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Monday, May 10, 2010

Reportage: VIII- Un petit tronçon de la Grande Muraille

Les Chinois sourient de la bizarre transcription en lettres latines du nom du plus célèbre restaurant de Pékin : Quan Ju De, ou « réunion de toutes les vertus ». Il y’en a qui le transcrivent aussi Ch’üan chü teh, mais quelle que soit la forme de la transcription que vous lisez, aucun chauffeur de taxi pékinois ne vous comprendra. Pour aller au 32, Qianmen Avenue en taxi, il faut avoir en poche le nom du restaurant écrit en chinois. Quan Ju De est donc le plus célèbre, mais aussi le plus vieux restaurant de Pékin, et peut-être de tout le pays, puisque son ouverture remonte à 1864, quand la dynastie Qing régnait encore en Chine.
Ce qui est extraordinaire avec ce restaurant est qu’il n’a jamais fermé ses portes et a résisté à tous les troubles et tous les événements sanglants qu’a connus la Chine. Quan Ju De était obstinément ouvert pendant les déchirements sociaux et les guerres ayant précédé, accompagné ou suivi la fin du règne impérial, les invasions occidentales, la république de Sun Yat sen, l’occupation japonaise, la révolution maoïste de 1949 et la révolution culturelle de 1966.
Alors que tant de convulsions secouaient la Chine, les cuisiniers de Quan Ju De préparaient chaque jour que Dieu fait des dizaines de canards gavés dans les campagnes chinoises. Gonflé d’eau, enduit de caramel, trempé dans un liquide à la fois épicé et sucré, le canard laqué de Quan Ju De est rôti sur un feu de bois de jujubier, l’un des rares qui ne dégagent pas de fumée. Découpé en petits morceaux et servi sans couteau ni fourchette, mais avec les baguettes règlementaires, le canard laqué fond dans la bouche dans une fusion succulente de viande tendre, de caramel onctueux, d’épices et de sucre. C’est le canard laqué de Pékin, incontournable pour tout visiteur étranger. Car, on ne peut pas visiter Pékin sans goûter à son canard laqué.
Après un si bon déjeuner, la meilleure digestion qu’on puisse imaginer se fait en escaladant un petit bout de la Grande Muraille de Chine. Juste un tout petit bout, car cet immense édifice mesure entre 5000 et 8000 kilomètres, selon les sources. Il s’étire d’est en ouest, traversant plaines et vallées, steppes et déserts, collines brûlées par le soleil et montagnes couvertes de neige.
Conçu à l’origine comme un ouvrage d’une haute importance stratégique, destiné à défendre les populations chinoises contre les razzias des nomades et les invasions des barbares, sa construction et sa reconstruction se sont étendues sur plus de deux mille ans, du VIIe siècle avant Jésus jusqu’au XVIIe siècle de notre ère. Des millions de Chinois ont participé à sa construction, et des centaines de milliers d’ouvriers sont morts d’épuisement, de maladie ou par simple accident. Selon le guide, leurs cadavres étaient jetés dans le mortier et faisaient corps avec le mur. Toujours selon le guide, des ossements se trouvent entre les pierres, témoins de cette pratique aussi étrange que terrifiante.
Le tronçon du mur de la région de Pékin a été construit ou reconstruit quand la dynastie Ming (1368-1644) avait transféré sa capitale à Pékin. S’étirant sur plus de 600 kilomètres, le Mur de la région de Pékin forme un demi cercle et serpente les montagnes du nord-est de la Chine. « C’est le tronçon le plus beau et le plus solide de tout l’ouvrage », assure le guide.
La « portion touristique » de la Grande muraille à Pékin est équipée d’un téléphérique qui dépose le visiteur sur une montagne où il pourra à la fois escalader quelques centaines de mètres et contempler l’évolution de la Grande muraille qui s’étend à perte de vue, traversant majestueusement vallées, collines et montagnes.
« Le mercredi 17 novembre 2009, je n’ai pas gagné un sou », se plaignait Deng Tao, un guide qui gagne sa vie en faisant visiter la Grande Muraille aux étrangers. « Ce jour là, le quartier pékinois de Badaling où se trouve le tronçon touristique de la Grande Muraille, était devenu un véritable camp retranché : Obama voulait visiter le Mur, et donc le site était ce jour là interdit au public. » En voulait-il à Obama pour sa journée chômée et non payée ? « Pas du tout non », sourit Deng Tao, « si c’était George Bush, je ne serais sûrement pas content. Mais Obama c’est un gars sympathique. »
A un certain moment, pendant l’escalade, l’attention est attirée par un phénomène étrange : un long fil métallique est fixé parallèlement au mur sur une distance de 200 à 300 mètres avec des centaines, peut-être des milliers de cadenas, les uns neufs, d’autres rouillés. Pas très loin, un vendeur de cadenas entouré de jeunes couples qui attendent patiemment. Ils attendent que le vendeur, qui est aussi graveur, grave le nom des amoureux avant qu’ils n’aillent deux par deux accrocher le cadenas au fil métallique, le fermer et jeter les clés au fond de la falaise au sommet de laquelle est érigé un pan de la Muraille.
Une superstition chinoise veut que le couple qui accroche son cadenas dans ce fil métallique qui longe quelques centaines de mètres de la Grande Muraille est assuré de s’aimer éternellement. Comme si, par ce geste, les amoureux piègent leur amour en l’enfermant dans une sorte de boîte magique de laquelle il ne pourra pas s’échapper, résistant à la routine, à l’ennui, et aux petits problèmes de la vie quotidienne.
Figurant depuis des siècles parmi les sept merveilles médiévales du monde, inscrite depuis 1987 par l’UNESCO sur la Liste du Patrimoine mondial, la Grande Muraille de Chine « est le seul ouvrage humain visible de la lune », selon un mythe bien ancré. Il s’agit bien sûr d’un mythe, car aussi majestueuse soit-elle, la Grande Muraille ne peut pas être visible de la lune, pas plus qu’elle n’a le pouvoir de lier éternellement les amoureux entre eux. Mais elle reste l’ouvrage le plus célèbre en Chine, incontournable pour tout visiteur étranger et dont l’escalade est fortement recommandée après un bon canard laqué pékinois.

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