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Saturday, January 02, 2010

Les droits des criminels avant ceux des victimes

Dans les cas d’injustice flagrante, on ne peut pas s’empêcher de raisonner par analogie. Supposons qu’un groupe de cinq Irakiens lourdement armés protégeaient un convoi qui roulait à vive allure à Washington. Supposons que ces cinq Irakiens, se sentant menacés, s’étaient mis à tirer à l’arme automatique et au lance-grenade sur de paisibles automobilistes américains dans un grand carrefour de Washington, laissant derrière eux 17 morts et 24 blessés, dont certains paralysés à vie. Supposons que les cinq criminels s’étaient arrangés pour quitter les Etats-Unis afin de se faire juger en Irak. Supposons enfin qu’un juge Irakien disculpait les cinq criminels sous le motif que « les enquêteurs avaient tiré les aveux des tueurs après leur avoir promis l’immunité », et les libérait la veille du jour de l’an, leur permettant d’aller faire la fête. Quelle aurait été la réaction de ce qu’on appelle la Communauté internationale ? On n’ose même pas l’imaginer tellement la réaction aurait été effrayante.
Les faits décrits dans ces suppositions se sont réellement déroulés, sauf que le lieu du drame est Bagdad, les victimes irakiennes, les tueurs et le juge qui les a libérés américains. Cela change tout, y compris et surtout la réaction de ce qu’on appelle la communauté internationale qui ne semble pas avoir été choquée outre mesure par la décision du juge Ricardo Urbina.
Le motif mis en avant par ce juge pour justifier sa décision est pour le moins étonnant. Le juge Urbina veut paraître si honnête et si moralement pur qu’il interdit même le plus innocent des stratagèmes utilisés par les enquêteurs pour arriver à la vérité. Selon cette conception particulière de la justice, il a suffi que les enquêteurs promettent l’immunité aux meurtriers pour les encourager à dire la vérité, pour que cette vérité soit invalide et les criminels qui travaillaient pour la société Blackwater lavés du sang des 17 morts et des 24 blessés qu’ils ont versé à coup de mitrailleuses et de lance-grenade le 16 septembre 2007 à la place Nisour à Bagdad.
Nul besoin d’être un juriste chevronné pour comprendre que le raisonnement du juge Ricardo Urbina ne relève pas de l’argumentation juridique, mais du prétexte qui cache des motivations politiques, trahissant elles-mêmes clairement un parti pris anti-irakien. L’honnêteté et la pureté morale, n’en déplaise au juge Urbina, ne consistent pas à invalider une enquête sur un crime particulièrement grave parce que les enquêteurs ont eu recours à un stratagème banal, mais de mettre la vérité obtenue au service de la justice en envoyant les criminels devant le tribunal approprié. En libérant les responsables du massacre de la place Nisour, ce juge a failli à sa mission de serviteur de la justice. Il l’a dit lui-même, il se soucie « des droits constitutionnels » des cinq gardes de la société de Blackwater qui ont commis un véritable massacre. Et les droits des dizaines de victimes irakiennes ? Visiblement, ce n’est pas le problème du juge Urbina.
Peut-être ce juge pense-t-il, comme beaucoup d’Américains, que les soldats de l’US Army et les employés des sociétés de sécurité, dont ceux de Blackwater, sont des combattants de la liberté qui traquent les terroristes et aident le peuple américain à construire une démocratie jeffersonienne. Le problème est qu’en ce 16 septembre 2007, selon les enquêteurs du FBI, il n’y avait pas l’ombre d’un terroriste irakien ou autre dans la place Nisour, et que les gardiens de Blackwater avaient tiré avec une violence féroce sur des civils qui vaquaient à leurs occupations sans qu’ils ne fussent menacés par qui que ce soit.
La définition du terroriste est celui qui fait sauter des engins explosifs ou qui tire sur des civils qu’il ne connaît ni d’Eve ni d’Adam dans le but de provoquer le maximum de morts. Selon cette définition, les cinq tueurs de Blackwater s’étaient comportés en terroristes, même s’ils n’en avaient pas les motivations politiques. Par conséquent, le juge Urbina a fait libérer des terroristes qu’il prenait sans doute pour des bienfaiteurs au service du peuple irakien. Et de fait, dans un communiqué diffusé par Blackwater (devenue entre temps Xe Services pour échapper à sa mauvaise réputation), le président de cette compagnie de sécurité, Joseph Yorio, se félicitant de la décision du juge Urbina, a affirmé sans rire que les auteurs de la tuerie de la place Nisour « étaien au service du peuple irakien qu’ils aidaient à construire un Irak libre, sécurisé et démocratique »…
Aux Etats-Unis, c’est connu, les juges sont généralement très motivés politiquement. Leurs convictions politiques sont au moins aussi déterminantes pour la nature de la décision que le texte de loi qu’ils sont censés appliquer. Les citoyens américains accusés de crimes ou délits, particulièrement ceux d’origine africaine, savent que la punition qui les attend sera moins lourde, s’ils ont la chance de tomber sur un juge aux idées libérales plutôt que conservatrices. Plus significatif encore, les décisions rendues par la Cour suprême sont très différentes, pour ne pas dire contradictoires, selon que la majorité des neuf juges soit libérale ou conservatrice. Les gardes de Blackwater ont donc eu la chance de tomber sur un juge qui les considère comme des combattants de la liberté plutôt que comme des tueurs. D’une manière plus générale, ils ont bénéficié d’un système judiciaire américain très sensible aux convictions politiques des juges.
On comprend l’embarras du gouvernement américain pour qui une telle décision ne va sûrement pas contribuer à améliorer sa réputation auprès du monde arabe et musulman. La question qui se pose est pourquoi s’est-il acharné à refuser le jugement des auteurs du crime en Irak et d’exiger leur rapatriement pour qu’ils soient jugés aux Etats-Unis ? On comprend également l’embarras du gouvernement irakien pour qui une telle décision ne va sûrement pas contribuer à améliorer sa crédibilité et sa popularité. Mais la question qui se pose est pourquoi s’est-il soumis facilement au diktat américain et n’a rien fait pour interdire aux criminels de Blackwater de quitter le territoire irakien ?
En attendant les réponses, les survivants irakiens du massacre et les parents des morts continueront longtemps à ruminer leur amertume.

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