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Thursday, April 24, 2008

Kissinger et les "trois révolutions"

Il semble que l’ancien secrétaire d’Etat, Henry Kissinger, a encore des choses à dire et il n’hésite pas à les dire. Sa firme de consultation, « Kissinger & Associates », ne chôme pas, et quiconque s’avise à rencontrer le patron Kissinger pour un entretien d’une heure par exemple, il se voit remettre une facture de quelques milliers de dollars.
Mais il arrive que la chance nous sourit et que la « Kissinger & Associates » nous gratifie de l’un de ses produits intellectuels que l’on consomme gratuitement ou juste pour le prix d’un journal. C’est le cas d’un article publié récemment par le New York Times et signé par Henry Kissinger lui-même. L’ancien secrétaire d’Etat de Richard Nixon se propose de lancer le débat sur « la politique de sécurité nationale » américaine en titrant son article « The debate we need to have » (Le débat que nous devons avoir).
La question qu’il pose au départ est, néanmoins, intéressante. Elle a trait au défi lancé au monde en général et à l’Amérique en particulier et relatif à l’émergence d’un nouvel ordre international qui est en train d’être enfanté par « les trois révolutions simultanées qui se déroulent actuellement sur la planète et qui sont a) la transformation du système étatique traditionnel en Europe ; b) le défi que pose le radicalisme islamique aux notions historiques de souveraineté ; et c) le déplacement du centre de gravité des affaires internationales de l’Atlantique vers le Pacifique et l’océan indien ».
L’analyse kissingerienne des première et troisième « révolutions » n’apporte rien de nouveau. Tout le monde sait que les Etats européens, fatigués des guerres dévastatrices qui les ont saignés à blanc, ont décidé de renoncer à une partie de leur souveraineté au profit d’une Union qui s’est révélée extrêmement bienfaisante sur les plans économique (une prospérité durable pour les citoyens) et politique (une paix qui dure depuis plus de soixante ans). Cet état de choses, regrette Kissinger, a fait que « la capacité de la plupart des Etats européens à demander des sacrifices à leurs citoyens a grandement diminué ». Et il avance l’exemple de l’Afghanistan comme preuve de cette incapacité des Etats européens à imposer des sacrifices à leurs citoyens et à les forcer à aller combattre les talibans. Evidemment la question de savoir pourquoi les citoyens européens devraient-ils aller sacrifier leur vie pour un problème créé par les Américains n’effleure même pas l’esprit de M. Kissinger.
La troisième révolution inquiète aussi Kissinger dans la mesure où il ne voit pas de gaîté de cœur le déplacement du centre de gravité des affaires du monde de l’Atlantique vers le Pacifique et l’Océan indien. Mais au moins a-t-il la consolation qu’une telle révolution est en train de se dérouler pacifiquement. Il a raison de souligner qu’une telle transformation majeure dans les structures du pouvoir mondial menait dans le passé nécessairement à la guerre, comme ce fut le cas avec la montée en puissance de l’Allemagne à la fin du XIX eme siècle. Il a peut-être raison aussi de souligner que le XXI eme siècle sera défini dans une large mesure par « les relations qu’entretiendront entre eux les grands pouvoirs asiatiques, la Chine, l’Inde, le Japon et probablement l’Indonésie » d’une part, et, d’autre part, par « les attitudes que l’Amérique et la Chine adopteront l’une vis-à-vis de l’autre ».
Mais là où l’analyse de M. Kissinger déraille est quand il aborde ce qu’il appelle « le défi que pose le radicalisme islamique aux notions historiques de souveraineté ». Pour lui, « aujourd’hui c’est l’islam radical qui menace la structure étatique à travers une interprétation fondamentaliste du Coran comme base d’une organisation politique universelle. L’islam radical rejette toute notion de souveraineté nationale basée sur le modèle de l’Etat laïque et prétend représenter toutes les populations se réclamant de la foi musulmane. »
Henry Kissinger gonfle démesurément la menace que représente l’islam radical pour les Etats souverains. Il élude délibérément l’idée centrale que, en dehors du fait qu’il a été essentiellement nourri par les politiques malavisées des Etats-Unis et de son allié « stratégique », Israël, l’islam radical a fait ses plus grands ravages en Afghanistan et en Irak. Or tout le monde sait qu’en Afghanistan c’est Washington qui a financé généreusement et armé imprudemment l’islam radical depuis 1980, et qu’en Irak, personne n’a entendu parler d’islam radical avant la destruction de l’Etat laïque irakien au printemps 2003 par l’armée américaine qui a ouvert la voie à une anarchie propice au développement de tous les extrémismes.
Aujourd’hui, Kissinger, après avoir contribué lui-même au développement de cet islamisme radical par son soutien absolu à la politique d’occupation israélienne du temps où il était secrétaire d’Etat, s’alarme, s’inquiète et donne des recettes pour la victoire. Il conseille implicitement les autorités américaines de ne pas se retirer d’Irak : « Ce combat est endémique. Nous ne pouvons pas l’esquiver. Nous pouvons nous retirer d’Irak, mais seulement pour nous retrouver en train de résister (au radicalisme islamiste) à partir d’autres positions probablement plus désavantageuses ».
Donc pour Kissinger, le retrait d’Irak est dangereux, mais il ne pose pas la question essentielle : que font les cent cinquante mille soldats américains en Irak depuis cinq ans à part tuer et se faire tuer ? Vieux routier de la politique américaine et internationale, l’ancien secrétaire d’Etat ne semble pas avoir appris grand-chose de sa longue carrière. Au crépuscule de sa vie, il se trouve dans la position de ce médecin spécialiste qui fait chèrement payer ses consultations à ses clients à qui il donne de faux diagnostics et des médicaments inappropriés. Le vrai diagnostic que Kissinger n’a pas fait est que l’Amérique s’est fait piéger elle-même en Irak pour l’amour du pétrole et pour les beaux yeux d’Israël. Et les vrais remèdes contre le radicalisme islamiste que Kissinger n’a pas proposés sont le traitement de la soif maladive de pétrole dont souffrent les Etats-Unis depuis des décennies et la révision de leur désastreuse alliance stratégique avec Israël qui, non seulement continue d’alimenter le radicalisme islamiste, mais met en danger leurs propres intérêts et bloque toute perspective de paix au Moyen-Orient.

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