airelibre

Tuesday, December 16, 2008

La corde et les chaussures

L’incident des « chaussures volantes » qui a troublé dimanche dernier la conférence de presse du président américain et du Premier ministre irakien à Bagdad s’inscrit dans la logique désastreuse de la mécanique infernale déclenchée par la décision de l’administration de George Bush d’envahir l’Irak le 19 mars 2003. Muntadhar Zaidi est entré dans la conférence de presse en journaliste quasi-anonyme et en était ressorti quelques minutes plus tard, sans ses chaussures, traîné dans ses chaussettes blanches par le service de sécurité, devenant en quelques secondes l’un des journalistes les plus célèbres de la planète. Probablement, depuis la création de la presse, aucun journaliste n’est devenu si brusquement célèbre et de manière si spectaculaire et si rapide que ne l’était dimanche Muntadhar Zaidi.
Muntadhar Zaidi n’a pas agi en tant que journaliste et son geste, contrairement à l’explication de George Bush, n’a rien à voir avec la liberté d’expression et de la démocratie. Muntadhar Zaidi n’a pas agi en tant que journaliste parce que le journaliste n’exprime pas sa liberté d’opinion en lançant ses chaussures à la tête de chefs d’Etat, mais en posant des questions, même les plus embarrassantes, et en commentant l’actualité en toute liberté. Il a agi en citoyen en colère, une colère qui, probablement, s’est transformée en fureur après qu’il ait entendu George Bush affirmer que « la guerre était nécessaire pour la sécurité des Etats-Unis et pour la stabilité de l’Irak ».
Muntadhar Zaidi, de par sa fonction de journaliste, est sans doute beaucoup plus au courant de l’étendue des dégâts subis par l’Irak que ne l’est le citoyen ordinaire. Il a couvert pendant les années de braise pour sa chaîne « Al Baghdadya » les événements dramatiques quotidiens d’une guerre absurde. Il a été le témoin de la destruction systématique de son pays, de la mort de centaines de milliers de ses concitoyens, de l’exil intérieur et extérieur du quart de la population. Il a été lui-même kidnappé, puis relâché et a été même arrêté par l’armée américaine pour des raisons inexpliquées. En se retrouvant dimanche à trois mètres de celui qu’il tient pour responsable de la destruction de son pays, en l’écoutant insister que cette guerre qui a transformé la vie de 20 millions de personnes en enfer « était nécessaire », Muntadhar Zaidi a perdu le contrôle de soi, a oublié sa qualité de journaliste et s’est transformé en citoyen furieux.
Les journalistes du monde entier n’ont aucune raison de se sentir concernés par l’incident des « chaussures volantes », car celui qui les a lancées ne s’est pas exprimé en tant que journaliste, mais en tant que citoyen qui vit de manière intense et intolérable le destruction gratuite de son pays. Et si des millions d’Irakiens sont en train d’exprimer leur joie et de vivre l’incident en tant que « grand soulagement », c’est parce qu’ils ressentent la même peine intense et intolérable que celle ressentie par celui qu’ils considèrent désormais comme leur « héros ». C’est parce que, tout comme Muntadhar Zaidi, ils ne peuvent pas ne pas ressentir comme une « ultime provocation » l’affirmation de George Bush pendant la conférence de presse que « la guerre était nécessaire ».
En toute franchise, si, à quatre semaines de la fin de son mandat, le but de la dernière visite de George Bush à Bagdad était de dire aux Irakiens que « la guerre était nécessaire pour la sécurité des Etats-Unis et pour la stabilité de l’Irak », il aurait pu alors s’abstenir de faire un si long voyage et de prendre de tels risques pour sa sécurité, rien que pour répéter une contre vérité que lui et ses collaborateurs ont remâché de 2002 jusqu’à ce jour. Il aurait pu s'abstenir et faire l'économie d'un grand scandale à lui-même et, travers sa fonction, à son pays.
Non, la guerre n’était pas nécessaire pour la sécurité des Etats-Unis, mais elle a mis en danger leur sécurité. Elle a saigné à blanc un pays si riche et l’a précipité, et le monde avec lui, dans une crise économique et financière inconnue depuis huit décennies. Non la guerre n’était pas nécessaire à la stabilité de l’Irak, parce que, avant que Bush ne décide d’envoyer son armée guerroyer à 10.000 kilomètres de chez elle, l’Irak était l’un des pays les plus stables du monde. Oui, c’est la guerre de Bush qui a rendu l’Irak l’un des pays les plus instables et les plus dangereux du monde.
Cela dit, force est de constater que le mois de décembre se révèle décidément fertile en événements dramatiquement spectaculaires. En termes de conséquences tragiques de cette guerre, nous avons vu pire que de simples godasses voler en direction du président américain en ce mois de décembre. C'est au mois de décembre aussi, n'est-ce pas, que nous avons vu le président irakien la corde au coup le jour le plus sacré du calendrier musulman. Il n’avait malheureusement pas la même agilité d’éviter la corde que George Bush les chaussures.

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