Le rêve irréalisable des Kurdes
Les craintes du chef du Pentagone Robert Gates de voir éclater une autre guerre civile en Irak, entre Arabes et Kurdes cette fois, sont sans doute fondées. Sa visite impromptue en Irak au début de cette semaine et son escale à Erbil, la capitale du Kurdistan irakien, où il a rencontré le chef kurde fraîchement réélu, Masoud Barzani, prouve que les Etats-Unis redoutent une nouvelle guerre civile alors qu’ils se préparent à retirer leurs troupes d’Irak après les avoir retirés des centres urbains irakiens.
En effet M. Gates n’a pas fait le voyage à Erbil pour féliciter les dirigeants kurdes de leur brillante victoire électorale, mais pour « pousser à la réconciliation » entre Arabes et Kurdes. En d’autres termes, il est vital pour le Pentagone, pour des raisons évidentes, que ceux-ci n’en viennent pas aux mains et résolvent leurs différends par la voie du dialogue et la négociation.
Les différends entre le gouvernement régional du Kurdistan et le gouvernement central irakien sont profonds et complexes. Ils nécessitent beaucoup de bonne volonté et de sagesse de part et d’autre, et surtout de la part des Kurdes, pour que la voie de la négociation prévale.
Il faut rappeler ici que les Kurdes ont mis à profit la guerre de 1991 et celle de 2003 contre Saddam Hussein pour engranger des bénéfices substantiels. Ces deux guerres étaient deux divines surprises pour la classe politique kurde dans la mesure où elles leur a permis de réaliser ce qu’ils n’avaient pu faire à travers la longue et éprouvante guérilla déclenchée par Mustapha Barzani, le père de Masoud, contre le gouvernement central de Bagdad dans les années soixante du siècle dernier.
Pendant les guerres de 1991 et de 2003, la classe politique kurde, mobilisée au sein des deux partis politiques, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Masoud Barzani, et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani, a fait le choix de s’allier avec les forces américaines contre le pouvoir de leur pays. Les Peshmergas (milices armées kurdes) ont joué un rôle dans le renversement du régime de Saddam Hussein en prêtant main forte à l’armée américaine.
Si leur alliance avec les Américains pendant la guerre de 1991 leur permis de s’autogouverner dans les trois gouvernorats du nord (Erbil, Dohuk et Suleimanyeh), leur alliance avec eux pendant la guerre de 2003 leur a permis d’étendre leur sphère d’influence vers le gouvernorat de Kirkuk et une partie des gouvernorats de Naïnawa et de Diyala. La superficie de la zone autonome kurde est donc passée de 40.000 Km² en 1991 à 75.000 km² actuellement.
Avec la complaisance américaine, cet élargissement s’est fait aux dépens de milliers de citoyens arabes et turkmènes expulsés de Kirkuk sous prétexte que c’est Saddam qui les avait fait venir dans le cadre de sa « campagne d’arabisation » de cette « ville kurde ». L’élargissement s’est fait aussi aux dépens du pouvoir central irakien qui a vu son autorité réduite à néant à Kirkuk et partagée avec le gouvernement régional kurde à Naïnawa et à Diyala.
En temps normal, les Kurdes n’auraient jamais été capables de « récupérer » Kirkuk et ses richesses pétrolières. Ils ont pu le faire en exploitant les difficultés du gouvernement central irakien alors en pleine guerre contre les groupes armés. La question qui se pose est la suivante : une fois la guerre civile terminée et les forces armées irakiennes débarrassées du poids de l’insurrection, le gouvernement central de Bagdad se pliera-t-il au fait accompli kurde et abandonnera-t-il Kirkuk et ses fabuleuses réserves de pétrole ?
La réponse est non pour une raison très simple. Aucun gouvernement au monde ne laissera un groupe ethnique minoritaire ne dépassant guère le quart de la population totale faire main basse sur la moitié des richesses pétrolière du pays. Certes les Kurdes sont les alliés des Américains qui, un jour ou l’autre partiront. Ils se retrouveront alors avec des alliés loin de 10.000 kilomètres, mais avec leurs voisins de toujours, c’est à dire Bagdad, Damas, Ankara et Téhéran. Quelles que soient les différences qui séparent ces quatre capitales, elles sont d’accord sur un point capital : pas de pétrole entre les mains des Kurdes et encore moins un Etat indépendant. Car la Turquie, l’Iran et la Syrie ont aussi leurs propres minorités kurdes qui rêvent d’indépendance. Et un Etat kurde indépendant veut dire l’amputation des quatre pays en question d’une portion plus ou moins importante de leurs territoires, et ceci ni Bagdad ni Ankara ni Téhéran ni Damas ne sont prêts à accepter.
Un Etat kurde indépendant relevant du rêve irréalisable, les autorités kurdes irakiennes ne peuvent pas espérer plus que l’autonomie dont ils jouissent aujourd’hui. Tant que les Américains sont là et tant que le gouvernement central irakien est absorbé par la lutte anti-insurrectionnelle, les Kurdes peuvent étendre leur autorité au-delà des trois provinces d’Erbil, de Dohuk et de Souleimaniyeh, et même vendre le pétrole de Kirkuk directement aux compagnies étrangères. Mais après 2011, le retrait américain, la mise au pas de l’insurrection et le renforcement des capacités militaires du gouvernement central engendreront inéluctablement un changement brutal dans le rapport de forces en défaveur des Kurdes. Ils n’auront alors guère le choix que de négocier et de faire des compromis. Tout recours à la violence pour garder les territoires et les richesses acquises à la faveur de l’invasion américaine en 2003 provoquera une guerre avec le gouvernement central de Bagdad que les Kurdes n’ont aucune chance de gagner.