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Friday, December 14, 2012

Tunisie-Egypte: contextes différents, crises similaires

On n’est jamais mieux servi que par soi-même. Cet adage célèbre s’applique parfaitement au président égyptien, Mohamed Morsi, qui s’est auto-accordé des compétences et des prérogatives qui font de lui le « nouveau pharaon », tellement elles sont étendues. En effet, grâce au « décret constitutionnel » du 22 novembre dernier, le chef de l’Etat et des Frères musulmans égyptiens peut tout faire et n’a de comptes à rendre à personne, puisqu’il a destitué les autorités judiciaires susceptibles de lui faire front, et démis de leurs fonctions les hauts responsables civils et militaires dont la loyauté n’est pas assurée. A cette incongruité politique s’ajoute une autre : un projet de constitution mis au point par les islamistes, comportant plus de limitations des libertés que de garanties selon de nombreux observateurs égyptiens et étrangers, sera soumis à un référendum le 15 décembre prochain. Il n’en fallait pas plus pour provoquer une crise aiguë que l’Egypte a rarement connue dans son histoire, et un niveau de violence inconnu « depuis le coup d’état de Nasser de 1952 », selon ’The International Herald Tribune’. Cette violence a éclaté brutalement le jeudi 6 décembre quand des milliers de manifestants pro et anti Morsi se sont confrontés dans des batailles rangés où toutes sortes d’armes blanches, et même des armes à feu, ont été utilisées. Le bilan était lourd : sept morts et 450 blessés. La violence entre le camp islamiste dominé par les Frères musulmans et le camp des forces laïques, unies sous la bannière du « Front de salut national », dirigé par Mohamed Al Baradei, risque de se transformer en guerre civile. Cette perspective est d’autant plus inquiétante que les Frères musulmans semblent déterminés à mettre la main sur tous les rouages de l’Etat pour réaliser le programme dont ils rêvent depuis des décennies, l’établissement d’un Etat théocratique, forcément dictatorial, tel que décrit par leur maitre à penser, Hassan Al Banna. L’inquiétude des franges laïques et modernistes de la société égyptienne est compréhensible. Elles ont contribué de manière déterminante à la chute de la dictature de Moubarak le 25 janvier 2011, et se trouvent aujourd’hui sous la menace de se voir gouvernées par une nouvelle dictature, pire que la précédente. Pire que la précédente parce que ni Hosni Moubarak, ni Anouar Sadate, ni Jamal Abdennasser n’ont un jour prétendu être les détenteurs de la vérité absolue et que quiconque s’oppose à leur politique est un ennemi de Dieu. Pire que la précédente parce que les Frères musulmans, même s’ils avaient accédé au pouvoir à travers les élections, ne croient nullement en la légitimité populaire. Pour eux, l’unique source de légitimité est Dieu, qu’ils s’autoproclament comme ses représentants sur terre, et que quiconque s’oppose à leur pouvoir est contre Dieu, et donc un impie et un mécréant. C’est ce qui fait dire à beaucoup d’Egyptiens aujourd’hui que « les Frères musulmans ont utilisé les urnes une fois, mais qu’ils sont en train de les briser maintenant, puisqu’ils s’apprêtent à gouverner non pas au nom du peuple, mais au nom de Dieu ». C’est une problématique à laquelle ne sont pas confrontées seulement les franges laïques et modernistes en Egypte, mais on la retrouve dans tous les pays arabes où les islamistes ont accédé au pouvoir. Il n’y a qu’à voir par exemple la similarité des crises et des blocages qui minent la Tunisie et l’Egypte depuis la chute, à dix jours d’intervalle, de Zine el abidine Ben Ali et de Hosni Moubarak. Cette similarité est devenue plus saisissante encore depuis qu’ « Ennahdha » et « le parti de la liberté et de la justice » des Frères musulmans gouvernent en Tunisie et en Egypte. Ces deux partis partagent la même obstination et la même détermination à mettre la main sur l’administration, la justice et la presse dans le but évident de barrer la route du pouvoir à leurs adversaires et donc de garder le pouvoir par tous les moyens en vue de mener à bien leur « mission sacrée ». Tant pour « Ennahdha » que pour « le parti de la liberté et de la justice », la Tunisie et l’Egypte ne sont pas suffisamment musulmanes et ont besoin d’être « réislamisées », ce qui ne pourra se faire qu’en éloignant pour longtemps les élites laïque et modernistes du pouvoir. Les islamistes en Tunisie et en Egypte en veulent énormément à Habib Bourguiba et à Jamal Abdennasser, bâtisseurs l’un et l’autre d’Etats, autoritaires certes, mais modernes. Les islamistes dans les deux pays en veulent également à leurs peuples pour avoir accepté et soutenu les projets nassérien et bourguibien, et surtout pour avoir été indifférents à la répression impitoyable dont ont été victimes les islamistes de la part du « Combattant suprême » en Tunisie et de l’ « idole des foules arabes » en Egypte et de leurs successeurs. Il n’est donc guère étonnant qu’ « Ennahdha » et « le parti de la liberté et de la justice » veuillent mettre la main sur l’Etat et l’investir pour longtemps dans le but de le « purifier » de sa laïcité et de sa modernité et de le « théocratiser ». Seulement, cette « mission sacrée » ne semble facile à accomplir ni en Tunisie, ni en Egypte. Les islamistes ici et là bas éprouvent les plus grandes difficultés à convaincre leurs compatriotes et ont beaucoup de mal à percer les barrages érigés par les forces politiques modernistes et le solide réseau des organisations de la société civile. En dépit des différences substantielles entre les contextes tunisien et égyptien, on ne peut pas ne pas constater que les crises profondes qui déchirent les deux pays ont les mêmes causes : la confrontation de deux volontés aussi déterminées l’une que l’autre : la volonté des islamistes d’ « islamiser » la société, et celle des modernistes de la démocratiser. Le risque de guerre civile et de désordre généralisé est constamment mis en exergue par les responsables politiques et les intellectuels des deux pays. Si, à Dieu ne plaise, un tel risque arrive à se concrétiser, ce qui est loin d’être une simple hypothèse d’école, compte tenu de l’intensité et de l’ampleur des crises, l’armée en Egypte et en Tunisie ne resteront pas les bras croisés, cela va sans dire. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la décision du 12 août dernier de Mohamed Morsi de « frapper l’armée à la tête » en mettant à la retraite, « avec effet immédiat », le maréchal Tantaoui, ministre de la défense et chef du Conseil suprême des forces armées, qui a dirigé le pays après la chute de Moubarak. C’est dans cette même perspective qu’il faut comprendre en Tunisie l’ardent désir du chef d’ « Ennahdha » de voir un jour l’armée devenir une force « sûre », c'est-à-dire en mesure de balancer, le moment venu, au côté des islamistes. Mais les tentatives de noyautage, clairement perceptibles dans les décisions de Morsi et les désirs de Ghannouchi, peuvent-elles transformer de fond en comble des armées à forte tradition républicaine au point de les impliquer activement dans l’accomplissement de la « mission sacrée » des islamistes ? Toute la question est là.

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