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Saturday, August 27, 2011

Rois des rois ou rat des rats

"A force de forger on devient forgeron", dit-on. L'adage ne s'applique pas à tous les métiers. Ce qui est vrai pour le forgeron ne l'est pas pour le politicien, du moins pour certains politiciens, et notamment les piètres dictateurs qui sèment la désolation dans le monde arabe, dont trois on rejoint la poubelle de l'Histoire et d'autres s'apprêtent à le faire.
Prenons l'exemple du dictateur libyen. Il a régné pendant 42 ans. Une période exagérément longue au cours de laquelle il n'a pas démontré une seule fois qu'il comprend ce que c'est que la politique ou ce que le mot politicien veut dire. En revanche, il a donné amplement la preuve que détenir le pouvoir pendant 42 ans ne fait pas forcément de son détenteur un politicien clairvoyant et généreux, comme tout politicien devrait normalement être.
Dans ce sens, Kadhafi a été durant tout son règne l'anti-politicien par excellence. Au lieu de servir son peuple, il l'a asservi ; au lieu de l'éclairer, il l'a forcé à ressasser les inepties du "Livre vert" ; au lieu de le mettre sur la voie du développement économique et social, il l'a maintenu dans un état de sous développement indigne ; au lieu de faire de son pays un paradis, compte tenu de l'abondance de matières premières, il en a fait un enfer, compte tenu de la pénurie de matière grise qui a toujours caractérisé ce dictateur un peu trop particulier.
Les derniers messages sonores de Kadhafi haranguant "les millions" et les exhortant à sortir de chez eux pour aller écraser "les rats" sont tragiques, mais pas du tout surprenants. Ces messages sont doublement significatifs: d'abord ils nous éclairent sur l'énormité du désarroi vécu par le dictateur ubuesque pendant les derniers jours de son règne ; ensuite ils nous édifient sur l'incapacité congénitale des dictateurs en général, et de Kadhafi en particulier, d'accepter l'idée qu'ils sont vomis par leurs peuples et qu'ils doivent partir.
Cette incapacité de regarder la réalité en face prend chez le dictateur clownesque libyen des proportions hallucinantes: les millions qui exprimaient leur joie et leur soulagement, qui piétinaient la bannière verte, qui déchiraient les photographies du "Guide", qui brisaient ses statues, ces millions donc étaient appelés au même moment à "écraser les rats, tuer les traîtres et résister aux croisés…"
Finalement, et tout le monde l'aura relevé, les vrais rats, ce sont Kadhafi et le dernier carré de sa famille et de ses partisans qui, après toutes les fanfaronnades, après tous les crimes commis contre le brave peuple de Libye, ont vite fait d'aller se terrer dans des trous quelque part dans le vaste désert libyen. Triste fin pour ce sinistre dictateur qui pendant 42 ans n'a rien fait d'autre que violer les droits fondamentaux du peuple libyen et voler ses richesses fabuleuses qu'il a outrageusement dilapidées en finançant des guérillas lointaines et des mouvements politiques douteux, en compensant à coups de milliards de dollars les victimes de ses actions terroristes ou encore en achetant le titre pompeux de " roi des rois d'Afrique"…
Le dictateur ubuesque est parti sans retour et le peuple libyen est soulagé. Après avoir perdu 42 ans, ce peuple est aujourd'hui appelé à tout reprendre à zéro, car Kadhafi n'a laissé derrière lui aucune institution politique, administrative, économique ou sociale susceptible de prendre le relais et de prendre en charge le pays. Sorti brusquement il y a 42 ans du désert, Kadhafi est revenu au désert et a laissé derrière lui un désert. Le peuple libyen doit se retrousser les manches pour tout construire à partir de zéro. Mais il ne doit pas se sentir seul. Il a beaucoup d'amis, dont le plus proche, pas seulement sur le plan géographique, est le peuple tunisien.
Le dictateur ubuesque est parti sans retour et le peuple tunisien est content. Nous avons une multitude de raisons de nous sentir soulagés par le départ définitif de Kadhafi (Kadhafou disaient les Africains) car, pendant son règne interminable, il nous a empoisonné l'existence par ses complots contre la stabilité de notre pays, ses extravagances, ses sautes d'humeur, ses chantages, sans oublier la condescendance avec laquelle il traitait les travailleurs tunisiens qui n'oublient pas que 30.000 d'entre eux furent expulsés en 1985 sur un simple coup de tête du dictateur.
Mais le grand soulagement des Tunisiens est qu'ils vont finalement avoir la possibilité d'établir des relations normales avec la Libye, chose que nous n'avons jamais pu faire depuis un certain 1er septembre 1969. La normalisation de nos relations avec le voisin du sud est d'autant plus facile à réaliser maintenant que le gouvernement transitoire de M. Béji Caid Essebsi a géré les répercussions de la crise libyenne sur la Tunisie avec doigté et intelligence.


Monday, August 15, 2011

Krach moral

Depuis l'effondrement de la dictature zabaïste, chaque jour qui passe nous fait découvrir une nouvelle dimension du désastre. Chaque procès qui s'ouvre promet des révélations inédites sur l'étendue de la cupidité, de la voracité et de la déchéance morale de la "Famille". Chaque inventaire effectué accroît notre vertige face à l'ampleur de la gangrène qui a affecté l'économie tunisienne, résultant du comportement ahurissant de bandes de malfaiteurs déguisés en hommes d'affaires.
Il faut dire que l'arrogance, l'insatiabilité, les désirs inassouvissables, les caprices inapaisables, la recherche effrénée du lucre, la poursuite infatigable du gain ne sont pas des caractéristiques propres à la "Famille". Ils sont des éléments constitutifs d'une "déferlante", d'une terrifiante déchéance morale à grande échelle qui mine les milieux d'affaires, la haute finance et les politiciens qui les soutiennent et qui sont parfaitement perceptibles un peu partout dans le monde.
En Tunisie et en Egypte, les révolutions sont les réponses appropriées à la déchéance morale et à l'arrogance de classes politiques corrompues qui, en relation étroite avec des prédateurs économiques, ont mis les deux pays en coupe réglée. C'est un peu contre les mêmes fléaux que se battent aujourd'hui les Libyens, les Yéménites et les Syriens et que se battront inéluctablement demain d'autres peuples.
Il ne s'agit pas ici de phraséologie révolutionnaire creuse, mais d'un constat né de l'observation d'une triste réalité qui est loin d'être le monopole d'un seul pays ou d'une seule région et n'épargne point les pays riches.
La logique, le bon sens et la rationalité suggèrent l'idée que le haut degré de confort matériel et l'accumulation sans précédent de richesses dans les pays de l'hémisphère nord les immunisent contre la fièvre de la contestation politique et le fléau des désordres sociaux. C'est compter sans la cupidité pathologique des milieux d'affaires et de la haute finance et la complicité coupable dont font preuve des politiciens dogmatiques influents à Washington et dans plusieurs capitales européennes.
Toutes proportions gardées, les mouvements qui ont mis fin à la dictature de Ben Ali le 14 janvier et le feu à Londres et Birmingham la semaine dernière ont un point commun: la révolte contre l'injustice, l'inégalité, la cupidité et la complicité des politiciens avec les puissances de l'argent.
Toutes proportions gardées, les mouvements qui ont mis fin à la dictature de Moubarak le 25 janvier et poussé des dizaines de milliers d'Israéliens à camper dans les rues de Tel Aviv ont un point commun: la révolte contre l'injustice, l'inégalité, la cupidité et la complicité des politiciens avec les puissances de l'argent.
Mais, le cas le plus aberrant et le plus dangereux se trouve outre-Atlantique. Bien qu'ils semblent, jusqu'à présent, immunisés contre les mouvements sociaux d'envergure et la contestation politique d'ampleur, les Etats-Unis se sont mis dans une situation financière explosive qui menace non seulement les Américains, mais l'ensemble de la planète.
Avec une dette colossale qui se compte en trillions de dollars, le pays le plus riche du monde ne fonctionne et ne marche que grâce à l'emprunt. Comment expliquer cette situation paradoxale où le pays le plus riche du monde se trouve paralysé s'il ne trouve pas où, ou s'il n'est pas autorisé à emprunter de l'argent? Deux mots simples sont derrière ce paradoxe: cupidité et dogmatisme. Cupidité des riches aussi avides à gagner de l'argent que réticents à payer l'impôt. Dogmatisme des politiciens aussi déterminés à refuser la moindre hausse d'impôts pour les riches qu'à imposer des coupes dans les programmes sociaux, pourtant très modestes, dont bénéficient les pauvres…
Le sobriquet de "talibans de la finance" par lequel des commentateurs occidentaux désignent les requins qui sévissent à Wall Street ou encore à la City de Londres, ne fait pas seulement sourire. Il donne à réfléchir et à se poser des questions du genre pourquoi les hommes sont-ils si insatiables? Pourquoi les riches sont-ils "programmés" de telle sorte que plus ils s'enrichissent, plus leur cupidité grandit? Comment se fait-il qu'aucun montant, aussi faramineux soit-il, ne semble suffisant pour venir à bout ou même modérer juste un peu la fièvre accumulatrice des nantis?
Dans un monde où tout se sait, s'entend et se voit à la vitesse de la lumière, la générosité, l'altruisme et la disposition au partage deviennent des impératifs de survie de la planète Terre. Il est remarquable que ces qualités morales se trouvent surtout du côté des pauvres. Quant aux riches qui continuent d'avaler de manière gargantuesque le beurre et l'argent du beurre, ils ne sont même pas conscients du krach moral qui les affecte et qui menace de mener le monde à sa perte.

Saturday, August 06, 2011

La carrière de dictateur fortement dévalorisée

Les turbulences politiques qui secouent le monde arabe depuis l'hiver dernier ont définitivement dévalorisé la carrière de dictateur. Peu de politiciens arabes aujourd'hui nourrissent l'idée d'embrasser un jour une carrière où ils auront à confondre leurs désirs avec le droit, leurs plaisirs personnels avec le bien commun ou encore leur propre fortune avec le trésor public.
Des batailles sanglantes se déroulent encore en Libye, Syrie et Yémen pour maintenir cette confusion le plus longtemps possible, mais les dés sont jetés, les jeux sont faits. Le rêve des dictateurs s'est transformé en cauchemar.
Le mercredi 3 août 2011 est et restera une journée noire pour les dictateurs. L'ouverture du "procès du siècle" au Caire a permis aux téléspectateurs du monde entier de suivre en direct un moment historique où, pour la première fois dans le monde arabe, un dictateur est traîné devant la justice pour rendre compte des malversations commises durant plus d'un tiers de siècle de règne.
La scène est pathétique. Le vieux dictateur grabataire est traîné sur un lit et placé dans une cage grillagée dans la salle d'audience. Les cameramen avaient beaucoup de mal à prendre des gros plans du dictateur. Mais on n'avait pas besoin de gros plans pour voir dans quel état d'humiliation avancée se trouvait l'ancien maître d'Egypte. Rares sont les dictateurs qui ont trouvé une fin aussi terrible. Même le "Danube de la pensée", le dictateur roumain Ceausescu, renversé en 1989, n'avait pas subi une humiliation aussi dévastatrice.
Le problème avec tous les dictateurs est qu'ils croient dur comme fer qu'ils n'ont jamais fait le moindre mal à leurs peuples, qu'ils les ont servis avec zèle, qu'ils n'ont jamais détourné un sou du trésor public, qu'ils ont dépensé des tonnes d'énergie à faire le bonheur de leurs administrés, que tous ceux qu'ils ont emprisonnés, torturés ou tués durant leur carrière de dictateurs étaient des ennemis du bien public et que leur renversement, loin d'être une quelconque forme de justice, est une preuve irréfutable de l'ingratitude des peuples…
La réponse tranchante de Hosni Moubarak aux accusations lues en sa présence par le ministère public traduit cet état d'esprit particulier propre aux dictateurs qui nient en bloc tous les crimes réels commis contre leurs peuples, et défendent bec et ongles des bienfaits qui n'existent que dans leur imagination. S'il nie toutes les accusations détaillées par le ministère public, cela veut dire que Moubarak se considère comme innocent et victime d'une grave injustice puisque, dans son esprit, il n'a fait que servir l'Egypte et les Egyptiens pendant les trente ans de son règne.
A ce stade, on quitte la sphère politique pour entrer dans celle de la psychanalyse. Le refus obstiné des dictateurs de reconnaître une quelconque culpabilité nous fait penser que, à force d'avoir sévi, ils ont fini par développer une sorte de filtre au niveau de la mémoire d'où les forfaits et les crimes réels sont systématiquement expulsés et à la place desquels sont stockés des bienfaits parfaitement imaginaires. Il y a quelque chose qui ressemble à un mécanisme de défense au niveau de l'inconscient qui, tout en manipulant les faits, assure aux dictateurs une bonne conscience.
Ce mécanisme remplit sa fonction tant que le dictateur est au pouvoir. Etant le seul juge de ce qui est vrai et de ce qui faux, de ce qui est juste et ce qui est injuste, de ce qui doit être fait et ce qui ne doit pas l'être, le dictateur est en mesure d'imposer à son peuple ses propres vues ainsi que le contenu manipulé de sa mémoire. En d'autres termes, il est en mesure d'opérer une permutation entre une réalité triste, mais concrète, et une réalité rose, mais imaginaire. Car, en dernière analyse, la fonction essentielle de la dictature ne consiste-t-elle pas à faire croire aux gens, par la force ou la démagogie, que leurs conditions d'existence sont idéales?
Mais ce mécanisme de défense psychique s'effondre avec l'effondrement de la dictature. Du fond de sa cage d'accusé, le dictateur égyptien peut nier toutes les accusations qui pleuvent sur lui ; du fin fond de son exil en Arabie Saoudite, notre dictateur à nous peut nier tous les crimes politiques et financiers dont il est accusé. Leur mécanisme de défense ne fonctionne plus, parce qu'il n'est plus protégé par le pouvoir qu'ils ont perdu. Etant, jusqu'à présent, les deux seuls dictateurs arabes à avoir perdu le pouvoir et à être jugés, l'un par contumace et l'autre en état d'arrestation, Moubarak et Ben Ali sont désormais tenus de répondre aux crimes qu'ils ont commis et qu'ils ont réussi à faire passer pendant de longues années pour des bienfaits.
Les procès de Ben Ali et Moubarak font trembler tous les autres dictateurs pour une raison simple: le grand atout de la dictature, c'est-à-dire l'impunité, a volé en éclats. Du coup, la dictature devient une filière politique fortement dévalorisée. Elle risque de se trouver dans les années qui viennent à court de candidats pour la carrière de dictateur.