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Friday, September 07, 2012

Une guerre perdue d'avance

Ce qui se passe aujourd’hui sur la scène médiatique en Tunisie n’est dans l’intérêt de personne, qu’il s’agisse des personnalités et des partis politiques, des organisations professionnelles, des journalistes ou encore du public, intéressé au premier degré par une information crédible qui ne peut être produite que par des médias libres. La crise profonde qui oppose aujourd’hui les professionnels de l’information au gouvernement dominé par le parti islamiste d’Ennahdha est, en toute objectivité, provoquée par ce dernier. Nul ne peut nier que depuis l’effondrement de la dictature novembriste, les journalistes tunisiens n’ont pas perdu de temps à recouvrer une liberté longtemps confisquée et à en faire un usage qui ne plaît pas toujours aux autorités politiques. Cette liberté, les journalistes ont commencé à l’exercer dès la formation du premier gouvernement Ghannouchi et continuent à l’exercer jusqu’à ce jour. Pour être franc, et je peux en témoigner pour avoir dirigé le journal public « La Presse » du 21 janvier 2011 au 7 janvier 2012, ni le gouvernement de M. Mohamed Ghannouchi, ni celui de M. Béji Caid Essebsi n’ont tenté à aucun moment de faire pression sur le quotidien que je dirigeais ni, à ma connaissance, sur aucun autre média. Sans doute étaient-ils parfois insatisfaits et même en colère contre certaines couvertures journalistiques, mais à aucun moment ils n’ont tenté de mettre la main sur un journal ou une télévision ou une radio, et c’est tout à l’honneur de MM. Ghannouchi et Caid Essebsi. Actuellement, la guerre larvée que mène le gouvernement contre les médias pour les soumettre à sa volonté a désagréablement surpris tout le monde. Rares étaient ceux qui avaient prévu un tel développement désastreux, d’autant que les gouvernants d’aujourd’hui étaient hier les victimes de la répression et que le chef du gouvernement était lui-même journaliste, et son journal « Al Fajr » victime de la détermination du régime déchu à étouffer toute forme de liberté. Rares étaient ceux qui avaient prévu un tel développement parce que, en toute franchise, on ne pouvait pas imaginer qu’après plus d’un demi siècle de dictature, après une révolution libératrice, après que les journalistes ont conquis une indépendance et une dignité longtemps absentes, viendrait un gouvernement issu des premières élections libres du pays pour renier le seul acquis de cette révolution en tentant d’asservir à nouveau les médias. Au temps de la dictature, les médias tunisiens étaient souvent comparés aux médias de la Corée du nord, de Cuba et même du Zimbabwe. Depuis le 15 janvier 2011, nous nous sommes progressivement affranchis de cette comparaison humiliante. Et voilà que ce gouvernement s’efforce de nous faire revenir à notre ancien classement qui, au temps de Ben Ali, était toujours compris entre 160 et 170, c'est-à-dire qu’en matière de liberté de la presse, il y avait chaque année entre 159 et 169 pays classés devant nous dans le monde. Le paradoxe dont on ne sait toujours pas s’il faut en rire ou en pleurer, et que cette guerre qui vise à enchaîner de nouveau les médias tunisiens est menée par un gouvernement présidé par un ancien journaliste qui a passé 17 années en prison, entre autres pour avoir voulu exercer son droit à exprimer son désaccord avec la politique de la dictature novembriste… Bien que tous les membres du gouvernement et tous les cadres du parti qui domine ce gouvernement nient toute action visant à mettre la main sur les médias, il est clair pour tout le monde que depuis quelques temps est engagée une guerre larvée entre deux volontés antagonistes : la volonté des journalistes, soutenus par l’ensemble de la société civile, à préserver coûte que coûte leur liberté et leur indépendance chèrement acquise d’une part, et, d’autre part, la volonté du gouvernement de vider cette liberté et cette indépendance de leur contenu et d’en faire une simple apparence, suivant en cela les mêmes techniques, les mêmes procédés et les mêmes manipulations que le régime déchu. Il serait fastidieux de rappeler ici toutes les actions engagées par ce gouvernement pour s’assurer la loyauté des médias. Du refus d’appliquer les décrets 115 et 116 à la nomination de directeurs « malléables » à la tête des médias publics, à l’organisation de sit-ins devant le siège de la télévision pour « l’assainir », en passant par le chantage à la liste noire et la campagne enragée contre les journalistes menée par Lotfi Zitoun, le gouvernement d’Ennahdha n’y était allé de main morte. Au lieu d’un petit signe d’apaisement que tout le monde attendait, on a eu droit à l’ouverture d’un nouveau front contre les journalistes de « Dar Essabah » avec la nomination provocatrice d’un ancien policier reconverti au journalisme après quelques années passées en prison. Pourquoi M. Jebali et ses amis se sont-ils crus obligés d’engager une guerre avec les journalistes du quotidien « Assabah » qui faisaient leur travail professionnellement et qui n’étaient pas particulièrement montés contre le gouvernement ni contre le parti dont il est issu ? Mystère. Car, un principe élémentaire de l’art de la guerre veut que quand on est en difficulté sur les fronts qu’on a déjà ouverts, on n’ouvre pas d’autres fronts. Le gouvernement de M. Jebali est en difficulté dans sa guerre avec les médias qu’il va perdre pour une raison très simple. La liberté acquise par les journalistes ne leur a pas été offerte par ce gouvernement ni par le parti dont il est issu. C’est le peuple qui, en se soulevant contre la dictature, leur a offert cette liberté à charge pour les journalistes de lui offrir à leur tour une information dépourvue de toute démagogie, de tout mensonge et de toute manipulation. En un mot une information crédible qui lui dévoile tout ce que le gouvernement tente de lui cacher. Le gouvernement va perdre cette guerre parce qu’en dernière analyse, cette guerre est contre la liberté des médias certes, mais aussi et surtout contre le droit des citoyens à une information fiable, crédible et qui appelle un chat un chat. Ce peuple qui a brisé les chaines qui ont ligoté les médias tunisiens pendant des années refusera tout retour en arrière. Il refusera qu’en fonction de l’intérêt et de l’humeur des gouvernants, le chat sera présenté sous la forme d’un tigre ou d’une souris. Voilà pourquoi la guerre engagée par ce gouvernement contre les médias est une guerre perdue d’avance. Reste à savoir pourquoi ce gouvernement provisoire qui, normalement, aurait dû se limiter à la gestion des affaires courantes de l’Etat en attendant la Constitution et les prochaines élections, pourquoi donc ce gouvernement s’est-il engagé dans ce terrain marécageux ou il risque de s’embourber et compromettre vis-à-vis de l’opinion intérieure et internationale une réputation déjà fortement entachée ? La réponse est simple : ayant goûté aux « délies du pouvoir » et à ses avantages matériels, ce gouvernement et le parti dont il est issu semblent déterminés à y rester. D’ailleurs le président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, et son gendrissime ministre des Affaires étrangères n’ont pas eu froid aux yeux pour répéter à qui veut entendre qu’ « Ennahdha restera au pouvoir pendant plusieurs années ». Au vu de l’amateurisme politique des nouveaux responsables de l’Etat et des résultats catastrophiques enregistrés dans plus d’un domaine, il serait extrêmement difficile pour les gens aujourd’hui au pouvoir de se faire élire dans la transparence. Ils en sont eux-mêmes convaincus puisqu’ils font la sourde oreille à tous les appels assourdissants venant de l’opposition ou de la société civile pour la mise en place de l’instance indépendante qui devrait préparer les prochaines élections, et notamment la mise à jour des listes électorales. Reste l’autre manière de se maintenir au pouvoir, celle qu’utilisait Ben Ali, et qui consistait à asservir les médias pour les obliger à appeler un chat un tigre quand on parle des gens au pouvoir et un chat une souris quand on parle des gens de l’opposition. Peine perdue. Pour les journalistes tunisiens désormais le chat est et restera désespérément un chat.

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