airelibre

Monday, April 27, 2009

Déstabilisation intellectuelle

A un certain moment, on a cessé d’être étonnés de ce qu’ont fait Bush et les siens. On en a tellement vu qu’on croyait avoir atteint le fond en matière de cruauté et de mépris du patrimoine moral et juridique que l’humanité a mis des millénaires à construire en vue d’en faire la base des relations entre les êtres doués d’intelligence.
On a une idée du calvaire de tous ceux qui ont eu la malchance de se faire attraper par la CIA ou par l’armée américaine et qui ont séjourné à Abou Ghraib, Guantanamo, Bagram et d’autres endroits anonymement célèbres, (excusez l’oxymore), et communément appelés « les prisons secrètes de la CIA ». Mais on ne peut s’empêcher d’avoir le sang glacé dans les veines à la lecture de certains détails relatifs à la technique et à la durée de la torture dont le président Obama a ordonné la publication la semaine dernière.
Imaginez quelqu’un nu, menotté, pendu par les mains et forcé de rester debout 180 heures d’affilée ; imaginez quelqu’un empêché de dormir pendant 11 jours d’affilée et aspergé d’eau froide ne dépassant pas les 10° Celsius dès qu’il ferme les paupières ; imaginez quelqu’un soumis 183 fois à la plus terrifiante des tortures, la simulation de noyade ; imaginez quelqu’un confiné dans une caisse en bois de la taille d’un cercueil avec pour compagnons le noir absolu et des insectes « hostiles ». Et la liste est longue. Toutes ces techniques de torture et la durée de leur utilisation sont détaillées dans les quatre mémos rendus publics la semaine dernière, dont le plus cruel est signé le 1er août 2002 par Jay Bybee, ancien haut responsable au ministère de la justice. Et encore, on a eu droit qu’à une version « expurgée » de ces mémos…
Cela fait peur. Mais cela met en colère aussi. L’un des journalistes américains les plus talentueux, William Pfaff, était tellement en colère à la lecture de ces mémos qu’il a intitulé son commentaire sur le sujet : « American Fascism » (1). D’habitude mesuré et rationnel, ce journaliste a conclu son commentaire en ces termes : « Les hommes qui ont autorisé, ordonné et accompli de tels actes devraient être pendus (should be hanged). C’est aussi simple que cela. » Pfaff n’est pas le genre d’homme à combattre un fascisme par un autre, mais sa réaction, et celle de beaucoup d’Américains honnêtes, furieux comme lui, est révélatrice de la déstabilisation intellectuelle qui résulte de la prise de conscience du fait que l’Amérique puisse descendre si bas.
La date de la signature du mémo de Jay Bybee, août 2002, est intéressante. Elle coïncide avec la période durant laquelle l’administration de George Bush a entamé sa campagne de mensonges et de manipulations pour préparer sa guerre contre l’Irak, guerre décidée avant même les attentats du 11 septembre 2001. En effet, un mois après la signature de ce mémo, George Bush, Dick Cheney, Condoleezza Rice, Donald Rumsfeld, Colin Powell, Paul Wolfowitz et quelques autres ont rivalisé d’imagination pour terroriser les Américains à l’aide de l’épouvantail des armes de destruction massive. La fonction de cet épouvantail étant d’émousser toute opposition des citoyens américains à la guerre que leurs dirigeants avaient décidé secrètement de mener en leur nom.
Le mémo de torture de Jay Bybee faisait partie intégrante de cette campagne de désintoxication du public aux Etats-Unis et ailleurs. Mme Marjorie Cohn, professeur de droit à la Thomas Jefferson School of Law, s’est demandée sur son site internet (www.marjoriecohn.com) « pourquoi cette torture incessante par simulation de noyade ? » Sa réponse est la suivante : « Il s’avère que les hauts responsables de l’administration Bush ont mis une lourde pression sur les interrogateurs du Pentagone pour qu’ils établissent un lien entre Saddam Hussein et les auteurs des attentats du 11 septembre, afin de justifier l’invasion illégale et inutile de l’Irak en 2003. Ce lien n’avait jamais été établi. »
De la même manière que le service de propagande de l’administration Bush fournissait de « la matière » aux journalistes du New York Times et du Washington Post pour rédiger leurs articles mensongers sur les armes de destruction massive, en contradiction avec les principes élémentaires de l’éthique et de la déontologie journalistiques, le bureau juridique du ministère de la justice fournissait aux tortionnaires les techniques nécessaires à l’obtention du « lien » entre Saddam et Ben Laden, en violation des lois américaines et des Conventions de Genève.
Maintenant on a une idée un peu plus claire de cette division du travail qui avait caractérisé le monde politique, médiatique et carcéral de l’administration Bush entre l’automne 2002 et le printemps 2003. En effet, il y avait une parfaite division du travail entre Judith Miller (symbole d’une horde de journalistes au service de la propagande bushiste) qui publiait pendant des mois quotidiennement à la « Une » du journal new yorkais son article sur les armes de destruction massive irakiennes ; Bush, Cheney et Rice qui juraient leurs grands Dieux que s’ils ne faisaient rien contre Saddam, il provoquerait un nouveau Hiroshima ; Jay Bybee qui signait les mémos détaillant les techniques de torture les plus hallucinantes ; et les tortionnaires qui avaient envoyé un homme 183 fois au seuil de la mort, en lui faisant croire à chaque fois qu’il allait mourir noyé, pour lui faire avouer que Saddam et le terroriste Ben Laden étaient copains.
La suite est connue. Cette infernale division du travail a engendré une guerre hallucinante qui, six ans après son déclenchement, continue de semer la mort et la destruction en Irak. Il est à peine croyable que les responsables du plus grand désastre dans l’histoire de l’Irak et des Etats-Unis continuent de mener une vie tranquille comme si de rien n’était. S’il est exagéré d’exiger la pendaison de ces responsables, comme le fait William Pfaff, il est malsain de les faire bénéficier d’une impunité qui entravera pour longtemps les efforts des Américains de bonne volonté qui s’activent à réparer l’image fortement entachée de leur pays.




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(1) www.williampfaff.com

1 Comments:

Blogger Djam2305 said...

Espérons qu'il y aura effectivement poursuites judiciaires. Le geste d'Obama est un geste très fort. Lorsqu'une nation en position de domination veut donner des leçons au monde, elle doit effectivement commencer par "balayer devant sa porte" pour être crédible et respectée.

Cela me fait penser à la réconciliation instaurée par M6 au Maroc, toute proportion gardée.

7:45 PM  

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