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Sunday, June 14, 2015

Le rêve brisé d'Erdogan

L’homme le plus frustré aujourd’hui en Turquie est incontestablement Recep Tayyip Erdogan. Le président de la république turque et du parti islamo-conservateur (AKP) a placé très haut la barre de ses ambitions, allant jusqu’à exprimer son désir de voir les électeurs lui accorder les trois quarts des sièges du parlement afin de pouvoir modifier la Constitution, présidentialiser le régime et élargir ainsi la sphère de ses prérogatives. Erdogan n’a pas eu ce qu’il désire, loin s’en faut. Au lieu du score de 75% ardemment désiré par son président, le Parti de la justice et du développement n’a eu que 40%. Pour la première fois depuis 2002, date de sa première victoire, le parti islamo-conservateur se trouve dans l’incapacité de former un gouvernement par ses propres moyens, faute de majorité absolue. Après trois victoires successives de son parti dans les législatives de 2002, 2006 et 2011, et après sa victoire dès le premier tour dans la première élection présidentielle au suffrage universel d’août 2014, Erdogan n’a pu, semble-t-il, éviter la pire des conséquences de l’ivresse du pouvoir : la mégalomanie. La mégalomanie engendre ce qu’on pourrait appeler la cécité politique dans la mesure où le politicien qui en est atteint considère que le monde tourne autour de lui et se trouve dans l’incapacité de voir autre chose que ses ambitions mégalomaniaques. Sans l’ivresse du pouvoir et sans la mégalomanie subséquente, Erdogan aurait mis beaucoup d’eau dans son vin si l’on peut dire pour plusieurs raisons. Avec un peu de lucidité, il aurait pu se dire que le pouvoir use et qu’il serait présomptueux, après 13 ans de gouvernement sans partage, de demander aux électeurs une majorité de 75% rien que pour servir un égo insatiable. Avec un peu de lucidité, il aurait pu se dire qu’avec une économie qui périclite, un taux de chômage en constante progression et un endettement sans précédent des ménages turcs, beaucoup d’électeurs pourraient recourir au vote sanction contre l’AKP, ce qui fut fait. Avec un peu de lucidité, il aurait pu tirer la leçon de l’impitoyable répression des manifestations pacifiques de 2013 à la place Taksim à Istanbul. Ces événements qui constituent l’apogée de la dérive autoritaire d’Erdogan, ont accru les rancœurs d’une bonne partie des Turcs contre l’AKP et son président. Avec un peu de lucidité enfin, Erdogan se serait abstenu de se déchaîner contre ses adversaires durant la campagne électorale au point de transformer les élections législatives du 7 juin 2015 en un référendum sur sa propre personne. En un mot, avec un peu de lucidité, Erdogan se serait épargné le passage brutal et douloureux de l’ambition démesurée à la frustration déséquilibrante. En fait, cette frustration aurait été anodine et banale s’il ne s’agissait que d’un simple échec électoral, comme en subissent régulièrement des milliers de politiciens dans le monde. Pour Erdogan, c’est différent, car depuis sa première victoire en 2002, il n‘ a cessé de nourrir le rêve insensé de rétablir un jour le califat islamique et le « glorieux » empire ottoman détruits militairement pas les alliés de la guerre de 14-18 et enterrés politiquement et juridiquement par Ataturk en 1923. En islamiste irréductible, Erdogan s’accroche obstinément à son rêve. Il contribue activement à mettre ses voisins à feu et à sang en aidant militairement, matériellement et politiquement les coupeurs de têtes de ‘Daech’ à étendre leur domination destructrice en Syrie et en Irak. Quand on voit la liberté excessive de mouvement autorisée par Erdogan du côté de la frontière syro-turque dominée par les terroristes daéchiens et la fermeture hermétique de la portion de frontière contrôlée par les Kurdes syriens, on est édifié sur la solidité des liens entre le gouvernement turc et l’ « Etat islamique ». D’ailleurs Recep Tayyip Erdogan et Abou Bakr Al Baghdadi partagent la même doctrine théologique et le même objectif stratégique, sauf que le premier rêve de rétablir le califat islamique petit à petit en utilisant les moyens économiques et militaires de la Turquie, et le second est pressé d’y arriver à coups de voitures piégés, de décapitations, d’assassinats collectifs et de nettoyage ethnique. Avec 60% du peuple turc qui lui tourne le dos, il est difficile pour Erdogan de continuer de rêver. S’il consacre un peu de temps à la réflexion honnête, il se rendra compte que son projet stratégique n’était en fait qu’un projet chimérique, que l’islam politique dont il est le défenseur le plus puissant est en régression partout, et que le rôle joué dans la déstabilisation à grande échelle de la Syrie ne fera honneur ni à lui ni à son parti et ne servira ni le peuple turc ni le peuple syrien qui poursuit sa descente aux enfers pour la cinquième année consécutive. Cela dit, pour former un gouvernement, Erdogan n’a guère le choix qu’entre s’allier à l’un des trois partis d’opposition, le parti républicain du peuple (132 sièges), le parti d’action nationaliste (80 sièges) ou le parti démocratique des peuples (80 sièges). Si dans un délai de 45 jours le parti islamo-conservateur n’arrive à convaincre aucun de ces trois partis, de nouvelles élections seront organisées et, dans ce cas de figure, il n’est pas exclu que le parti d’Erdogan laisse encore des plumes. Ce ne sera pas une si mauvaise chose. Un tel scénario est même dans l’intérêt de la Turquie qui, au lieu de perdre son temps et son énergie à aider les partis islamistes dans le monde arabe et les groupes terroristes chez ses voisins du sud, s’occupera enfin de ses problèmes intérieurs dont la résolution est pour le peuple turc beaucoup plus urgente que le renversement du régime syrien.

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