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Sunday, August 11, 2013

Une bataille décisive

Après le séisme consécutif à la chute de la dictature, tout le monde fait de la politique en Tunisie, mais rares sont ceux qui savent ce que l’expression « faire de la politique » veut dire, y compris parmi le « politiciens » chevronnés et les chefs de partis politiques. Tout homme qui fait de la politique se trouve forcément face à deux intérêts contradictoires, l’intérêt public et l’intérêt privé, l’intérêt de son parti et celui du pays, et tout l’art consiste à réduire le degré de contradiction entre ces deux intérêts et à introduire un certain degré d’harmonie de manière non pas à les faire coïncider (ils ne coïncident jamais), mais de manière à les faire coexister pacifiquement grâce à des concessions de part et d’autre. Mais il y a une espèce de politiciens qui, dès qu’ils tiennent en main les rênes du pouvoir, ils s’empressent, contre toute évidence, de faire coïncider l’intérêt privé et l’intérêt public et, du coup, l’intérêt de leur parti se confond avec celui du pays et vice-versa. C’est ce cheminement politique et mental qui se trouve derrière l’établissement des systèmes dictatoriaux et totalitaires. Le sociologue allemand Max Weber a jeté une lumière crue sur l’action politique en mettant en place les outils qui nous permettent d’appréhender l’action politique dans sa globalité, grâce à sa fameuse théorie de l’éthique de la conviction et de l’éthique de la responsabilité. Les politiciens imbus de l’éthique de la conviction sont obsédés par leurs idées qu’ils croient d’une justesse et d’une vérité absolues, considérant quiconque qui ne les partage pas non pas comme un être différent, mais comme un ennemi à reconvertir si possible, à abattre s’il s’avère irrécupérable. Cette espèce de politiciens se soucie comme d’une guigne des conséquences de leur action, et la perspective de catastrophes ne les émeut guère face à la force de leur conviction. Ils foncent souvent tout droit vers le mur, mais ne le voit guère, aveuglés qu’ils sont par leurs convictions. En revanche, les politiciens imbus de l’éthique de la responsabilité calculent dans chaque pas et dans chaque circonstance les conséquences positives et négatives de leurs affirmations et de leurs décisions et les ajustent en fonction de cela. Ils ont tendance à adapter leurs discours et leurs actions aux conditions objectives du temps et de l’espace de manière à éviter autant que faire se peut les écueils, les échecs, les impasses et les blocages. Ils ne considèrent pas ceux qui ne partagent pas leurs idées comme un ennemi à abattre, mais comme des concurrents avec qui ils peuvent très bien s’engager dans une compétition à l’issue de laquelle les perdants congratulent les gagnants tout en se préparant pour la prochaine compétition. C’est ce cheminement politique et mental qui se trouve derrière l’établissement des systèmes démocratiques. L’histoire pullule d’exemples de catastrophes engendrées par les politiciens imbus de l’éthique de la conviction. L’exemple le plus terrifiant est celui de l’Allemagne des années 1930-40 quand les nazis étaient arrivés au pouvoir, eux aussi, à travers des élections démocratiques et transparentes. Adolph Hitler et ses partisans étaient l’incarnation des politiciens imbus de l’éthique de la conviction. Ils étaient convaincus d’être les représentants de la « race supérieure » et que, par voie de conséquence, il était de leur droit de s’octroyer un « espace vital », digne d’eux aux dépens des « races inférieures ». Poussés par l’éthique de la conviction à aller jusqu’au bout de leurs idées, les nazis ont provoqué une catastrophe mondiale excessivement coûteuse : 60 millions de morts et des destructions d’une ampleur qui dépasse l’imagination. En Tunisie, depuis la chute de la dictature, ou plus précisément depuis les élections du 23 octobre 2011, la politique se résume en une bataille entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité. Ces élections ont donné une petite majorité toute relative à un courant politico-religieux fortement conditionné par l’éthique de la conviction. Le déroulement de la campagne électorale a fait croire à certains que les représentants de ce courant se sont reconvertis aux principes démocratiques. Une fois au pouvoir, Ennahdha a largement démontré aux Tunisiens et au monde entier qu’il n’en est rien, et que tous leurs efforts au gouvernement et à l’Assemblée constituante ne visaient qu’à instaurer un système totalitaire qui tend à exclure de la vie politique tous ceux qui ne partagent pas l’idéologie politico-religieuse de courant. Il n’y a qu’à voir la controverse qui divise les députés de la Constituante autour des principes fondamentaux à inclure dans le texte constitutionnel. Si le pays est aujourd’hui économiquement au bord du gouffre et socialement déchiré par une polarisation périlleuse, c’est parce que le parti religieux au pouvoir ne s’intéresse ni à l’économie ni au sort des gouvernés, mais concentre tous ses efforts et toute son attention sur la domination des rouages de l’Etat. Et si le pays est aujourd’hui déchiré par une polarisation annonciatrice de tous les dangers, c’est parce que le parti au pouvoir, imbu jusqu’à la moelle par l’éthique de la conviction, considère quiconque ne partageant pas l’idéologie de la Nahdha comme un dangereux ennemi non seulement du parti islamiste et de ses partisans, mais aussi et surtout un ennemi de l’islam et de Dieu, et donc un laïque, c'est-à-dire un impie. Toute force politique mue par l’éthique de la responsabilité aurait démissionné depuis longtemps, si elle avait collectionné seulement le dixième des échecs collectionnés par Ennahdha. Elle se serait retirée sur la pointe des pieds couverte de honte, si elle avait causé au pays et à son peuple le dixième des problèmes causés en Tunisie par Ennahdha entre le 23 octobre 2011 et aujourd’hui. Mais Ennahdha ne l’entend pas de cette oreille. Aveuglé par le fanatisme, dévoyé par la conviction que les partisans de Ghannouchi sont sur la bonne voie et que tous ceux qui ne partagent pas leurs vues font fausse route, le parti islamiste rappelle aujourd’hui l’anecdote du fou roulant à contre sens sur l’autoroute et écoutant cette mis en garde à la radio : « Attention, attention, il y a un fou qui roule à contre sens sur l’autoroute ! » Et le fou de s’exclamer : « Imbécile, il n’y a pas un seul fou qui roule à contre sens, mais 30.000 ! » La bataille décisive qui se déroule actuellement entre l’éthique de la responsabilité et l’éthique de la conviction finira incontestablement par la victoire de la première, c'est-à-dire par la victoire de la démocratie. L’éthique de la conviction peut faire du mal au pays et au peuple, mais son échec inévitable est dans la logique des choses. Remercions Dieu tout de même que Ghannouch n’ait pas les moyens militaires de Hitler.

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