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Tuesday, December 04, 2012

L'émir est nu

Beaucoup de Tunisiens, dont votre serviteur, se sont sentis humiliés le jour où ils ont vu le ministre de l’Intérieur, Ali Larayedh, passer en revue le don d’un lot de véhicules de différentes catégories et pour différents usages en provenance de Qatar. La Tunisie est devenue si pauvre qu’elle n’est plus en mesure de doter ses services de sécurité du matériel roulant nécessaire pour accomplir leur devoir ! Ce n’est pas le moindre des paradoxes que nous sommes en train de vivre dans ce pays qui ressemble de plus en plus à un bateau ivre, voguant, sans gouvernail ni boussole, au gré du vent et des courants marins. Le trépied, si l’on peut dire, de la révolution du 14 janvier 2011 consistait en ces trois mots d’ordre célèbres hurlés par des centaines de milliers de citoyens : emploi, liberté, dignité nationale. La réponse à l’emploi était le doublement du nombre des chômeurs ; l’unique liberté acquise, celle de la presse, est l’objet d’attaques de plus en plus féroces de la part d’un gouvernement dirigé par un ancien journaliste ; quant à la dignité nationale, elle est gravement endommagée par un émirat minuscule d’un demi-million d’habitants qui s’est arrogé le droit de dire son mot sur la manière dont la Tunisie doit être gérée. Nous n’avons aucune idée des dons en monnaies sonnantes et trébuchantes que cet émirat donne en catimini à certains courants politiques en Tunisie. Mais à entendre les éloges qui frisent la flagornerie de certains responsables politiques tunisiens à l’égard de l’émir du Qatar, on ne peut pas s’empêcher de se poser des questions sur l’ampleur et la destination des montants qui circulent entre Doha et Tunis. Le chef d’un important parti politique a dit un jour que « le peuple tunisien ne peut pas ne pas exprimer sa gratitude à l’égard de Qatar. » Les événements sanglants de Siliana ont été l’occasion pour les habitants de ce gouvernorat sinistré d’exprimer justement leur « gratitude » à cet émirat. En effet, des dizaines d’habitants de Siliana n’ont pas hésité à exprimer devant les caméras de télévision leurs « vifs remerciements » en ces termes : « Merci Qatar. Merci pour le matériel. Merci pour les armes. Merci pour les munitions interdites internationalement. » Visiblement, l’émirat de Qatar ne reconnaît que deux catégories de Tunisiens : ceux qu’on arrose avec des billets de banque, et ceux qu’on arrose avec des munitions interdites sur le plan international. Les premiers nous ont montré leur gratitude flagorneuse en chantant les louanges de l’émir ; les autres nous ont montré leurs corps et leurs visages criblés de petits morceaux de plomb en maudissant ceux qui ont envoyé ces munitions interdites que la Tunisie n’a jamais connues et que la dictature novembriste n’a jamais utilisées dans ses pires campagnes répressives. On nous répète ad nauseam que le Qatar a aidé les révolutions du «printemps arabe ». Il a aidé à l’éclosion de la liberté et de la démocratie en Tunisie, en Egypte et en Libye. Maintenant, il s’active à aider le peuple syrien à conquérir à son tour la liberté et la démocratie… La vérité est que l’émir du Qatar se fout comme d’une guigne du bien-être des peuples tunisien, égyptien, libyen et syrien. Ce qui l’intéresse, c’est son agenda ténébreux qu’il tente de réaliser dans le monde arabe à travers les partis islamistes avec lesquels il a tissé de solides relations. Il est de notoriété publique que cet émirat minuscule et sa chaîne de propagande « Al jazira » ont pris dès le début fait et cause pour les courants islamistes et les ont aidés matériellement et moralement à s’emparer du pouvoir à travers des élections polluées à des degrés divers par les pétrodollars. Il est de notoriété publique aussi que cet émirat qui encourageait les soulèvements en Tunisie, en Egypte et en Libye, abhorrait les mêmes soulèvements populaires quand ils se déroulaient à Bahreïn. Tout le monde a pu constater l’embargo mis en place par « Al Jazira » sur toute information en provenance de Bahreïn en relation avec le soulèvement dont l’écrasement était une haute priorité pour toutes les monarchies du Golfe, y compris l’émirat du Qatar. La politique des deux poids et deux mesures pratiquée par l’émir du Qatar n’est pas appliquée seulement quand il s’agit du Maghreb lointain et du voisin bahreini. Cet émir, qui a renversé son père pour prendre sa place, vient de se dénuder de manière spectaculaire après la condamnation le jeudi 29 novembre dernier du poète qatari Mohamed Ibn Dhib Al Ajami à la prison à perpétuité. C’est une histoire de fous. Voici un poète qui a écrit un poème intitulé « Al Yasamine » (Le jasmin), en honneur de la révolution tunisienne qu’a « soutenue » l’émir du Qatar et qui se voit coller des accusations tellement graves qu’il va passer le reste de sa vie en prison. Arrêté juste après la publication de ce poème, en novembre 2011, Ibn Dhib a passé une année entière dans une cellule, isolé du monde. Ni visites, ni livres, ni journaux. En plus de cette aberration carcérale pour un simple poème, le poète était victime d’une aberration judiciaire : le juge d’instruction qui a instruit son procès, a lui-même présidé la cour qui l’a condamné à perpétuité, ce qui est probablement une première mondiale dans les annales de la justice. Si un poète est condamné à perpétuité à Qatar pour avoir écrit un poème, à quoi serait condamné un opposant qui réclamerait par exemple l’instauration de la république dans cet émirat ? On n’oserait pas imaginer le sort d’un tel opposant. Pourtant l’émir se permet, lui, de comploter contre ses pairs arabes en finançant massivement la rébellion en Libye et en Syrie, sans parler des financements occultes dont bénéficient les Frères musulmans ailleurs. Après avoir destitué son père en juin 1995, l’actuel émir s’est trouvé à la tête d’une fortune colossale qu’il gère à sa guise. Les ressources financières dont dispose le Qatar sont si gigantesques que l’émir n’a pas tardé à se voir atteint de la folie des grandeurs. Cela n’a pas d’autre nom quand on voit cet émirat, qui ne dépasse pas géographiquement les 11000 kilomètres carrés et démographiquement le demi-million d’habitants, s’agiter à vouloir influer sur le devenir des peuples arabes. Il y a comme un paradoxe pathologique dans le comportement de cet émir qui n’hésite pas à faire taire éternellement un poète en le condamnant à la prison à perpétuité afin de « préserver la stabilité » de l’émirat, et d’un autre côté, il dépense des milliards en soutien aux troubles et à l’instabilité dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient. On aurait imaginé les conséquences les plus absurdes de cette révolution tunisienne qui commence à sortir du nez de pas mal de Tunisiens. Sauf qu’elle permettra un jour à un émirat minuscule, né le 3 septembre 1971, à avoir son mot à dire dans la gestion d’un pays né il y a trois mille ans.

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