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Wednesday, November 21, 2012

Entre les deux son coeur balance

C’est à peine croyable ! Cela fait un quart de siècle déjà depuis que Ben Ali a fait son coup d’état médical qui lui a permis de diriger en dictateur intraitable la Tunisie pendant 23 ans. Comment un homme d’origine très modeste et de culture très limitée a-t-il pu régner aussi longtemps sur un peuple où les bacheliers se comptent en millions et les détenteurs de diplômes universitaires en centaines de milliers ? Beaucoup de Tunisiens se sont sûrement demandé qu’est-ce qui se passait dans la tête de leur dictateur qui, pourtant, a bien commencé, mais qui a fini très mal. Le samedi 7 novembre 1987, le successeur de Bourguiba avait affirmé que « l’époque que nous vivons ne peut plus souffrir ni présidence à vie, ni succession automatique à la tête de l’Etat desquelles le peuple se trouve exclu. Notre peuple est digne d’une vie politique évoluée et institutionnalisée, fondée réellement sur le multipartisme et la popularité des organisations de masse. » La vérité est que ce discours a été applaudi par l’écrasante majorité des Tunisiens qui se sont massés derrière « l’homme du changement ». Pourquoi une majorité de Tunisiens, y compris les intellectuels et les universitaires les plus avertis, ont-ils donné si facilement un chèque en blanc au futur dictateur ? La raison se trouve dans la fin de règne exagérément longue et harassante de Bourguiba durant laquelle les intrigues, les coups bas, les déchirements entre factions rivales et les rumeurs de complots avaient paralysé l’Etat et placé le pays au bord du précipice. Fort de ce chèque en blanc, Ben Ali n’avait pas perdu de temps pour tourner le dos à son propre discours et pour exclure le peuple de toute participation effective à la chose publique. Il y avait une dimension psychologique décisive dans la transformation de Ben Ali en dictateur. Les Tunisiens étaient plutôt agréablement surpris par le changement effectué à la tête de l’Etat le 7 novembre 1987 qui avait mis fin à l’insupportable état d’incertitude et d’inquiétude qui avait marqué la fin de règne du leader Habib Bourguiba. Il va sans dire que le peuple tunisien n’avait participé ni de près ni de loin à ce processus de changement politique inédit et inattendu. Cette non-participation populaire au changement à la tête de la république a fait que Ben Ali se convainque qu’il était le sauveur du pays et, à partir de là, il s’était donné carte blanche pour gérer le pays à sa guise, se transformant en décideur unique pour tout ce qui touche à la vie politique, économique, sociale et culturelle de tout un peuple. En entamant sa carrière de dictateur, Ben Ali s’est installé dans une disposition psychologique bien particulière : en tant que président, il n’était pas au service du peuple, mais c’est celui-ci qui devait être à son service en acceptant sans broncher tout ce qui était décidé pour lui au Palais de Carthage, en s’abstenant de discuter les décisions présidentielles et en exprimant tous les jours, à travers les médias apprivoisés, les structures du parti au pouvoir et les partis en carton, sa gratitude au « sauveur ». Mais Ben Ali n’a même pas eu l’intelligence de faire sa carrière de dictateur en se basant sur une application minimale de la loi, permettant une préservation tout aussi minimale des intérêts de l’Etat et des propriétés publiques et privées contre les prédateurs. L’absence, ou plutôt le mépris de ce souci fondamental dans l’exercice du pouvoir a fait que Ben Ali bascule du statut de dictateur à celui de parrain, se souciant beaucoup plus du bien-être de ses proches que des dures conditions de vie des centaines de milliers de chômeurs. En dictature comme en démocratie, il est très courant qu’un détenteur du pouvoir fasse bénéficier ses proches de quelques avantages. C’est une faiblesse humaine. Ben Ali n’aurait pas focalisé sur lui toute cette haine, s’il s’était contenté de suivre cette règle banale. C'est-à-dire s’il s’était permis seulement d’avantager ses proches dans des limites « raisonnables », tout en leur interdisant d’utiliser leur liens de parenté avec le président pour abuser gravement des biens publics et privés. En laissant la bride sur le cou aux membres de sa famille et de sa belle famille, Ben Ali les a encouragés, volontairement ou involontairement, à se transformer en véritables prédateurs qui, plus ils pillent, plus leurs dents s’allongent, plus ils s’enrichissent, plus ils en veulent encore. En un mot, comme dit le peuple, plus ils mangent, plus ils ont faim. Le silence imposé par le sommet de l’Etat aux institutions publiques et aux personnes privées, victimes de la prédation de la famille et de la belle famille, a fait que Ben Ali apparaisse aux yeux du peuple de moins en moins comme président et de plus en plus comme un parrain qui se trouve au centre d’un vaste trafic d’influence ayant transformé, d’année en année, des gens pauvres au départ en milliardaires. A côté de ces dérives mafieuses qui ont gravement affecté le patrimoine national et les moyens financiers de l’Etat, nous avons assisté à un autre genre de dérives par lequel s’est distinguée la dictature de Ben Ali. Des dérives qui ont ridiculisé l’Etat et qui ont été ressenties par le peuple comme une humiliation intolérable. N’ayant aucune fonction officielle, la femme du président s’est imposée comme un personnage influent de l’Etat, se réservant un espace surdimensionné dans les médias publics et privés pour couvrir un ensemble d’activités abracadabrantes dont elle s’est auto-chargée. Cette incongruité, bien particulière à la dictature de Ben Ali, frisait l’absurde quand « la première dame » se permettait de désigner des ministres de l’Etat tunisien pour aller faire des discours en son nom dans des forums internationaux. Ceci pour ce qui est public. Quant à ce qui se passe dans les coulisses, seuls Dieu et quelques uns le savent. Le poids de plus en plus lourd de ces dérives et l’indifférence ou l’incapacité de Ben Ali à répondre aux besoins de demandeurs d’emplois de plus en plus nombreux, sans oublier l’infection de beaucoup d’agents de l’Etat par le virus de la corruption, ont fini par avoir raison de la patience du peuple. A la première fronde sérieuse, la dictature mafieuse s’est effondrée comme un château de cartes. Si le coup d’état médical du 7 novembre 1987 a été considéré par son initiateur comme un « bienfait » au service du pays, le profond changement politique du 14 janvier 2011 n’a pas été un cadeau offert au peuple tunisien. Celui-ci l’a réalisé en payant le prix fort : le sang de dizaines de ses enfants dans la fleur de l’âge. La différence est fondamentale avec le changement de novembre 1987. C’est précisément cette différence fondamentale entre les deux événements politiques majeurs de novembre 1987 et janvier 2011 que les nouveaux gouvernants ne veulent pas ou, par inexpérience et amateurisme politiques, ne peuvent pas voir. Tout le monde sait que ceux qui détiennent les rênes du pouvoir aujourd’hui n’ont participé ni de près ni de loin à la chute de la dictature. Certains étaient en prison, d’autres se faisaient discrets et évitaient la moindre confrontation avec la dictature et les plus influents d’entre eux vivaient dans un exil doré à Londres et Paris où ils étaient beaucoup plus soucieux de leur confort personnel que du sort de leurs compatriotes sous le règne exténuant de Ben Ali. En un mot, le pouvoir qu’ils exercent aujourd’hui, les islamistes n’ont rien fait pour l’avoir. Ben Ali a joué sa tête la nuit du 6 au 7 novembre 1987. S’il avait échoué, il aurait été pendu dans les jours qui suivaient. Pour arriver au pouvoir, les islamistes n’ont rien risqué du tout. Leur chef, qui accumule aujourd’hui autant de pouvoirs que l’ancien dictateur même s’il ne dispose d’aucune fonction étatique, est resté vingt ans à Londres et n’est revenu au pays que quand il s’est assuré que Ben Ali est parti une bonne fois pour toutes. En l’absence de maturité politique et compte tenu de l’extrême faiblesse de leurs convictions démocratiques, les islamistes qui n’ont rien fait pour être au pouvoir sont visiblement en train de tout faire pour ne pas le perdre. Et dans cette stratégie qui consiste à garder le pouvoir coûte que coûte, ils ont commis deux fautes graves. La première est qu’ils ont changé carrément la nature du mandat dont ils étaient investis par le peuple le 23 octobre 2011. Elus principalement pour rédiger une Constitution et accessoirement pour gérer les affaires courantes de l’Etat, l’Assemblée constituante, dominée par les islamistes et leurs alliés en carton, a inversé les choses en faisant du principal l’accessoire et vice versa. Dans cette métamorphose, elle s’est muée elle-même d’instance suprême source du pouvoir et de la légitimité dans le pays en chambre d’enregistrement et d’approbation des décisions du gouvernement auquel elle a donné naissance. La deuxième faute grave est que ce gouvernement, plutôt que de préparer la transition et de doter le pays d’instances démocratiques durables, s’est fourvoyé dans les dédales et les arcanes de l’Etat qu’il a décidé d’investir avec la ferme intention d’utiliser le moment venu les moyens étatiques et de les mettre au service du seul et unique objectif immédiat des islamistes consistant à garder le pouvoir. Il est bien évident que ces deux fautes graves ne sont pas passées inaperçues. Tout le monde en Tunisie, petit et grand, intellectuel ou manuel, sait que les islamistes s’activent non pas pour préparer un avenir démocratique pour les Tunisiens, mais pour réaliser leur rêve d’établir un Etat théocratique tel que décrit dans les écrits de Mawdoudi, Sayyed Qotb et autres maîtres à penser des Frères musulmans. La grande frustration des islamistes est qu’ils sont arrivés au pouvoir dans un pays qui est loin d’être une pâte à modeler. La Tunisie est un pays avec trois mille ans d’histoire et un peuple qui a vomi la dictature pour avoir souffert très longtemps de ses morsures. Une évidence qu’il dans l’intérêt impérieux des islamistes d’intérioriser : les Tunisiens ne se sont pas débarrassés d’une dictature laïque pour se soumettre à une autre de nature théocratique. Dans son écrasante majorité, ce peuple veut vivre et élever ses enfants dans un environnement démocratique et prospère. Rien de plus, rien de moins. Au début de leur exercice du pouvoir en Tunisie, les islamistes se sont trouvés en face d’une double voie : l’une indique l’expérience réussie des islamistes turcs, l’autre mène tout droit vers la reproduction de l’expérience malheureuse des islamistes soudanais qui, pendant plus d’un quart de siècle n’ont fait qu’accumuler les échecs. Entre les deux, le cœur d’Ennahdha balance. Mais tout porte à croire qu’il balance plus du côté de Khartoum, où de nombreux islamistes pourchassés par la dictature avaient trouvé refuge dans les années 1980-90, que du côté d’Ankara. Pourtant, la voie turque est celle qui leur aurait permis de garder démocratiquement le pouvoir. Quant à la voie soudanaise, on voit déjà au bout du parcours une grande pancarte portant l’injonction désormais universellement célèbre : « Dégage ».

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