes qui ont ensanglanté le monde pendant le dernier quart de siècle s’inscrivent toutes dans la stratégie désastreuse mise en place par l’administration Carter. Il y a certes la guerre d’Irak de 2003 qui a donné un souffle nouveau au terrorisme d’Al Qaida, mais la responsabilité première est assumée par Jimmy Carter et ses conseillers. L’ancien président « marchand de cacahouètes » semble trainer un complexe de culpabilité qu’il a visiblement du mal à s’en accommoder. Sa reconversion en « ambassadeur de la paix » et en « intermédiaire bienveillant » dans les grandes crises lui permet de sillonner le monde en dépit de son âge avancé. Le but étant d’apaiser les crises qui déchirent les divers continents, mais aussi sa conscience qui a de sérieuses raisons de se sentir perturbée quand elle fait le lien entre la directive du 3 juillet 1979 et l’explosion du terrorisme jihadiste. HBR