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Tuesday, October 30, 2012

Les Occidentaux désorientés par le drame syrien

L’une des ironies les plus cruelles qui ponctuent l’histoire tumultueuse du monde arabe est que l’idéologie « baathiste », censée unifier la « nation arabe », a échoué à maintenir la sécurité et l’unité des deux pays dirigés pendant longtemps par les deux branches rivales du parti Baath, l’Irak et la Syrie. Les erreurs monumentales successives commises par le chef suprême du parti Baath irakien, Saddam Hussein (guerre contre l’Iran 1980-1988 et invasion du Koweït en 1990 notamment) ont abouti non seulement à la destruction du parti au pouvoir et l’élimination physique ou politique de ses dirigeants, mais aussi à la destruction du pays. Jusqu’à ce jour, l’Irak paye le prix fort de la confrontation de deux anomalies politiques, le régime de Saddam Hussein à Bagdad et celui de George W. Bush à Washington. La branche syrienne du Baath s’est avérée plus apte à faire face aux dangers extérieurs et intérieurs grâce à son chef, Hafedh Al Assad, fin politicien et grand stratège, qualités qui manquaient lamentablement à son voisin et rival de l’autre côté de la frontière Est, Saddam Hussein. La société irakienne est divisée entre chiites et sunnites, certes, mais elle est homogène, comparée à la société syrienne multiconfessionnelle où l’on trouve les Alaouites, les Sunnites, les Ismaéliens, les Druzes, les Kurdes et les chrétiens. Toute cette mosaïque ethnique est dirigée par les Alaouites qui ne constituent pas plus de 12% de la population. Comment cette minorité tient-elle le pays depuis 1970, c'est-à-dire pendant plus de 42 ans maintenant ? Le régime mis en place au lendemain du coup d’état de 1970 est une dictature militaire dominée par la minorité alaouite qui a su s’attirer le soutien de toutes les autres minorités confessionnelles qui redoutaient une domination politique sunnite. Cette peur était exacerbée par un événement sanglant qui avait terrorisé les minorités syriennes : en 1980, un commando des Frères musulmans fit irruption dans une école militaire d’Alep. Séparant les élèves officiers sunnites des autres, les assaillants massacrèrent de sang froid 80 cadets alaouites. Certains analystes ont établi un lien direct entre ce massacre et la fatwa d’Ibn Taymiyya, l’ancêtre du wahabisme salafiste qui, au XIVe siècle, avait appelé à la persécution des Alaouites qu’il considérait comme des apostats. Deux ans après, la revanche du régime fut terrifiante. En effet, en 1980, le régime de Hafedh Al Assad rasa la ville de Hama, tuant sous les décombres des milliers de militants islamistes. Ce qui se passe aujourd’hui en Syrie est, dans un sens, le prolongement des événements sanglants de 1980 et 1982 avec, en plus, l’entrée en scène de puissances régionales et internationales : l’Arabie saoudite et son appendice le Qatar, avec l’appui de la Turquie et des Etats-Unis d’une part, et d’autre part, l’Iran et son appendice le Hezbollah libanais, avec l’appui de la Russie et de la Chine. Un an et dix mois après le début des violences en Syrie, la situation semble bloquée. Le régime de Bachar Al Assad ne donne aucun signe d’un proche effondrement. Il domine les centres névralgiques du pays et n’est pas aussi impopulaire que la presse occidentale semble le dépeindre. Visiblement, il bénéficie non seulement de l’appui des minorités confessionnelles que terrorise la perspective d’un pouvoir sunnite dominé par les Frères musulmans et les jihadistes sunnites, mais également d’une large frange de citoyens sunnites inquiets de l’anarchie et du chaos qu’engendrerait forcément l’effondrement du régime baathiste. Ces fortes inquiétudes ressenties par de larges secteurs de la société syrienne expliquent à la fois la résistance pendant près de deux ans du régime de Bachar Al Assad, et l’incapacité de l’opposition armée à réaliser ses objectifs, en dépit des centaines de millions de dollars qui lui viennent de l’Arabie Saoudite et du Qatar et de la profondeur stratégique dont elle bénéficie dans le territoire turc. Mais l’impasse dans laquelle se trouve le conflit en Syrie ne semble pas aider à la réduction de l’intensité des combats, bien au contraire. Aucune partie au conflit n’est prête à faire des concessions et le dialogue entre le gouvernement et l’opposition armée est inimaginable. La trêve pour l’Aid laborieusement mise en place par l’envoyé de l’ONU et de la Ligue arabe, l’Algérien Lakhdar Ibrahimi, n’a pas tenu une seule journée. Face aux développements dangereux de la guerre civile en Syrie, les pays occidentaux qui étaient au début de fervents défenseurs de l’opposition et exigeaient le départ de Bachar Al Assad et de son régime, sont maintenant dans un grand embarras et ne savent plus à quel saint se vouer. De Washington à Paris en passant par Londres, on ne sent plus la même détermination à en finir avec le régime baathiste en Syrie, ni le même enthousiasme à soutenir l’opposition qu’il y a un an par exemple. Plus le temps passe, plus le conflit sombre dans l’impasse et plus les Occidentaux se posent de questions. Tout d’abord, et même s’ils ne le reconnaissent pas ouvertement, les responsables politiques, qu’ils se trouvent à la Maison blanche, à 10 Downing Street ou à l’Elysée, ne peuvent ignorer une donnée de plus en plus évidente que le régime de Bachar Al Assad, contrairement à celui de Moubarak, de Kadhafi ou Ben Ali, n’est pas dépourvu de toute base populaire. Force est de reconnaître que si Bachar est toujours président, ce n’est pas seulement parce qu’il est soutenu par l’armée, mais aussi et surtout parce qu’il est soutenu par de larges secteurs de la population syrienne. Autrement il aurait connu le même sort que ses pairs tunisien, égyptien et libyen dès les premières semaines ou tout au plus dès les premiers mois de l’insurrection. Ensuite, le conflit n’est plus limité aux frontières syriennes. La violence a déjà débordé en Turquie, au Liban et en Jordanie, menaçant de se transformer en conflit régional dont personne ne peut prévoir l’ampleur ni les conséquences. Et cette perspective a vraiment de quoi inquiéter Washington, Londres et Paris. Enfin, et plus inquiétant encore, les guerriers de l’opposition syrienne ne sont pas seulement des déserteurs de l’armée et des citoyens engagés dans la lutte pour en finir avec la dictature et établir une démocratie à l’occidentale. Le problème est que cette opposition est de plus en plus infiltrée par des jihadistes d’Al Qaida ayant un agenda et un programme politique n’ayant rien à voir avec les objectifs qu’avaient en tête les premiers manifestants de mars 2011. Pour ces jihadistes, l’objectif immédiat est d’éliminer la dictature laïque de Bachar Al Assad, et l’objectif ultime est d’instaurer une dictature théocratique. La tactique des voitures piégées qui, il y a quelques temps, a fait son apparition en Syrie est une marque déposée d’Al Qaida et un signe de sa présence de plus en plus dominante au sein de l’opposition syrienne. Que faire en Syrie ? Une question extrêmement épineuse pour les stratèges occidentaux qui jusqu’à présent n’ont aucune idée de la réponse appropriée à donner ni de la stratégie à mettre en place pour faire face à l’imbroglio syrien, en passe de devenir un drame cornélien.

Tuesday, October 23, 2012

L'impossible mission de Rached Ghannouchi

Les événements tragiques de Tatouine qui ont vu l’ « assassinat » de Lotfi Nakdh, représentant de Nidaa Tounes dans la région, constitue un tournant dans la profonde crise politique que vit le pays depuis un an, c'est-à-dire depuis les élections du 23 octobre 2011. Au lieu de constituer un déblocage pour l’économie du pays et créer les conditions d’une saine émulation entre les forces politiques en présence en vue de mettre en place les structures démocratiques durables tant attendues, les élections du 23 octobre dernier ont abouti à une ambiance malsaine qui a obscurci les horizons, aggravé substantiellement les dangers et désorienté les citoyens. Il va sans dire que ce ne sont pas les premières élections libres dans l’histoire du pays qui sont en cause, mais l’amateurisme et la duplicité du principal gagnant du scrutin, Ennahdha, et les intentions cachées de son président Rached Ghannouchi. De l’avis même de deux personnages qui ont contribué avec lui à la création du parti islamiste en 1979, Abdelfattah Mourou et le cheikh salafiste, Khamis Al Majri, Rached Ghannouchi assume une lourde responsabilité dans l’emprisonnement de centaines de militants islamistes qu’il avait poussés, par ses « choix aventureux », à une confrontation très inégale avec un régime disposant d’un appareil sécuritaire fort et d’une armée dépolitisée aux ordres de l’autorité civile. Mais ils ne sont pas les seuls à faire assumer de lourdes responsabilités au chef d’Ennahdha. Pour Mohamed Kamel El Houki, ancien dirigeant du parti islamiste, « Ghanouchi souffre d’un attachement pathologique au pouvoir. Tout comme il a poussé le mouvement islamiste vers la catastrophe il y a un quart de siècle, faisant avorter le projet islamiste par sa décision de confrontation avec le régime, il est en train de pousser aujourd’hui tout le pays vers la catastrophe en s’accaparant le monopole de la décision. » Le président d’Ennahdha n’a ni reconnu sa responsabilité dans la « destruction » de l’avenir de centaines (d’aucuns disent des milliers) de jeunes tunisiens, ni tiré la leçon de son « erreur stratégique ». Pire encore, si l’on en juge par la fameuse vidéo qui a choqué une large partie de la population tunisienne, Rached Ghannouchi est engagé dans une autre aventure qui pourrait, si les Tunisiens n’y prennent garde, engendrer une catastrophe d’ampleur pour le pays. Une simple question posée à la jeunesse salafiste et une affirmation extrêmement grave ont suffi à dévoiler les intentions cachées de celui que beaucoup considèrent comme le « véritable gouvernant du pays ». « Pourquoi êtes-vous pressés », sous entendu, de vouloir appliquer la charia et d’instaurer un Etat islamique ici et maintenant ? « La sécurité et l’armée ne sont pas sûres ». Cette affirmation tient lieu d’argumentation tendant à convaincre la « jeunesse salafiste » de la nécessité de devoir patienter et attendre le moment propice pour imposer au peuple tunisien l’Etat islamique et la Charia. Mais cette affirmation tient lieu d’avertissement aussi : dans le cas où les salafistes refusent cet appel à la patience, les services de sécurité et l’armée défendront les structures étatiques actuelles « dominées par les laïcs». Avant la diffusion de la fameuse vidéo, beaucoup de monde en Tunisie et à l’étranger continuaient contre toute évidence à nourrir l’illusion que le dirigeant islamiste a changé, et que, une fois les difficultés surmontées, il pourrait contribuer à l’instauration d’une démocratie à la turque où les islamistes qui gouvernent le pays non seulement reconnaissent mais défendent le caractère civil et laïc de l’Etat dont les fondations étaient bâties par Mustapha Kamal Ataturk. Nos islamistes sont décidément encore très loin de la lucidité, de la maturité et de l’intelligence des islamistes turcs si l’on en juge par l’évaluation faite par le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan qui a affirmé très récemment à la télévision turque : « Le parti de la justice et du développement est un parti islamique, républicain et laïc qui n’a rien à voir avec les partis islamistes maghrébins fondés sur l’idéologie réactionnaire et décadente des frères musulmans », administrant ainsi une claque magistrale à Rached Ghannouchi et à son parti. La rencontre de Ghannouchi avec les salafistes enregistrée par l’image et le son, avec ou sans son accord peu importe, a infligé un tort incommensurable à son parti et même aux deux partis subalternes qui ont choisi de s’allier avec les islamistes. Mohamed Abbou, le dirigeant du CPR l’a dit clairement : « cette vidéo nous a causé du tort ». Le plus terrible dans toute cette histoire est la manière arrogante de Ghannouchi et sa persistance à prendre les Tunisiens pour des imbéciles. Dans ses nombreuses déclarations et interviews post-vidéo, le chef d’Ennahdha veut faire croire à une opinion publique sous le choc que ce qu’il avait dit était dénaturé par des « montages » et que tout ce qu’il a dit était pour le bien du pays puisqu’il tentait de convaincre ses « enfants » salafistes de respecter les lois du pays… Tout d’abord, il n’y a ni dénaturation ni montage puisque si tel était le cas, la première chose qu’Ennahdha aurait faite c’était de rendre publique l’intégralité de la vidéo. Ensuite, tout est clair comme l’eau de roche dans cette vidéo. Quand il dit aux salafistes pourquoi vous êtes pressés d’appliquer la charia, cela veut dire, même pour un enfant, que nous allons l’appliquer, mais il faut du temps. Le temps que la police et l’armée soient « sûres », c'est-à-dire s’affranchissent de « la domination » des laïcs. C’est ici que l’on décèle la cause fondamentale de la grave crise politique dans laquelle est engouffré le pays. Si Ennahdha était convaincue de la nécessité de mettre le pays sur la voie de la démocratie, elle aurait été sur la même longueur d’ondes que les autres forces politiques, il n’y aurait eu aucune raison de perdre un temps si précieux et la Tunisie n’aurait pas subi tous ces blocages économiques et sociaux destructeurs. Le nœud du problème se trouve donc dans l’intention cachée du parti islamiste et de son chef pour qui la démocratie n’est pas un but en soi, mais un moyen qui les aiderait à instaurer l’Etat théocratique, forcément dictatorial, dont ils rêvent. Il n’est pas sûr qu’Ennahdha soit un parti monolithique qui parle d’une seule voix, celle de son maître. Dans ce parti, il y a sans aucun doute des responsables qui ont franchi le pas et qui se sont adaptés à l’air du temps et à un environnement international qui abhorre toute forme de dictature. Mais visiblement leur chef continue de tenir le parti d’une main de fer et d’imposer ses vues et ses choix à l’ensemble des cadres, y compris ceux qui jouent un rôle de premier plan dans la gestion des affaires de l’Etat. La preuve est le calvaire que semble vivre le Premier ministre Hamadi Jebali suite aux interférences grossières de Ghannouchi dans le processus de décision, ce qui l’a amené à menacer de démissionner, si l’on en croit un journal émirati. La question est de savoir jusqu’à quand le chef d’Ennahdha continuera à exercer sa dictature sur ses les cadres d’Ennahdha qui ne partagent pas ses vues ? La solution, comme beaucoup de Tunisiens le pensent, est peut-être dans la scission de ce parti que certains observateurs croient comme très probable. Une telle scission, si elle intervenait, serait salutaire pour le pays puisque, inévitablement, elle renforcerait le camp des démocrates et affaiblirait celui de la dictature théocratique que Rached Ghannouchi appelle de ses vœux. En attendant, c’est la stratégie du chef islamiste, visant à mettre la main sur tous les rouages de l’Etat, qui semble prévaloir pour le moment. L’assassinat de Lotfi Nakdh par des bandes de hors-la-loi qui se prennent pour des « protecteurs de la révolution » fermement soutenus par Ghannouchi, s’inscrit dans le droit fil de cette stratégie dont l’urgence actuelle est de terroriser les militant de Nidaa Tounes, le cauchemar électoral d’Ennahdha, et dissuader ceux qui comptent rejoindre ses rangs de le faire. Il est certain qu’on est en présence d’une stratégie perdante. La raison est simple : Ghannouchi et les quelques milliers de salafistes qui gravitent autour de lui sont engagés dans une mission impossible : changer le mode de vie d’un peuple qui a trois mille ans d’histoire derrière lui.

Friday, October 05, 2012

Un projet de loi de mauvaise foi

Il y a des projets de loi qui, avant même leur présentation aux élus du peuple pour être discutés, suscitent une grande controverse, et même la colère parmi de larges secteurs de l’opinion publique. C’est le cas du projet de loi relatif à l’interdiction aux anciens responsables du RCD de se présenter aux élections ou à assumer des responsabilités politiques. Ce projet est parrainé par les représentants du CPR. Peu importe que ceux-ci soient les vrais initiateurs du projet ou qu’ils soient des prête-noms au service des vrais décideurs qui ont élu domicile du côté de Montplaisir. L’essentiel est qu’il suscite déjà une intense controverse au sein de la classe politique et dans l’opinion publique. Pourquoi ce projet de loi est si décrié ? Il faut dire qu’il concentre en lui une forte dose de mauvaise foi et d’immoralité même. Cette mauvaise plaisanterie se résume en peu de mots : le parti au pouvoir qui, en tentant de mettre la main sur les rouages de l’Etat, de la justice et de la presse, est en train de singer dans ses moindres détails la stratégie du RCD. Il veut tout simplement éliminer de la course l’adversaire le plus menaçant pour lui, sous prétexte qu’il compte des adhérents qui ont adhéré auparavant au RCD. En d’autres termes, ces gens détestent le RCD, mais adoptent ses procédés, ses manières et sa terrifiante stratégie de domination des institutions étatiques Ennahdha, qui défend bec et ongles ce projet, a donné son feu vert et sa bénédiction à ses représentants au gouvernement d’engager à leur service les compétences de l’ancien parti-Etat qui acceptent de faire allégeance au nouveau parti-Etat. C’est ainsi qu’on trouve ces compétences autour du chef du gouvernement à la Kasbah, dans les cabinets des différents ministères, à la tête de la Banque Centrale et à la tête des médias publics où Ennahdha n’a vraiment trouvé aucun problème à ce que le gouvernement actuel désigne des gens qui, il y a quelques années, traitaient les militants islamistes de « terroristes »… Mais supposons que le gouvernement Jebali est composé d’hommes de principes qui allient l’acte à la parole et refusent catégoriquement toute présence dans leurs rangs d’anciens RCD et tout contact avec eux. Même dans ce cas de figure, la présentation d’un tel projet n’aurait pas eu plus de sens et moins de mauvaise foi. Tout le monde sait qu’Ennahdha et son chef qui tire les ficelles n’ont qu’une obsession : expulser Beji Caid Essebsi de la scène politique dans l’espoir de réduire l’attrait de ‘Nidaa Tounes’, à défaut de pouvoir le détruire. Dans leur peur panique de voir ce parti tout neuf rafler la mise aux prochaines élections, ils s’accrochent à ce projet de loi comme à une bouée de sauvetage. Les arguments contre ce projet de loi sont nombreux. Nul besoin d’être un observateur attentif et un analyste talentueux pour se rendre compte que l’unique personne visée par ce projet de loi est Beji Caid Essebsi. Celui-ci, malheureusement pour Ennahdha et ses alliés, avait arrêté tout type de lien avec le RCD et le régime de Ben Ali en 1990, c'est-à-dire très tôt, bien avant que les malversations et la corruption ne soient érigées en système. Car il faut beaucoup de mauvaise foi pour dire que Ben Ali avait amené dans ses bagages son système pourri et qu’il l’avait mis en fonctionnement à partir du 8 novembre 1987. Honnêtement, tant au niveau de la remise en marche de la machine économique que de la relative ouverture politique, l’écrasante majorité des Tunisiens étaient satisfaits du gouvernement de Ben Ali pendant les premières années de son règne, sauf les islamistes bien sûr qui lui reprochaient son « extrémisme laïque » et sa politique éducative d’ « assèchement des sources » et à qui il reproche de vouloir prendre sa place par la force. Ben Ali n’a commencé à montrer son vrai visage et n’a entrepris d’installer son système de corruption, parallèlement au développement progressif de la dictature, qu’en 1994, c'est-à-dire quatre ans après que Beji Caid Essebsi ait claqué la porte. On a beau chercher, les archives le concernant sont vides : pas de tressage de lauriers, pas de caresses dans le sens du poil, pas de flagorneries bassement ridicules du genre « J’ai confiance en Dieu d’abord et en Ben Ali ensuite ». Il convient de rappeler ici aux promoteurs de ce projet de loi qui veulent exclure les gens qui ont travaillé avec Ben Ali depuis le 7 novembre 1987 que les trois présidents des trois partis qui forment la « troïka » aujourd’hui, Rached Ghannouchi, Mustapha Ben Jaafar et Moncef Marzouki avaient tous béni la candidature de Ben Ali à l’élection présidentielle de 1989 et supplié les Tunisiens de voter pour le futur dictateur. Continuons à rafraichir la mémoire aux promoteurs de ce projet anti-Caid Essebsi. Le vieux routier de la politique tunisienne a répondu à l’appel du devoir en acceptant de tenir les rênes du pays dans l’une des phases les plus difficiles de son histoire. Il a joué un rôle décisif dans la réussite des premières élections libres et, le moment venu, il a donné les clefs des palais de la Kasbah et de Carthage aux vainqueurs. Ceux-ci, on se rappelle, n’ont pas tari d’éloges vis-à-vis du principal artisan de la première transmission pacifique et démocratique du pouvoir dans l’histoire du pays. Il n’y a qu’à se remémorer la cérémonie de « remise des clefs » pour voir comment Beji Caid Essebsi était l’objet des remerciements, des félicitations, des louanges et des regards admiratifs de la part de ceux qui aujourd’hui souhaitent vivement sa mort politique en recourant aux procédés les plus douteux pour la voir se réaliser. Ennahdha a peur de perdre le pouvoir au profit de ‘Nidaa Tounes’, Voilà le nœud du problème. Cette peur fait perdre à ses dirigeants la lucidité et le sens de la mesure, qualités qui devraient normalement caractériser les politiciens en général, et ceux qui exercent le pouvoir en particulier. Le président du parti islamiste a perdu l’une et l’autre de ces qualités, si l’on en juge par sa « sortie » jeudi 4 octobre sur « Chems FM » où il a dit le plus sérieusement du monde que « Nidaa Tounes est plus dangereux que les salafistes » ! Aux yeux des Tunisiens et du monde, cette bévue ne fait qu’entamer encore plus la crédibilité en lambeaux du chef du parti au pouvoir, dont la duplicité et le double langage sont les instruments de travail. Un jour les salafistes sont « nos enfants avec qui il nous faut être patients », le lendemain « ils sont dangereux non seulement pour Ennahdha, mais pour tout le pays », et le surlendemain sur « Chems FM », il a trouvé plus dangereux qu’eux, ‘Nidaa Tounes’. En fait, le plus dangereux pour le pays, c’est que ceux qui assument actuellement la responsabilité de sa gestion perdent leur lucidité et leur sens de la mesure. Nul ne nie que des membres de l’ancien parti-Etat ont fait du mal à ce pays et à son peuple. Mais le principe le plus élémentaire de la justice est que la responsabilité de toute action illégale est personnelle et relève des tribunaux. Or, il est de notoriété publique que des personnes impliquées jusqu’au cou dans la corruption et les malversations sont libres comme le vent pour des raisons qu’on ignore, et d’autres honnêtes et intègres, mais qui dérangent politiquement les islamistes au pouvoir, sont visées par ce projet de loi à forte motivation politique et dont les conséquences pourraient être désastreuses pour le pays. Enfin, les promoteurs de ce projet de loi ne devraient pas oublier d’inclure un article supplémentaire précisant que « cette loi est rétroactive », autrement ‘Nidaa Tounes’ risque d’échapper aux mailles du filet. Au point où on en est, on n’est pas à une atteinte près aux principes élémentaires de la justice universelle.