airelibre

Sunday, January 16, 2011

Une occasion en or

Qu’est-ce qui se passe dans la tête des dictateurs ? Cette question a sans doute été posée et reposée par les millions de victimes des dictatures. Beaucoup de Tunisiens se sont sûrement demandé qu’est-ce qui se passait dans la tête de leur dictateur qui, pourtant, a bien commencé, mais qui a fini très mal. Trop mal.
Le samedi 7 novembre 1987, le successeur de Bourguiba avait affirmé que « l’époque que nous vivons ne peut plus souffrir ni présidence à vie, ni succession automatique à la tête de l’Etat desquelles le peuple se trouve exclu. Notre peuple est digne d’une vie politique évoluée et institutionnalisée, fondée réellement sur le multipartisme et la popularité des organisations de masse. »
Ce discours avait plu à l’époque à l’écrasante majorité des Tunisiens qui se sont massés derrière « l’homme du changement ». Mais celui-ci n’avait pas perdu de temps pour tourner le dos à son propre discours et à exclure le peuple de la moindre participation effective à la chose publique.
Il y a un élément psychologique important dans la rapide transformation de Ben Ali en dictateur. Les Tunisiens étaient surpris par le changement effectué à la tête de l’Etat le 7 novembre 1987. Ils n’avaient participé à ce processus ni de près ni de loin. Cette non-participation populaire au changement à la tête de la république a fait que Ben Ali se convainque qu’il était le sauveur du pays et, à partir de là, il s’était donné carte blanche pour gérer le pays à sa guise, se transformant en décideur unique pour tout ce qui touche à la vie politique, économique, sociale et culturelle de 10 millions de personnes.
En entamant sa carrière de dictateur, Ben Ali s’est installé dans une disposition psychologique bien particulière : en tant que président, il n’était pas au service du peuple, mais c’est celui-ci qui devait être à son service en acceptant sans broncher tout ce qui est décidé pour lui au Palais de Carthage, en s’abstenant de discuter les décisions présidentielles et en exprimant tous les jours, à travers les médias apprivoisés, les structures du parti au pouvoir et « les partis cartons », sa gratitude au « sauveur ».
Mais Ben Ali n’a même pas eu l’intelligence de persévérer dans sa carrière de dictateur en se basant sur une application minimale de la loi, permettant une préservation tout aussi minimale des intérêts de l’Etat et des propriétés publiques et privées contre les prédateurs. L’absence, ou plutôt le mépris de ce souci fondamental dans l’exercice du pouvoir a fait que Ben Ali bascule du statut de dictateur à celui de parrain, se souciant beaucoup plus du bien-être de ses proches que des dures conditions de vie des centaines de milliers de chômeurs.
Il est très courant, en dictature comme en démocratie, qu’un détenteur du pouvoir fasse bénéficier ses proches de quelques avantages. C’est l’une des faiblesses humaines. Ben Ali n’aurait pas focalisé sur lui toute cette haine, s’il s’était contenté de suivre cette règle banale. C'est-à-dire s’il s’était permis seulement d’avantager ses proches dans des limites « raisonnables », tout en leur interdisant d’utiliser leur liens de parenté avec le président pour abuser gravement des biens publics et privés.
En laissant la bride sur le cou aux membres de sa famille et de sa belle famille, Ben Ali les a encouragés, volontairement ou involontairement, à se transformer en véritables prédateurs qui, plus ils pillent, plus leurs dents s’allongent, plus ils s’enrichissent, plus ils en veulent encore. En un mot, comme dit le peuple, plus ils mangent, plus ils ont faim.
Le silence imposé par le sommet de l’Etat aux institutions publiques et aux personnes privées, victimes de la prédation de la famille et de la belle famille, a fait que Ben Ali apparaisse aux yeux du peuple de moins en moins comme président et de plus en plus comme un parrain qui se trouve au centre d’un vaste trafic d’influence ayant transformé, d’année en année, des gens pauvres au départ en milliardaires.
A côté de ces dérives mafieuses qui ont gravement affecté le patrimoine national et les moyens financiers de l’Etat, nous avons assisté à un autre genre de dérives par lequel s’est distinguée la dictature de Ben Ali. Des dérives qui ont ridiculisé l’Etat et qui ont été ressenties par le peuple comme une humiliation intolérable.
N’ayant aucune fonction officielle, la femme du président s’est imposée comme un personnage influent de l’Etat, se réservant un espace surdimensionné dans les médias publics et privés pour couvrir un ensemble d’activités abracadabrantes dont elle s’est auto-chargée. Cette incongruité, bien particulière à la dictature de Ben Ali, frise l’absurde quand « la première dame » se permet de désigner des ministres de l’Etat tunisien pour aller faire des discours en son nom dans des forums internationaux. Ceci pour ce qui est public. Quant à ce qui se passe dans les coulisses, seuls Dieu et quelques uns le savent.
Le poids de plus en plus lourd de ces dérives et l’indifférence ou l’incapacité de Ben Ali à répondre aux besoins de demandeurs d’emplois de plus en plus nombreux, sans oublier l’infection de beaucoup d’agents de l’Etat par le virus de la corruption, ont fini par avoir raison de la patience du peuple. A sa première fronde sérieuse, la dictature mafieuse s’est effondrée comme un château de cartes.
Maintenant, le changement qui vient d’avoir lieu n’a pas été offert au peuple tunisien. Celui-ci l’a réalisé en payant le prix fort : le sang de dizaines de ses enfants dans la fleur de l’âge. La différence est fondamentale avec le changement de novembre 1987. Et c’est cette différence fondamentale que le peuple doit brandir chaque fois qu’il sent un risque de récupération de son exploit et de ses sacrifices par des apprentis-dictateurs.
Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins avec une occasion en or entre nos mains. Nous sommes parfaitement en mesure d’utiliser cette bonne occasion pour imposer trois petites choses très simples à la classe politique, le trépied de la démocratie : la liberté de la presse, l’indépendance de la justice et l’alternance au pouvoir. Mais nous pouvons aussi, à Dieu ne plaise, rater cette occasion unique et sombrer de nouveau dans un autre demi siècle de dictature. Le choix est entre la lumière et l’obscurité, entre la dignité et l’obséquiosité.
Personnellement, je suis optimiste. Mon optimisme, je le tiens de l’histoire de ce pays. Nous avons eu la première Constitution du monde arabe en 1861. Nous avons été le premier pays du monde arabe et bien avant de nombreux pays occidentaux à donner ses droits fondamentaux à la femme. Nous pouvons être le premier pays arabe à se doter d’un réel système démocratique. L’occasion est historique et pourrait ne plus se présenter, si on la ratait. Ne la ratons pas.

0 Comments:

Post a Comment

<< Home